La pluie durait depuis des jours, dehors. Elle durait aussi dans son esprit à elle, depuis le même jour. Depuis l’incendie bizarrement rapide qui avait détruit la maison familiale. Claudia s’en souvenait encore très clairement. Elle s’en souviendrait probablement pour encore très longtemps. Peut-être pour les trois prochaines vies, à supposer qu’elle avait autant d’incarnations à vivre…

Vivre. Privilège que sa famille n’avait plus depuis quelques jours. Le mot vivre lui semblait maintenant dénué de sens. À vrai dire, ça n’en avait déjà pas beaucoup dès le départ. Vivre, mais pourquoi? Pour qui? Qu’est-ce qu’une vie sans famille? Sans leur amour? Sans une assurance qu’au moins une personne sera toujours là, au besoin? Non, vivre n’avait plus de sens, maintenant…

Après les jours de pluie, le soleil s’était enfin décidé à sortir un peu. Cru. Vulgaire. Trop clair. Le cimetière serait boueux. Marécageux par endroit. Ça n’était pas la première fois qu’elle y mettait les pieds après la pluie. Ça serait probablement la dernière fois. Elle se le jura. Tant qu’elle vivrait…

Étant la seule survivante du brasier, les gens croyaient qu’elle avait de la chance, parce qu’elle était tout près de la porte d’entrée quand c’est arrivé… Elle avait eu besoin d’aller au petit coin avant de passer à table, alors que tous y étaient déjà. Elle pensait que la Mort ne voulait simplement pas d’elle et avait fait par exprès de s’en prendre à l’autre côté de la maison…

Les gens avaient commencé à arriver dans l’église depuis un moment déjà. Claudia s’était cloîtrée le plus loin possible. Elle avait demandé au prêtre pour aller se réfugier là où personne ne viendrait la chercher sauf lui, au début de la cérémonie. Le monde pouvait dire qu’elle avait besoin de support plus que jamais, tout ce qu’elle voulait était de rester seule.

- Mademoiselle, commença-t-il, votre petit ami aimerait vous voir. Puis-je l’amener?

Son cerveau tourna à cent à l’heure. Quel petit ami? De qui parlait-il? Elle eut sa réponse avant même d’articuler la question. Angelo, un collègue de travail devenu ami, accourait déjà.

- Maintenant qu’il est ici…

Le prêtre les laissa donc…

Elle chercha à comprendre ce qui l’avait poussé à s’annoncer comme son copain. Il n’était pas certain, lui dit-il, mais il voulait absolument la voir avant que ça ne commence. Et c’était le seul moyen qu’il avait trouvé dans l’instant. Elle ne posa pas plus de questions, mais conclut un marché avec lui.

- On va jouer le jeu, ça va m’arranger au final. Il y a un homme de sa famille à elle qui va sûrement être présent et qui cherche à tirer son coup depuis des années avec moi. Reste pas loin, je refuse qu’il m’approche.

Même pas besoin de tenter de l’embrasser, qu’elle avait dit. Juste de se tenir par la main pourrait probablement faire l’affaire. Ça serait facile, ça lui allait. Il entoura ses épaules de son bras dès qu’ils furent assis et ne la lâcha pas, jusqu’à ce que ce soit absolument nécessaire. Le fait qu’elle avait informé le prêtre de n’avoir rien à dire devant les gens avait bien aidé, pas besoin pour elle de se lever et de faire face à qui que ce soit. Elle ne verrait les gens que lors de la quête pour la paroisse… en périphérie. À condition qu’elle décide de garder les yeux ouverts. Ce qu’elle se refusait à faire… Elle refusait autant que possible de montrer son désespoir à qui que ce soit. Faire face aux gens lui était impossible. Mais les yeux fermés, tout irait bien…

Lorsqu’arriva le moment, elle se serra un peu contre Angelo qui la serra en retour, puis se dirigea aux côtés de l’organiste. Elle avait souhaité interpréter l’Ave Maria elle-même, ayant pour seul argument que c’était la dernière fois qu’elle chantait pour la famille. Le prêtre, confus au départ, avait fini par le lui accorder. Il fut agréablement surprit en constatant que Claudia avait un type de voix parfait pour le chant lyrique…

Mais pour qui elle se prend, celle-là? Georges, celui qu’elle redoutait, avait senti comme un affront le fait qu’elle avait décidé de chanter. Comme un sacrilège. D’abord elle se cache, puis maintenant elle chante! Mais arrête de faire ta diva, bordel! Ça lui était inadmissible! Elle n’eut pas le temps de terminer qu’il se levait, furieux, lui hurlait des injures, lui gueulait qu’elle ne cherchait qu’à avoir l’attention sur elle, déversant – ou plutôt vomissant – sur elle son fiel.

L’organiste avait arrêté de jouer. Tous s’étaient tourné vers lui. Sauf Claudia. Elle avait baissé la tête. Elle serrait les poings. Elle serrait encore plus fort les paupières. Elle aurait dû se douter que quelqu’un ruinerait le moment. Elle se prit à lui souhaiter malheur. Elle fulminait, les ongles s’enfonçant dans ses paumes, les jointures blanchies. Elle se mit à trembler de rage, à verser des larmes pour chaque coup de lame que représentait les mots de Georges.

Claudia s’effondra, tombant sur ses genoux. Angelo couru vers elle, se jeta par terre à ses côtés, l’enlaça, la berça en caressant ses cheveux. Il devenu une cible à son tour pour Georges, rouge de rage. Des gens autour tentèrent de le faire taire, en vain. De ces gens, personne de "sa famille à elle" n’avait réagi. Ils se contentaient de rester là, déjà assit tout autour de Georges, ne sentant pas le besoin de s’interposer autrement que physiquement. Deux cousins du côté paternel seulement, qui connaissaient bien la famille, et les quelques amis et collègues qui étaient venus pour Claudia - autant dire à peu près personne - s’acharnaient à vouloir crier plus fort pour lui faire entendre raison…

Georges, d’abord devenu incontrôlable, se tut subitement après quelques minutes. Il sorti de son banc, soudain calme et souriant, s’approcha d’eux, son visage retrouvant peu à peu une teinte normale. Personne ne l’arrêta. Tous étaient encore sous le choc d’un tel affront, de tant de blasphèmes proférés au sein de l’église! Son calme inattendu avait maintenant figé tout le monde. Il marchait à grandes enjambées, allant se planter droit devant le "couple", et parla plus doucement.

- Claudia, regarde-moi.

Elle refusait. Elle se serrait contre Angelo qui regardait Georges d’un air mauvais, ayant du mal à se contenir. Elle aurait tellement voulu qu'il ne se présente pas...

- S’il te plaît, Clo.

Elle ravala ses larmes, tenta de charger son regard de rage, préparant un « Qu’est-ce que tu veux » à lui gueuler, puis leva les yeux. Au même moment, Georges levait un pistolet et lui logeait une balle entre les deux yeux.