15 - Jean Petit Qui Danse, Anonyme
Rachel se tournait et se retournait dans son lit. Elle avait peur de se réveiller. Puis quand elle ouvrit les yeux, en sursaut, elle s’assit dans son lit, se pencha en avant et prit sa tête dans ses mains. Elle était en sueur. Elle venait de se réveiller pour la quatrième fois de la journée et, comme les fois précédentes, elle n’avait aucune idée de l’heure qu’il était. Il faisait sombre dans la chambre, mais il aurait tout aussi bien pu être dix heures du matin que vingt-trois heures trente. Sarah avait fermé les volets, les rideaux et isolé encore le tout des potentiels rais de lumière qui auraient pu passer. Rachel n’avait aucune idée de l’heure, du temps, de quoi que ce soit. Elle n’aurait su dire depuis combien de jours elle était restée prostrée dans sa chambre, dans le noir. Ni même si l’unité de temps « jour » était encore d’actualité. La seule chose dont elle était sûre était cet horrible mal de tête. Tous ses réveils étaient identiques. Son crâne dans un étau serré à fond. Tantôt une envie de vomir de douleur, tantôt un abrutissement complet.
Elle était épuisée. Le sommeil n’était pas réparateur. Sitôt qu’elle fermait les yeux, les images de ces derniers jours lui revenaient sans cesse. Elle se voyait courir dans un hôpital vide sans moyen de sortir. A d’autres moments elle s’expliquait devant un tribunal, elle cherchait à expliquer, justifier le fait qu’elle était bien la fille de Sarah ; mais tout le monde se moquait d’elle, la montrait du doigt, et elle voyait une pluie de papiers tomber.
Tina était venue au début pour veiller sur elle la nuit et la journée. Dormir à ses côtés, lui prendre la main dans ses délires nocturnes. Mais rapidement, Rachel l’avait congédiée. Elle avait expliqué à Tina et Sarah qu’en dehors de ses cauchemars à elle, elle voyait dans ses rêves les rêves d’inconnus, des images d’inconnus, des situations inconnues. Elle captait les rêves de sa mère, des voisins… Et les rêves de sa voisine. Du trottoir en face, celle qui avait déjà un petit copain. Et qui manifestement rêvait souvent de lui. Tina avait pris une mine choquée, mais en souriant elle avait capitulée. Ses rêves en moins à elle étaient autant de repos pour l’âme de son amie en plus. Dans les pires situations elle quittait son corps pour une heure, ou une nuit sans pouvoir rien y faire.
Et la journée était encore pire. En plus de ses dons de télépathie elle absorbait toutes les émotions résiduelles des gens qui étaient passées dans la maison. Sa mère, le facteur, le livreur Amazon, Tina… Elle passait de la joie à la tristesse, de la colère à l’hébétude, de la haine à l’amour, de la douleur à l’extase. C’était tantôt un doudou qui lui manquait, tantôt elle venait de se piquer avec une ronce. Elle riait aux éclats devant un épisode de Dora pour avoir peur la seconde d’après devant un épisode de Pokémon, tout cela en quelques secondes, dans tous les sens, sans logique, et surtout, surtout sans repos aucun. Depuis plusieurs jours son lecteur MP3 n’avait plus aucun effet. Même en mettant le son à fond, les moindres pensées des voisins s’insinuaient dans son crâne menaçant à tous moments de le faire exploser.
Toute cette souffrance mentale, toute cette empathie exacerbée était forcément la conséquence de toutes ces révélations. Elle était devenue plus réceptive et les autres avaient eux-mêmes les nerfs, et donc leurs émotions, à fleur de peau. Etant elle-même particulièrement secouée par toutes ces découvertes, elle était d’une sensibilité extrême.
En se réveillant et en s’agitant dans son lit, elle avait fait assez de bruit pour attirer sa mère. Celle-ci entrouvrit la porte et Rachel put distinguer quelques secondes la lueur douce d’un milieu d’après-midi. Sarah portait un plateau avec un cachet et un verre de lait. Rachel le prit machinalement et avala le tout. Quelques instants plus tard, elle dormait de nouveau.
Sarah, le plateau maintenant vidé dans ses mains, se tenait debout à côté du lit. Elle observa sa fille un moment. Des milliers de pensées se bousculaient dans sa tête. Sarah shootait sa fille sans le vouloir. Elle ne cherchait pas à le faire. Elle ne voulait même pas qu’elle dorme. Elle voulait juste qu’elle se repose. Qu’elle soit au calme dans sa tête. Qu’elle oublie tous ces derniers jours. Sarah voulait retrouver sa fille d’avant. D’avant la tempête, d’avant… Toutes ces conneries. C’était sa fille après tout. Même si… Non. Elle refusait de penser cela. Elle aimait Rachel comme une mère. Elle lui avait fait du mal, elle s’en voulait et elle voulait juste que Rachel ne pense plus à tout cela. Alors paracétamol, après paracétamol elle avait pris l’habitude dès qu’elle l’entendait de lui monter un verre de lait pour qu’elle ait quelque chose dans le ventre et un cachet pour qu’elle ne souffre pas trop. Malheureusement il ne s’écoulait pas toujours six heures entre deux cachets et à la longue, Rachel était devenue apathique, comme dans un état second perpétuel.
Sarah s’assit quelques instants sur le bord du lit pendant que sa fille dormait d’un sommeil sans songe. Elle la glissa de nouveau dans les draps et remit délicatement la couette sur elle. Elle caressa délicatement son front et repoussa une mèche de cheveux derrière son oreille. Puis elle resta là à la veiller. Ses attentions quotidiennes, bien que néfastes, devaient tout de même lui apporter un peu de réconfort. Sa respiration était lente et délicate et Sarah fut certaine que sa fille avait retrouvé du calme, elle sourit en se demander à quoi elle pouvait bien rêver.
Rachel était partie dans un autre univers. Un univers peuplé de farfadets, de démons grimaçants et de dragons. Au milieu d’eux une jeune fille rousse semblait régner sur ce peuple étrange. En face, une créature que Rachel aurait assimilé au Diable si elle avait su à quoi il ressemblait. Les deux semblaient se dévisager, se jauger. Puis l’armée de la rouquine se jeta sur la créature et l’univers sembla exploser dans un milliard de Soleil.
Puis elle se retrouva dans un appartement. Un homme et une femme. Ils semblaient souper tendrement. La femme avait préparé ce souper, qui était leur premier tête-à-tête. Rachel le savait. Elle savait aussi que ce qu’elle voyait était la réalité. Avec le temps, elle avait appris à faire la différence entre un songe et un voyage astral. Et ceci en était un. Elle ne parvenait toujours pas à décider ses projections, à se projeter uniquement où et quand elle le voulait. Mais elle savait les reconnaître. La femme s’était faite belle pour ce repas et l’homme aussi s’était habillé spécialement pour l’occasion. Elle tourna autour d’eux un moment, plus pour chercher une issue de sortie que réellement pour les observer. Elle ne maîtrisait pas bien les voyages astraux et pouvait à tout moment faire une bêtise. Ca ne loupa pas. Sans le vouloir elle renversa un verre de vin sur la table et la femme fut prise de panique. L’homme quant à lui rationalisa immédiatement la situation. La table avait dû bouger. Mais la femme avait bien senti le courant d’air froid. Ce devait être un courant d’air par la fenêtre ou un mouvement de l’air autour des bougies. Mais non c’était autre chose et… Et Rachel sut qu’il était temps qu’elle trouve la porte de sortie.
Elle lui fut offerte, contre son gré, par l’entrée dans un nouveau songe. Elle se retrouva dans un lieu tout blanc. Avec beaucoup de monde. Tous s’affairaient à quelque chose. Une espèce de grand bureau. Très lumineux. Avec des box. Et dans un coin un long couloir, tout blanc, lumineux, qui semblait mener à des cellules de prisons… Non des cellules capitonnées. Comme dans un asile. Tout blanc. Lumineux.
Elle s’approcha, en flottant dans l’air, d’une porte de ces cellules. Des voix semblaient s’en échapper. Elle s’approcha doucement. Et regarda par la petite fenêtre à barreaux qui se trouvait vers le haut de la porte. Elle vit une table, blanche. Un homme en costume noir avec un dossier à la main. Il semblait s’adresser à une fille brune, aux cheveux longs à qui on avait mis des menottes. Sans doute pour éviter qu’elle ne se blesse. L’homme portait des lunettes de soleil, il semblait calme et montrait régulièrement des photos, des papiers… La fille ne relevait pas la tête. Elle semblait shooté, comme si elle avait pris ce genre de drogue que l’on administre aux schizophrènes pour les abrutir. L’homme continuait de parler comme si de rien n’était. Soudain la fille releva la tête et… Rachel ouvrit de grands yeux et tendit la main pour ouvrir la porte. Elle ouvrit le battant en grand et…
Se retrouva dans une cave sombre et humide. Une sorte de base de donjon. Tout autour d’elle se dressait un mur circulaire en pierre, parsemé de portes. Elle en dénombra… Douze. Un jeune homme se tenait debout au milieu de la tour. Bonjour Rachel, je t’attendais… Non tu ne rêves pas, je suis bien là. Et toi aussi. Mais ne t’inquiètes pas nous allons bientôt nous retrouver. Pour l’instant tu dois rentrer chez toi. Suis-moi. C’est par là… Il ouvrit une porte, qui aurait pu être à droite à gauche devant ou derrière tant cette tour n’avait pas de sens, et une lumière aveuglante brûla les yeux de Rachel.
Quand elle les ouvrit, elle était dans son lit. Elle hurla sa mère…
Sarah était assise, ou plutôt vautrée dans son canapé, en bas dans la salle… Enfin, dans ce qui était la salle avant qu’elle ne s’occupe plus de rien et qu’elle passe ses journées dans le whisky. La pièce ne ressemblait plus à rien. D’ordinaire si bien rangée, que l’on se serait cru dans une maison témoin, la maison était maintenant une espèce de porcherie sans nom. De la vaisselle sale s’amoncelait dans l’évier et un peu sur le plan de travail de la cuisine. Plusieurs verres collants de whisky se taillaient une place entre les restes de pizzas et quelques magazines épars, au milieu des cendres et des mégots de cigarettes qui débordaient du cendrier. Sarah n’avait plus fumé depuis Fabrice. Et même à l’époque elle ne fumait qu’une cigarette par semaine. Mais ces temps-ci… S’en griller une la détendait. Des torchons sales et des serviettes de bain humides jonchaient le sol de la salle de bain. Et les traces de graisses elles-mêmes sur les meubles de la cuisine semblaient supplier Sarah de les nettoyer pour ne pas rester un instant de plus dans cet endroit. Sarah, bien que douchée, n’avait pas changé de vêtements depuis plusieurs jours. Elle ne répondait plus au téléphone, n’allait plus chercher son courrier et se contentait de commander de la nourriture rapide livrée chez elle en moins de trente minutes.
Elle était perdue dans ses pensées. Elle ressassait sans cesse les derniers événements. Depuis le jour où Rachel était rentrée de l’école, cela faisait une semaine, elle ne l’avait plus revue. Elle s’était enfermée dans sa chambre pour se reposer et Sarah était restée toute seule dans le restant de la maison. Elle revivait avec la force d’une gifle la venue de la femme médecin, lui prouvant par A+B l’absence totale de lien génétique avec les analyses sanguines, le caryotype… Et la conversation avec les filles… Tout ceci ne la quittait pas et l’empêchait de dormir. Cela faisait… Quoi ? Quatre jours qu’elle n’avait pas dormi… Entrecoupées de somnolence, elle enchaînait les nuits blanches. Devant la télé. Les émissions rediffusées de la nuit, toutes plus débilitantes les unes que les autres, ne parvenaient pas à l’endormir. Et dans la journée, la lumière la maintenait éveillée. De toute façon elle était aux aguets. A l’affût du moindre signe d’éveil de sa fille pour jaillir telle un diable en boîte avec sa magie en cachet… Ou comme la reine de Blanche-Neige et sa pomme. Une petite douceur empoisonnée. Un cachet pour lui faire du bien mais un poison lent et certain… Elle savait qu’elle empoisonnait sa fille à petit feu mais que faire d’autre ? De toute façon quitte à être une mauvaise mère autant qu’elle le soit jusqu’au bout…
En réalité, Sarah ne voulait pas se retrouver face à face avec sa fille. Non pas qu’elle craignit ses dons de télépathe, mais elle avait plutôt peur de sa réaction à elle. Depuis les révélations de la femme médecin, elle avait senti qu’elle avait changé… Changé d’attitude envers sa fille… Elle la regardait… Différemment. Comme si elle la découvrait pour la première fois. Comme si elle se mettait à détester des choses insignifiantes qu’elle avait toujours acceptées auparavant. Comme si elle voyait d’un œil nouveau des choses qu’elle n’avait jamais remarquées, ou comme si toutes les choses qui lui avaient paru bizarres prenaient soudainement un sens nouveau. Elle eut un frisson. Ils avaient connu cela pendant les années noires. Quand tous les voisins épiaient leur voisins parce que c’en était forcément un qu’il fallait dénoncer à la peste brune. En fait, Sarah se détestait parce qu’elle avait envers sa fille tous les gestes et les attitudes de Fabrice lorsqu’il s’était pris à voir sa fille comme le Diable incarné.
Elle n’en revenait pas qu'une simple petite phrase, un simple petit moment dans la vie de quelqu’un pouvait remettre en question toute une vie, tout un amoncellement de certitudes. Evidemment, il y avait plus qu’une simple phrase. Il y avait les analyses à l’appui… Mais tout de même. Cela avait suffit à avoir le doute sur seize ans de famille. Cela avait suffit pour que du jour au lendemain sa fille ne soit plus sa fille et qu’elle la voit comme une étrangère. L’être humain est versatile. L’être humain va vers l’endroit qui lui assure la sécurité, et cette sécurité lui fait suivre la masse même si cela va à l’encontre de ses propres convictions. Mais lorsqu’il n’y a aucun lieu sécurisé, il a peur. Et la peur peut détruire jusqu’à la plus petite parcelle de certitude, cachée dans les recoins les plus secrets de son esprit. Pourtant, Sarah était partagée. Comment Rachel pouvait ne pas être sa fille malgré ce qu’elle ressentait dans le plus profond de ses tripes ? Bien sûr elle avait été séparée d’elle quelques minutes, mais toutes ces facultés à savoir quand sa fille était malade, quand elle n’allait pas bien, ce qui lui ferait plaisir, ce qu’elle ressentait… Sarah n’était pas médium mais elle savait toutes ces choses ! Ca ne s’inventait pas tout ça ! Les médecins ne pouvaient pas expliquer et encore moins nier ces choses irrationnelles par de simples analyses ! Et puis soudain, tout revirait. La raison l’emportait et elle pouvait expliquer toutes ces choses par le fait qu’elles avaient vécu seize ans ensemble et que forcément à vivre avec quelqu’un, on finit par bien le connaître.
Qu’allait-il se passer maintenant ? Comment les jours, les mois, peut-être les années, à venir allaient-ils se dérouler ? En toute logique, Rachel allait demander à retrouver ses origines. Et elle serait dans son droit. Mais où était la place de Sarah dans tout cela ? Et quelle était la place de Rachel dans la vie de Sarah désormais ? Et où étaient Rachel et Sarah ensemble dans toute cette boue ?
Maaamaaann ! Le cri arracha Sarah de ses pensées. Rachel appelait à l’aide. Quelque chose l’avait terrorisée ! Sarah bondit et mit loin d’elle les pensées sur l’avenir, sur la toubib, sur Fabrice… Il fallait être là et maintenant. C’est maintenant que Rachel avait besoin. Et elle l’avait appelée « maman ». Plus rien d’autre ne comptait pour Sarah que sa fille ! Sa fille avait besoin d’elle !
Elle posa son verre sur la table, attrapa le plateau avec le verre de lait et le cachet prêts à être avalés et monta la voir.
Après quelques jours dans un état proche du végétatif, Rachel décida de se sortir de cette situation. Après tout, il fallait qu’elle sache. A quoi bon ressasser la situation ? Il eut mieux fallut avancer. Chercher ses origines, chercher sa mère… Sa vraie mère… Le concept lui sembla tellement absurde, tellement aberrant, tellement à cent lieues du rêve le plus fou qu’elle aurait pu faire, qu’elle eut l’impression que c’était quelqu’un d’autre qui avait énoncé la phrase.
Elle s’attabla devant son ordinateur. Le navigateur internet lui proposa de démarrer une recherche.
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