Rencontres

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Les deux visiteurs sont là, en arrêt, les yeux fixés sur le chien qui gronde toujours.

« Messieurs ? » les interpelle Jean-Loup.

Le plus jeune – il doit avoir quarante ans, pas plus – lâche le sac qu’il tenait à l’épaule et se tourne vers lui. C’est le plus âgé qui parle, peut-être le père, ils ont les mêmes traits tendus, farouches d’inquiétude. La peur confond les hommes.

« Désolé. Heu… nous avons pensé que… abandonnée ?

— C'est récent, mais vous avez raison. Ne vous fustigez pas.

— Ah, répond le père. Mais, c’est vous qui… priorité ?

— Non, non, je vous en prie. Je ne grappille pas. Je ne suis qu’un voisin. Faites donc. D’ailleurs, j’amenais des denrées qui vont se perdre si personne ne s’en charge. Puis-je ? »

Sur un assentiment circonspect des invités Jean-Loup retourne à la cuisine, en ramène les légumes, puis leur conseille de jeter un œil au jardin : il restera peut-être des radis en terre que l’absence des propriétaires rendra inutilement piquants s’ils ne sont pas arrosés. Les deux grapilleurs hochent la tête. Ils continuent de surveiller le chien, malgré l’immobilité de la bête usée.

« Ne vous en faites pas, il a aussi peur que vous. Si vous décidez de rester ici un moment, pourrez-vous le nourrir ? Une caresse sur la tête, derrière les oreilles, et il se calme pour devenir le meilleur ami des derniers hommes. Bon… Je vous abandonne les lieux. Ma maison aussi vous est ouverte en mon absence, surtout si vous aimez les livres. Je compte revenir : peut-être nous reverrons-nous ? »

Le fils ne répond pas, une tomate dans la bouche, du jus lui dégoulinant des lèvres. Le père hoche de nouveau la tête, avec cette fois une expression de connivence respectueuse.

« Merci… ça fait bien… plaisir ?

— Plaisir partagé. Je vous laisse : bonne journée. »

Le vieillard rentre chez lui en trottant pour s'éviter la chaleur. Dans la maison encore fraîche il passe aux bagages. Son sac à bandoulière, d’abord. Il faut choisir quoi y mettre. Comment sont les nuits, dans le Sud ? Chaudes, sans doute, mais avec de l'humidité et peut-être une pointe de fraîcheur avant l’aurore, à l’heure de la rosée. Pull, blouson, pantalon de toile et chaussettes. Une paire de baskets, aussi, souvenir des temps sportifs. Et bien sûr, plusieurs jeux de sous-vêtements. Trousse de toilette réduite, il ne se rasera pas. Et pas besoin de peigne. Un livre, mais lequel ? Un gros, qui voyage bien. Brève hésitation entre Salammbô et La Condition humaine. C’est finalement Chronique des jours à venir qui l’emporte, sur un coup de tête ou une inspiration. Il est neuf : les livres les plus importants sont ceux encore à lire. Le reste est inutile. Sauf la guitare, bien sûr.

La Gibson SG est plus légère, moins encombrante – une poêle à tête de diable avec un long manche, pas plus – mais muette sans amplificateur. Ce serait dommage de ne pas pouvoir partager quelques accords pour une bête question électrique, alors non. Il prend la Tramontane. Légère aussi, elle sonnera de toute façon. Et puis, elle aura l’impression de redescendre au pays, même si le vent du même nom a déserté le climat.

Sac en main et guitare dans sa housse, il faut maintenant essayer de bâter le baudet. Sauf si… Dans la moiteur du garage aux relents moisis il vérifie par acquis de conscience que la voiture est bien à plat. Zéro batterie, pas moyen de la recharger à temps avec le soleil naissant. Ce sera donc le vélo. Judicieux, le choix de la Tramontane : l’ampli vintage doublé de tweed moutarde n'aurait pas pu être du voyage. On jouera en acoustique, ou pas du tout. Il est agréable, et parfois tout aussi participatif, de se contenter d’écouter. La housse en travers d’une épaule et le sac croisé sur l’autre, cela tient : il peut enjamber le vélo. Mais l’équilibre y perd et le chapeau tombe dans l’opération. Se pencher pour le ramasser sans tomber soi-même, doucement, le sol si bas au bout de ses longues jambes. On prend son temps. On en a.

Ah oui ! Remonter à la cuisine, prendre les dernières victuailles. Une boîte de taboulé confectionné la veille qui tiendra bien le voyage, un reste de fromage laissé par un berger de passage – il se souvient encore du trot des moutons sur le goudron sourd du soir – et les premières cerises en avance sur la saison. Pas grand-chose, mais cela devrait suffire. Pourquoi se charger ? Autant faire confiance aux rencontres du chemin. Encore une bouteille d’eau, et puis partir sans fermer (le réflexe de verrouiller s'est dilué depuis longtemps). Un dernier coup d’œil en arrière dans la descente jusqu’à l’avenue de Chaville, avec peut-être l’espoir que le chat l'aura suivi un peu. Mais non : seul.

L’avenue vide se déroule comme un long bras de mer calme qui conduirait à une île, plus loin, hors de vue. Là où d’autres gens vivent. Il ne s’est jamais senti isolé grâce à ce Paris habité qu’il sait pouvoir retrouver, là-bas, après le creux de la vallée de la Seine. Vingt kilomètres, pas plus. Même à pied, il peut faire l’aller-retour dans la journée et cette simple idée lui a suffit.

Après le premier ressaut, une légère descente l’incite à couper l’assistance électrique du vélo. Un réflexe, même si la batterie dispose d’assez d’autonomie, d’autant qu’il n’y aura pas de retour immédiat. L’air de la vitesse réveille une fraîcheur trompeuse à la surface de ses rides. Des insectes viennent cogner dans ses lunettes. Dans son sourire, aussi. Il les recrache et se laisse aller au plaisir de se sentir en mouvement dans le silence. Il joue à éviter les touffes qui crèvent le goudron et dessinent des labyrinthes de verdure jaunie. Des tiges graminées lui caressent les mollets. Des embuscades de ronces agrippent le bas de son pantalon et le relâchent en crissant de dépit. Le panneau de sortie de Chaville est colonisé par des croissances végétales indéterminées qui effacent les frontières humaines. Jean-Loup se souvient d’avoir habité par ici, tout gamin, dans une tour flanquée de verre, en attendant l’acquisition du pavillon familial. C'était haut, huitième étage. Il jouait sur un cheval à roulettes, comme si la bête allait le précipiter dans le canyon de béton qui plongeait au-delà de la baie. Nostalgie des mondes enfantins, évaporée dans la descente vers Sèvres. Un rire d'enfant, aujourd'hui, briserait les bruissements d’insectes comme un coup de feu au paradis.

Pourtant, ce sont bien des voix qu’il entend à travers le sifflement du vent dans ses cheveux. Quelqu’un parle. Quelqu’un frappe le sol en rythme. Il ne reconnaît pas les voix, mais c'est sans doute Étienne, dans son jardin. Et il n’est pas seul : là, à moins de cent mètres de la bretelle qui remonte jusqu’au pont, on vit et on discute.

Il ralentit. À sa droite, les façades industrielles aveugles happent le soleil. Vitres brisées, orbites vides, personne, comme d’habitude. Sur la gauche les haies ont dégénéré en jungle. Il doit bien y avoir eu ici des jardins, des manoirs bourgeois ou au moins de coquettes villas retirées derrière d’honnêtes pelouses. La friche a tout mangé. Une seule échancrure dans la frange broussailleuse laisse apparaître une toiture mansardée et signale le jardin d’Étienne, encore domestiqué. C’est bien de là que coulent les sons. Jean-Loup approche avec un sourire qu’il ne peut retenir. Un peu comme lorsqu’il se dirigeait vers le rocher des singes, au zoo, et qu’un des quadrumanes s'avançait pour le gratifier de sa présence joueuse alors que le reste de la horde restait cachée à l’ombre. Il sait trouver ici, non un ami – qu’est-ce que cela veut dire ? – mais une âme en vie à laquelle se connecter.

« Holà ! » lance-t-il au vigoureux quinquagénaire qui manie la bêche derrière le muret de pierres surmonté d’une barrière blanche lardée de lierre. Le jardinier ne semble pas entendre. Il est seul et c’est une petite radio posée sur un tabouret à ses côtés qui hurle des annonces informatives.

« … pour un départ prochain sans date fixe. À la centrale de Porcheville, on demande l’aide d’ingénieurs ou de contrôleurs expérimentés, ou de toute bonne volonté valide, en vue d’une demande électrique exceptionnelle pour ce soir, demain au plus tard. Logements et repas sur place. Un convoi se prépare à descendre de Bruges vers Bordeaux et peut-être au-delà : qui voudrait le rejoindre ou se proposerait de fournir le gîte aux étapes se signalera sur le réseau sous le hashtag B&B. Le jardin communautaire du Kremelin-Bicêtre propose une récolte de fenouils et de poireaux. Chacun se sert, outillage dans la cahute en coin nord-ouest. Et un dernier rappel pour le Festival du Crépuscule qui se tiendra… »

Fasciné par le débit professionnel du présentateur, Jean-Loup n’a pas remarqué que le jardinier a posé sa bêche. Il se penche et coupe soudain la radio.

« Vous allez à la gare ? lui demande Étienne d'une voix trop forte avant de se reprendre. Désolé, bonjour, je perds mes habitudes… Je ne vous ai pas entendu arriver, toujours mes oreilles. Alors, vous y allez ?

— Oui, j’ai bien envie.

— Hein ? Ah… Oui, ça m’aurait plu aussi. Mais bof, si c’est pour faire répéter tout le monde sans arrêt... Bien. Je ne veux pas vous mettre en retard, mais…

— Non, non, ça me fait plaisir. »

Jean-Loup capte l'invitation muette, pose son vélo contre le muret et entre par une petite porte attenante au portail de fer forgé grignoté de rouille. La maison aurait besoin d’un ravalement. Une plaque de zinc a déserté son toit, remplacée par un pan de bâche coincé par des planches. Qui viendra réparer ça ? Pourquoi, et surtout pour qui ? Le jardin, lui, est encore bien entretenu. Il creuse une clairière au milieu de l'exubérance végétale qui l’entoure. Un soleil déjà haut martèle les plans de tomates, les courgettes en fleurs délicates et des fanes de carottes bientôt prêtes à être tirées. D’autres rangs sont plus clairsemés, que Jean-Loup ne sait pas identifier. Étienne lui tend la main, mais se ravise avec un air d’excuse en découvrant la saleté sur ses doigts. Il règne entre eux une sorte de politesse surannée qui vient peut-être du fait que, par le passé, ils auraient eu bien peu en commun. Différences de classes qui n'ont plus cours : les temps finissants rapprochent les vivants. Avec le départ des voisins, ils sont maintenant les seuls à se côtoyer entre ici et Paris. Autant y mettre les formes. Jean-Loup parcourt les plantations d’un œil qui apprécie ouvertement.

« On dirait que vous avez toujours les pouces verts…

— Quoi ? Ah, ça… C’est rien, des trucs qui ont trouvé leur terre. Vous savez bien, tout ce que j’ai fait crever avant de réussir... C’est pénible de voir la vigueur du chiendent quand on veut faire, je sais pas, du haricot ou du petit pois.

— Oui, les petits pois, ça fait longtemps que j’ai moi-même abandonné.

— Les quoi ? Ah, ben oui, petits pois, oui. J’en ai, en bocaux. Des essais qui sont sortis depuis la dernière fois que vous êtes venu me voir. Je dis pas ça comme un reproche : juste que le temps passe, et ça pousse. Mais c’est trop de travail, j'ai plus vingt ans... bref, j’ai abandonné. Vous en voulez ?

— Avec grand plaisir ! » hurle Jean-Loup pour être sûr d’être compris du premier coup.

Le jardinier lui fait signe de le suivre ou de rester dehors, comme il veut. Jean-Loup lui emboîte le pas, comptant trouver un peu de fraîcheur à l’intérieur. L’entrée s’ouvrait auparavant sur un vestibule dont les cloisons ont été supprimées : seul en demeure un plafonnier art nouveau. Sa position excentrée dans le vaste espace lumineux intrigue autant que ses couleurs et ses formes, en bordure de tout ce blanc. Murs, sol de pierre presque crayeuse, meubles couverts de housses, table et chaises cérusées, tout renvoie la lumière, rien ne semble devoir arrêter le jour. Étienne vit ainsi dans ce provisoire protégé depuis que Jean-Loup le connaît. En parcourant le décor plus qu’épuré il se fait la réflexion que son hôte cherche sans doute à raviver le souvenir des scènes finales, dans 2001 L’Odyssée de l’espace.

Ah, 2001, tant de promesses… Suivant un fil disruptif, ses pensées vagabondent à la recherche des sensations vécues lorsque différentes dates butoirs avaient été franchies. L’an 2000, bien sûr, il avait huit ans et s’en souvient comme d’un drôle de Noël à la bougie, tempête oblige. 2012 et la fin du monde que, sur le coup, l’on avait décidé de reporter. La bascule du système des retraites à la française, pour 2020 d’abord, puis aux calendes grecques. L'épidémie qui a fait tant peur et a fini par passer, elle aussi. Les prévisions successives du pic pétrolier, toujours dépassées sans que rien ne change. Les menaces de réchauffement pour 2050, puis pour 2060, puis… Toutes ces angoisses projetées, tous ces franchissements furtifs, alors que la sape était à l’œuvre, ailleurs, hors des agendas et des laboratoires. Il n’en éprouve pas de regrets mais une sorte de tendresse pour l’être agité qu’il a pu être, plus jeune. Tout ce temps à s’inquiéter, à se préparer, à se protéger, à se décevoir. Il avait été un enfant toute sa vie. En fait, ils l’avaient tous été.

Des enfants gâtés dans une cour de récré que le temps avait oublié de prévenir : la récré est finie, mais il n'y a plus d'école où rentrer. Alors ils continuent de faire semblant de s'amuser avec ce qui reste.

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