Chapitre 5
22 août 1914, heure la plus sanglante de toute cette guerre.
Les Allemands avaient prit l'offensive sur le Plateau lorrain, au front ouest. L'armée française fut prise par surprise, ne s'attendant pas à une attaque aussi agressive et soudaine ; et elle ne s'attendait surtout pas à ce que les Allemands essaient de prendre la capitale par la Belgique alors que cette dernière était totalement neutre aux combats.
La guerre avait évolué, et avec elle les armes utilisées. Beaucoup plus performantes, beaucoup plus meurtrières, et les Allemands savaient manifestement mieux les manier que leurs ennemis.
Les généraux avaient sous-estimé le nombre de soldats allemands. Le général Joffre était bien loin des champs de bataille, aussi les secours et les ordres donnés prirent du temps à arriver, ce qui donna un avantage certain à l'armée allemande. Sous la surprise de cette attaque fulgurante les Français avaient un jour de retard sur la bataille, ce qui fut une erreur terriblement fatale.
27 000 Français en tout, 27 000 âmes perdues à jamais ; dans cette bataille la plus meurtrière de France qui allait être tristement oubliée.
*
« Euh, salut. Moi c'est Alfred.
- Jean. »
Arthur se retourna, doutant un moment si les deux hommes s'adressaient à lui. Il les considéra un moment avant de se relever. Il essuya ses mains pleine de terre avant de la tendre à celui qui se prénommait Alfred. Le soldat se rendit compte qu'il prenait les habitudes de son nouvel ami Rémi et ses autres compagnons, beaucoup plus vieux et avec plus de manières.
« Arthur. »
Jean fut le premier à prendre l'initiative de lui rendre sa poignée de main. L'autre parut plus timide mais il finit par avancer timidement sa main pour la serrer à son tour à Arthur.
« Ca fait un moment qu'on te regarde, Alfred et moi », reprit Jean « t'as l'air d'un bon gars alors on est venu te voir. Faut s'entraider entre compatriotes, non ? »
Arthur les jaugea tous les deux du regard. Jean semblait plus vieux qu'Alfred ; sûrement à peine plus âgé que lui. Il avait le crâne pratiquement rasé qui faisait apparaître de légères cicatrices. Il avait le regard intelligent et un air calculateur ; et surtout un air de grand gaillard, malgré sa petite taille. Son uniforme laissait voir ses bras musclés et ses épaules carrées et Arthur en fut presque intimidé avec son corps fin et faible.
L'autre, Alfred, semblait quant à lui plus jeune. Même pas la vingtaine. Il avait le cheveux blond et emmêlé qui laissait des mèches rebelles sur son front. Le visage complètement propre et imberbe, il avait une véritable dégaine de môme.
« Mon petit Arthur, je vois que tu te fais déjà de nouveaux amis. C'est que tu vas me rendre jaloux. » Arthur entendit la voix de Rémi qui s'approchait de lui. Il lui donna une grande tape dans les dos comme à son habitude avant de sortir son paquet de cigarettes.
« T'en veux une mon grand ? »
Arthur prit une cigarette avant que Rémi ne les tendent à Jean et Alfred. Jean en prit volontiers une alors qu'Alfred refusa timidement.
« Euh, non, désolé.
- Pas la peine de t'excuser pour ça, hein. »
Rémi lui donna à lui aussi une grande tape dans le dos qui le fit hoqueter, visiblement surpris par tant de familiarité.
« Vous avez bien les mains propres vous, dites-moi. C'est qu'on a affaire à des branleurs ; regardez ces paluches ! » s'écrira Rémi en riant et leur mettant sous le nez ses mains noires de saleté. Jean parut légèrement gêné mais il rit à son tour alors qu'Alfred eut un air offusqué et le visage qui vira au rouge.
« C'est pas grave petit, pas la peine de faire ta vierge effarouchée. Venez donc nous aider si vous avez le temps, y a encore du travail à faire et un peu de gnôle qui reste. »
« Alors, euh, d'où est-ce que vous venez ? »
Le petit groupe était en train de retirer les tentes alors qu'Arthur entendit une petite voix timide dans son dos.
« Moi ?
- Oui.
- De Paris.
- Waw, Paris ! J'ai toujours rêvé d'y aller. Je ne connais que les campagnes. J'étais censé monter à la capitale pour une visite mais, bon, vous connaissez la suite. »
Alfred soupira tristement. Sa tête disait quelque chose à Arthur, il était sûr qu'il l'avait déjà aperçu quelque part. Soudain, il eut une illumination : le gamin qu'il avait observé durant la marche, le gamin des champs, celui qui ne connaissait que l'été et le blé dans un air tranquille. Arthur avait vu juste apparemment.
« On ne vouvoie que ses généraux ici, petit. Dis-moi, quel âge tu as ? demanda Rémi d'une oreille indiscrète
- J'ai eu dix-neuf ans. » dit Alfred avec une pointe d'orgueil, comme s'il courrait la majorité avec fierté.
« Ah ! », s'écria Rémi dans son ton moqueur habituel « Encore mieux. Plus c'est jeune, mieux c'est ; non ? »
La confusion se lit sur le visage du jeune homme.
« Euh, je vois pas de quoi vous parlez ; monsieur.
- Y a pas de monsieur ici, jeune homme. Pas de vouvoiement non plus. Appelle-moi Rémi, et n'hésite pas à me parler comme un ami. L'entraide commence comme ça, non ? Dis-moi, tu es content d'être là ?
Alfred bomba le torse comme s'il voulait se faire paraître plus robuste qu'il ne l'était malgré ses muscles déjà bien dessinés par le travail du champs.
« Oui, bien sûr ! Je n'ai jamais été aussi heureux d'être Français. C'est un honneur que de se battre pour son pays, je trouve ça très beau. Je ne demande pas mieux ; je sais que je peux faire mes preuves malgré mon jeune âge, hein ! »
Rémi rit de plus belle, mais son visage était moins éclatant que d'habitude. Il savait qu'il avait encore affaire à une désillusion fatale, et il en était le premier attristé.
Alors que tout le groupe s'attelait à la tache, Arthur croisa brièvement le regard d'Alfred. Des yeux bleus qui pétillaient d'énergie où on pouvait y lire l'excitation. Un visage encore plus lisse qu'il n'y paressait ; Arthur était prêt à parier que c'était un enfant de choeur, un enfant de Dieu et un bon petit soldat, comme l'armée aimait tant.
Un sentiment inconnu le submergeait. Le jeune soldat avait l'air tellement candide qu'il attirait la sympathie de tout le monde, même celle d'Arthur ; alors qu'il n'était pas du genre à se soucier de grand monde. Le regard d'Alfred était si innocent et pourtant on pouvait y voir une pointe de peur. Une peur de l'inconnu comme Arthur avait ressentit lors de son voyage en train. Cependant, on voyait en même temps comme une rage de se battre et de vaincre.
Arthur se sentait tout de suite comme responsable de lui ; tel un grand frère. Il voulait le protéger. Il voulait l'avertir de toutes les horreurs qu'il allait connaître, tous les dangers qu'il allait affronter et toute la mélancolie de la guerre. Il voulait tellement le prévenir mais il se retint ; il voulait le tenir à l'écart de tout cet effroi et cette atrocité mais il ne voulait pas salir son âme espiègle et pure et, surtout, il ne voulait pas gâcher cette innocence propre.
« Je ferai mon possible pour l'y protéger. », se surprit-il à penser. Il commença à rougir de l'infantilisation qu'il posait au jeune garçon et de ce soudain esprit maternel qu'il n'avait jusqu'alors jamais pensé de quiconque. « Reprends-toi, Arthur. Ce n'est pas ton petit frère. Il devra se débrouiller à se défendre lui-même, et ce n'est pas toi qui réussira à le faire. Tu ne peux même pas te protéger toi-même ; qu'est-ce que je me mêle de ce qui ne me regarde pas. »
Alfred leva la tête et Arthur se rendit soudain compte qu'il était totalement en train de le dévisager. Il était comme envoûté par le jeune soldat. Il n'avait jamais ressentit ce sentiment avant, et cela le rendait extrêmement nerveux ; comme une émotion étrangère qui le submergeait de tout son esprit et de toute son âme, et cela lui faisait encore plus peur.
Alors qu'Arthur restait comme bouche bée devant lui, Alfred tourna la tête en rougissant ; comme s'il craignait qu'on ne rentre dans son intimité intérieure. Le soldat se rendit compte que cela était impudique de scruter quelqu'un de cette manière. Il tourna également la tête, honteux de son indiscrétion.
« Je le protégerai, comme si je protégeais tous les enfants de la nation. C'est un gamin symbolique et je ne veux pas que la jeunesse soit bafouée ou salie. C'est ça. Il n'est pas seulement question d'Alfred. Il est question de toute la jeune nation. » se dit-il pour se rassurer, mais peu convaincu de ce qu'il se disait.
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