À deux doigts

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 Ce matin, un épais brouillard envahit la ville.

On distingue à peine deux silhouettes sur le quai de la gare. On entend le train au loin. Il entre en gare. Il ne s’arrête pas.

— Le conducteur a levé deux doigts, indique la silhouette la plus fine alors que le raffut des wagons s’éteint. La voie est libre.

— T’as de bons yeux, gamin. Je suppose que c’est pour ça qu’on t’a fourré dans mes pattes, grogne la petite masse sombre à ses côtés. Dis voir, c’est quoi cette histoire de doigts ?

  Cet homme a facilement deux fois l’âge et trois fois l’épaisseur de l’autre. Coincée entre ses dents, une pipe éclaire sa fine moustache.

— C’est le signal, répond l’autre avec pédagogie. Un doigt, on ne bouge pas. Deux, on fonce.

— Il est fiable ton informateur ? grommèle le vieux en montrant la direction où le train a été avalé par la brume.

— On ne travaille qu’avec des professionnels. Et si jamais… il nous reste nos feuilles de réclamations, ajoute-t-il d’un sourire carnassier en tapotant une bosse au niveau de sa ceinture.

Apparemment satisfait, le vieux ordonne de se mettre en route. Il avance en claudiquant. Sa jambe le lance parfois. Surtout quand l’air est gorgé d’humidité.

Les deux silhouettes passent sous les rails, traversent le parking et se hâtent en direction du faubourg. Le brouillard est si dense qu’on pourrait le trancher. Impossible de savoir l’heure qu’il est. Le cadre est figé, comme après de grosses chutes de neige.

Haletant, le vieux a du mal à suivre les grandes enjambées de son complice qu’il rabroue régulièrement pour le contraindre à se caler sur son pas. À l’angle de la rue, le plus jeune s’arrête en faisant des gestes de haut en bas.

À grand-peine, le vieux s’accroupit à ses côtés, derrière une voiture. Sa pipe tombe. Il étouffe une grossièreté inconvenante à une heure pareille. Sur le trottoir opposé, un passant marche à toute vitesse. Il jette des regards inquiets un peu partout, ce qui reste la meilleure façon d’attirer des soupçons.

— Vous voyez que notre source est fiable, souffle le jeune avec malice. Pas franchement l’attitude sereine de quelqu’un qui n’a rien à se reprocher, non ? Attendez ! Mais qu’est-ce que vous faites ?

Avec une souplesse encore insoupçonnable quelques instants plus tôt, le vieux se redresse et sort de sous son imper un pistolet flambant neuf.

— Fous-moi la paix ! Je le rattrape et je lui crame la cervelle.

— Pas question ! Rangez ça ! Vous allez tout faire capoter !

Il se précipite pour barrer la route de son équipier du jour. Il parvient à le contenir en lui posant avec fermeté les mains sur les épaules.

— Ne me touche pas ! Un conseil, gamin : ne te mets jamais entre un homme et sa vengeance !

Tout essoufflé, le vieux voit l’inconnu être absorbé par la purée de pois. Raté pour cette fois.

— Il ne perd rien pour attendre, celui-là. Du coup, elle est seule ?

— C’est le sens du message passé par le conducteur de train.

Un instant, les yeux du vieux paraissent racler les recoins de sa mémoire. Il se tord les sourcils, suggérant un effort presque douloureux. Soudain, son visage s’illumine et son regard brille d’un feu nouveau. Il tire une grosse bouffée de tabac avant de poursuivre.

Cinq minutes plus tard, le duo fait face à un immeuble typique des années trente qui aurait bien besoin d’un rafraîchissement.

— On y est, annonce le jeune. À partir de là, c’est vous qui dirigez.

La vieille porte d’entrée laisse passer les deux hommes sans rechigner. Ils montent les étages avec toute la discrétion dont une jambe raidie est capable.

Un peu avant le deuxième palier, le vieux s’arrête net. Comme un chien de chasse, tout son corps est tendu vers la proie, matérialisée par la porte entrouverte de l’appartement de droite.

Les deux hommes s’efforcent de percevoir les indices sonores d’une présence dans le logement. Rien. Seule filtre la lointaine circulation. Las d’attendre, le jeune homme s’élance avant de se faire rattraper avec autorité.

— Oh, minute papillon ! À quoi tu joues ? Je passe en premier. Tu l’as dit : c’est mon affaire.

La porte entrouverte tourne sur ses gonds en gémissant. Ce qui frappe d’abord, c’est la lumière. Une lumière chaude. Une lumière forte. Une lumière aveuglante traverse de hautes fenêtres sans rideau.

Après la lumière, c’est l’odeur qui retient l’attention du vieil homme. Le renfermé. La poussière. Le vernis. Ces effluves du siècle passé. Le parfum des souvenirs en suspens. Presque palpables, à portée de main et puis, une seconde après, dilués dans le silence.

— Vide, complètement vide, conclut le vieux d’une voix forte pour masquer un doute. Elle n’est pas là.

— Vous en êtes sûrs ?

— Comment veux-tu te cacher dans une pièce déserte ?

Soudain, un bruit de rapace qui déploie ses ailes. À moins que ce ne soit l’ouverture brusque d’une fenêtre. Une certitude : ça vient de la pièce du fond. La porte qui y donne accès est entrouverte. Plissant les yeux, le vieux fait à nouveau disparaître sa main à l’intérieur de son imper pour y chercher la crosse rassurante. Son complice fait de même.

Après une approche discrète, la porte est ouverte à la volée. Cette deuxième pièce, en enfilade, donne sur une troisième, encore plus petite.

— Cet appartement a été conçu comme une souricière, grogne le vieux entre ses dents. J’aime pas ça, gamin, j’aime vraiment pas ça.

La pièce est plus petite que les deux premières et plus sombre aussi. Une fois le regard habitué, on discerne, au centre, un genre de petit buffet.

D’abord méfiant, le vieux, approche du meuble qui se révèle être une coiffeuse. Sûrement du noyer ou de l’acajou. Le miroir est presque entièrement moucheté. Difficile d’y percevoir autre chose que deux vagues silhouettes. Dessus, deux objets personnels détonnent dans ce lieu décharné. Un tourne-disque rouge et, devant, une photographie. Le vieux tend la main sans trembler.

— Que faites-vous ! alerte le jeune, oubliant toute discrétion. Qui vous dit que ce n’est pas un piège ?

— On nous aurait fait venir jusqu’ici pour nous faire sauter ? ricane le vieux. Non, non, non ; j’y crois pas un instant.

Un vinyle est déjà sur le tapis, empalé sur l’axe. Le vieux tourne la molette et descend le bras. Le diamant se met alors à danser et résonnent les premières notes.

Le vieux frise des oreilles. Il plisse l’œil gauche comme pour le forcer à racler les recoins de sa mémoire. Il susurre, la main ouverte et les yeux fermés.

— Attends, touche rien, ça me dit quelque chose.

Le poignet souple, il dessine des huit avec ses doigts à la manière d’un chef d’orchestre. Il s’écrit alors :

— Je sais ! C’est le concert numéro soixante-quatre de Mendelssohn. C’est superbe !

Sa voix n’est plus exactement la même. Plus claire, plus douce aussi. Alors, la main se fait plus hésitante, tendue vers la photographie. Il s’arrête à mi-chemin, se fige un instant et finit par saisir le cadre. Il vient le placer à quelques centimètres de ses yeux. Pour la première fois depuis longtemps, il sourit.

Les secondes passent. Puis deux, puis trois minutes. Le vieux reste prostré comme s’il cherchait, en se pétrifiant ainsi, à immortaliser l’instant. Son complice soupire, toussote, fait quelques pas sur le parquet grinçant. Rien n’y fait. Alors, il doit se résoudre à rompre le charme. À contrecœur.

— N’oubliez pas pourquoi nous sommes ici. Il faut retrouver cette femme. Sinon, la mission…

— Tu crois que je ne le sais pas ? coupe le vieux sans quitter le cadre des yeux. Si seulement je pouvais me rappeler son nom.

Ses lèvres, pincées jusqu’à devenir blanches, se mettent à trembler. Épicentre d’une onde de choc qui secoue tout le corps, sa bouche s’ouvre en une torsion douloureuse. Un cri rauque, presque bestial, s’en échappe. Les larmes ruissellent.

Le vieux porte ses mains tremblantes à son front et échappe la photographie. Le cadre amortit le choc, mais la vitre se fissure en plusieurs points.

Une demi-heure plus tard, les deux mêmes silhouettes, une fine et une trapue, remontent une longue allée bordée de pins fichés dans le bas brouillard. À l’entrée du bâtiment, un homme vêtu d’une blouse blanche tapote son stylo sur un grand bloc à spirales. Tout sourire, il interroge la silhouette élancée.

— Alors ?

Le jeune ne prend pas la peine de répondre, se contentant de hocher la tête. Il écoute à peine les habituels éléments de langage servis aux proches de patients qui ne sortiront jamais de ce lieu.

— Ça viendra. Il faut poursuivre les efforts et votre père s’en sortira.

— À quoi ça sert, tous ces jeux de rôles ?

— Ça stimule sa mémoire, monsieur. Les spécialistes de l’Institute of Mental Health préconisent cela depuis des années. Notre centre a d’ailleurs enregistré des résultats notables en la matière. Regardez-le : il a déjà fait de gros progrès. N’est-ce pas, monsieur ?

Le vieux, hagard, fixe un point dans le lointain. Son esprit est encore sans doute entièrement versé dans cette photographie qui le hantera plusieurs jours. Il ne réagit pas quand son fils lui pose un baiser sur le front.

Ce dernier part, sans un regard en arrière. La brume écrase toujours la ville. Il prend la direction du centre-ville. Il passe devant la gare, reconvertie en office du tourisme. Aucun train ne s’y arrête plus depuis au moins trente ans.

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