Chromosomes
Il y aurait sans doute quelque chose à rajouter, mais Jean-Loup ne trouve pas. Tout sonne faux dans son esprit. Peut-être parce que ses pensées ne trouvent pas d’harmonie entre elles. Ou parce que cet Étienne a raison, il n’y a plus personne pour se battre, ni même pour voir où est son intérêt. Lui moins que quiconque. Alors il fait ce que son corps décide et prend le jardinier dans ses bras. L’autre s’abandonne, semble perdre du volume et lui mouille l’épaule de quelques larmes. C’est là que Jean-Loup se rend compte combien le jardinier est plus petit que lui. De solitude à solitude, on n’ose plus se regarder comme on est. Il se retourne et sort en oubliant le bocal sur le bar.
Son vélo lui paraît lourd et grinçant. C’est dans ses jambes, ou plus certainement dans sa tête, que ça grince. Il n’avait pas prévu en s’arrêtant de s’encombrer d’un poids supplémentaire. Vient-il de s’obliger à revenir, après ? A-t-il conclu un pacte qui restreindrait sa dernière liberté ? Il faut rouler et laisser le vent dans ses cheveux rares le décharger de cet excédent de bagage.
Il hésite devant la montée vers le pont de Sèvres. Des branches tombées en travers signalent peut-être que le passage n’est pas conseillé. Ou alors seulement que personne ne l’a franchi depuis longtemps. Il s’y engage finalement en s’aidant de l’assistance électrique : si le pont est coupé, il le verra bien d’en haut. Et si ça passe… Eh bien, ça passera.
Cela passe juste. La partie effondrée du tablier gagne sur la passerelle de plus en plus étroite, gangrenée par les éboulis. Dessous, la Seine paresse, sans danger apparent. Mais qui voudrait y tomber ? Jean-Loup marche doucement à côté du vélo, zigzaguant entre les parpaings descellés du parapet. De l’autre côté du pont, l’artère qui traverse Boulogne semble un peu animée. Des piétons, quelques cyclistes, des charrettes à bras, plusieurs véhicules électriques versatiles transportant au ralenti passagers ou denrées. Une sorte de marché se tient dans le petit parc sous les bretelles de la porte de Saint-Cloud. Il est tentant de s’y arrêter, de se tremper dans ce bain d’humanité. Des voix qui s’appellent, se répondent, se couvrent les unes les autres : Jean-Loup n’a pas assisté à un tel concert depuis ce qui lui semble être des années. Il roule dans cette ambiance presque palpable, les mots dits, chantés ou criés l’imprégnant comme une pluie délicieuse. Tout n’est pas encore fini, loin de là. Il le savait, mais traverser ce qui survit en concrétise la certitude.
Après Boulogne, dans Paris donc, la densité se relâche. Il y a eu jadis de beaux quartiers très courus, ici, mais la population s’est regroupée ailleurs, en grappes disjointes, aux endroits où il est plus facile de se déplacer, de s’approvisionner, de s’entraider. Les boulevards vides sont gagnés par le prétendu désordre de la nature. Jean-Loup a pris l’habitude d’y lire un autre ordre, plus ancien, plus solide aussi, mais en l’occurrence cette idée ne le rassure pas. Que l’homme recule dans ce qui fut une de ses capitales lui apparaît comme une défaite, et non l’évolution nécessaire vers un nouvel équilibre. Peut-être parce que la notion d’équilibre a déserté l’imaginaire. On a d’abord parlé de lutte, puis de sauvetage, avant de se résigner à la chute. D'abord ce problème de chromosomes : de moins en moins de filles à la naissance, puis rien que des garçons, des garçons, des garçons. Et, en deuxième salve, ce cancer ADN qui touche les dernières femmes. On a cherché, on a perdu. Difficile de voir là un juste retour à une pression soutenable de l'humain sur son environnement. Le navire a pris eau de toute part. Il continue sur son erre, largue du leste à chaque décès que plus aucune naissance ne renouvelle. Et la fatigue de vivre s'abat sur ceux qui restent, se sachant les derniers.
Une fatigue qui commence à toucher la batterie du vélo. Le long de l’avenue de Versailles, Jean-Loup repère une station solaire. Une bicyclette y est appuyée, branchée sur une prise de charge. Le cycliste est monté sur le toit. Il balaie la plate-forme photovoltaïque envahie par les feuilles, les branches, les gravats. Une silhouette singulière, fine et menue, presque juvénile, déployant une énergie rageuse.
« Puis-je vous aider ? »
D’où il est, Jean-Loup se demande s’il s’agit d’un adolescent aux cheveux prématurément blanchis ou d’un petit vieux ayant échappé à l’affront des rides. Le balayeur énervé lui répond sans le regarder.
« Je crois qu’elle est fichue, zut ! Bon, vous voyez combien ça affiche, en bas ? »
Cette voix ! Elle l’éclaire et le subjugue. Celle d’une femme, sans aucun doute. D’un âge déjà avancé, mais un soprano féminin touchant au miracle. Ce sont les cheveux, coupés court et dru, qui l’ont trompé. Et aussi la tenue – culotte longue et large, gilet de grosse toile, sandales de cuir lacées – l’a éloigné d’un cliché de coquetterie du beau sexe dont il n’arrive pas à se défaire. Mais une voix ne ment pas.
« Il n’y a pas assez de puissance pour activer l’écran, désolé.
— Je m’en doutais. Même nettoyé, ça ne produit plus rien.
— Vous êtes à plat ?
— Évidemment, je ne fais pas du tourisme de plate-forme. Combien de temps ça va prendre, pour réparer ce truc ? »
La question saisit Jean-Loup de court. L’idée même de réparer ne lui est pas venue à l’esprit. Pourtant, il avait fait carrière dans ce domaine avant… Les temps changent, et changent les hommes.
« Cela ne me semble pas être une question de temps. Enfin, pas seulement. Il faudrait surtout trouver quelqu’un pour le faire. Quelqu’un de disponible et disposant des moyens techniques qui...
— Facile, vous avez sans doute de quoi vous connecter. Non ? »
Du toit de la station, la femme s’est penchée vers lui et semble s’adresser à un écolier qui aurait négligé de faire ses devoirs.
« Oui, sans doute. Enfin, je ne sais pas s’il y a du réseau ici. Il faudrait trouver un hot spot. Mais, je veux dire…
— Vous voulez savoir combien je suis prête à payer ?
— Je vous demande pardon ?
— Non, laissez, je n'ai rien à vendre… Pas la peine d’entamer les négociations !
— Vous n’y êtes pas. En revanche, je ne suis pas certain de pouvoir réunir les compétences nécessaires. Surtout si cette station est hors-service depuis longtemps.
— C’est ça, tout le monde s’en fiche.
— Mmmh, je ne serais pas aussi catégorique, mais oui, c’est un peu l’idée. Si personne n’a réparé jusqu’ici, c’est que personne n’en a besoin. Vous voyez ? »
Discuter ainsi, le cou cassé en arrière pour regarder son interlocutrice, commence à lui crisper la nuque. D’autant que la teneur des échanges le déconcerte. Dans ses rêves les plus fous il n'aurait jamais osé s'imaginer parlant à une femme... vivante. Voilà que le miracle se produit et se transforme immédiatement en cauchemar. Ce ton revendicatif et brutal, il n’y est plus habitué. A-t-il envie de l'accepter, juste parce qu'il s'agit d'une femme ? Tourbillon de pensées et d'émotions contradictoires dans son esprit...
« Hé, vous avez buggé ? »
La dame se baisse, accompagnant d’un rictus une certaine raideur dans les genoux, puis désescalade le pilier de la plate-forme à la force des bras. De près, Jean-Loup lui donne dans les soixante ans, peut-être moins. Une jeunette par rapport à lui, et si petite ! Il se penche pour mieux la voir, soulageant la tension de sa nuque. Spectacle ! Le visage doux, le nez au caractère affirmé, de grands yeux auxquels des paupières tombantes aux commissures donnent une expression triste, mais qui pétillent de vitalité. Bref, du charme, malgré une évidente mauvaise humeur. Et surtout, surtout... c’est une femme !
« Veuillez m’excuser… Je vous dévisage, c’est inconvenant, mais vous m’avez tellement surpris.
— D’accord, on est surpris tous les deux, ça ira comme ça. Bon, qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?
— Pardon ?
— Plus de batterie. Personne à la ronde de compétent ou d’un peu moins apathique pour espérer réparer. Il faut encore que je me débrouille seule dans ce fichu monde. Et franchement, je n’ai plus mes jambes de vingt ans ! »
L’expression fait sourire Jean-Loup. Deux fois qu’il l’entend en quelques heures. Et lui, depuis combien de temps n’a-t-il plus vingt ans ?
« Je vous fais rire ?
— Non, pas du tout. Je pensais juste… C’est sans importance. Vous allez loin ?
— Gare d’Austerlitz. Pour l’instant…
— Ah, le festival.
— Ne me dites pas que vous y allez aussi ! Je veux dire… Vous pouvez faire ce que vous voulez, mais je ne veux pas être suivie par des opportunistes.
— Pourtant, c’est bien mon but.
— Me suivre ? Ne me prenez pas pour une proie facile ! Je n’ai pas survécu jusqu’ici pour…
— Non, non, je voulais dire : le festival, c’est aussi mon objectif. Mais j’ai bien compris. Pas question de vous suivre. Quel itinéraire prenez-vous ?
— Pfff… Aucun, j’en ai peur. Mal aux genoux. Ménisques et arthrose. Bref, je m’arrête là.
— Vous auriez tort. Je ne juge pas votre décision, mais…
— Mais vous me jugez moi, c’est ça ? Tous les mêmes…
— Encore une fois, je vous prie, ne vous méprenez pas,. Je veux juste dire qu’il y a d’autres solutions. Je peux vous aider…
— Faire de moi une assistée, merci. »
La lueur de commisération qui passe dans le regard de Jean-Loup doit atteindre la femme, puisqu’elle secoue la tête et se reprend.
« Pardonnez-moi. Je suis en colère, c’est tout. Je n’aime pas me sentir coincée, impuissante. Et puis, peut-être que je ne veux pas aller à ce fichu festival. Peut-être que je suis bien contente d’être bloquée ici. Alors je vous en veux de vous attaquer à mon prétexte. Voilà.
— Je n’aurais pas dû. Il est certain que vous ne m’avez rien demandé. J’allais pourtant vous suggérer de prendre votre temps : j’aurais pu prévenir l’organisation de votre arrivée, et peut-être auriez-vous été attendue ?
— Surtout pas ! Me retrouver comme une diva qui ménage son entrée, l’horreur ! J’y vais incognito, ou je n’y vais pas. »
Jean-Loup imagine très bien l’horreur dont elle parle. Mais nous sommes à Paris. La gent féminine ne doit pas y être complètement disparue. En tout cas, moins rare qu’ailleurs. Elle ne sera pas le seul objet de curiosité, de vénération ou de fantasme. À moins que les dernières soient... Peut-être, après tout. Comment le saurait-il, lui qui se tient loin de toute information ? Il avait fallu qu'un grapilleur de passage lui parle de ce festival du crépuscule en préparation, sinon, même ça il l'aurait manqué. Non, il devrait bien rester quelques femmes, les plus âgées au moins, qui auraient survécu. Il vient bien d'en croiser une, pas vrai ?
« Hé, je suis toujours là ! Vous avez encore planté le système ?
— Si j’osais, j’avancerais une suggestion » reprend-il.
La femme le regarde avec agacement.
« Je les connais, vos suggestions. C’est…
— Oui ?
— Non, je ne veux pas être insultante… Et puis, vous n’avez sans doute plus l’âge, excusez-moi. »
Jean-Loup s'amuse de l'intention grivoise suggérée par la dame et tout aussitôt retirée. Oh si, il a encore l'âge. Et elle aussi : l’âge de porter quelque espoir. Mais ce n'est pas le sujet.
« Ne vous donnez pas la peine de vous excuser. J’ai l’âge de pédaler jusqu’à Austerlitz, si c’est bien ce que vous suggériez. En fait, voilà ce que j’allais vous proposer : échanger nos montures. La mienne dispose encore d’un peu de batterie.
— Ah… »
La femme le regarde, le souffle coupé.
« Excusez-moi encore. Je ne m’attendais pas à… Il ne faut pas m’en vouloir, je… je reviens de loin. Et, je ne sais pas comment dire, mais je n’ai pas suivi toutes ces évolutions. C’est perturbant.
— Je comprends.
— Aucune chance !
— Disons que je ne comprends pas le détail de vos raisons, mais je me fais une idée de ce que vous pouvez ressentir. Vous êtes à la fois isolée et projetée sur le devant de la scène, si je puis dire, n’est-ce pas ?
— J’ai surtout la trouille de tout ce qui me tourne autour. J’ai l’impression d’avoir raté une guerre et de me retrouver dans la suivante sans être armée pour. Tout a changé. »
Prenant le risque de l’irriter de nouveau, Jean-Loup la regarde intensément. Elle n'a pas plus de soixante ans, peut-être moins. Ce qui ferait remonter sa naissance à 2030. Improbable, presque toutes ont succombé dès les premières attaques. Se peut-il que…
« Caisson défectueux ? demande-t-il.
— Mais… Oui ! Comment savez-vous ?
— J’ai travaillé pour Cryo’Gen dans mes jeunes années. J’ai eu le temps de regretter certaines erreurs.
— Cryo’Gen ? Connais pas. J’étais chez TimeLaps… Bah, qu’est-ce que ça change ?
— Rien, sans doute. Mais vous avez survécu. J’en suis heureux.
— Je ne sais pas si moi je dois l’être. Éjectée comme ça, dans ce présent, seule après vingt-cinq ans de congélation pour rien, et que des mortes autour de moi, c’est brutal… insupportable.
— Oui, ça l’est. C’est exactement le mot. Nous l’employons souvent à tort et à travers, mais là, je crois que nous arrivons au bout, à son vrai sens : nous ne supportons plus.
— Merci de me remonter le moral !
— Il faut faire avec. Nous le faisons tous. Nous avons échoué partout, même échoué à faire durer les dernières femmes. Vous vous rendez compte de l'expression ? Faire durer les dernières ? Pitoyable !
— Pfff… Vous êtes un drôle, vous. Et vous avez survécu jusqu’ici ? N'importe qui se serait foutu en l'air depuis longtemps.
— Certes. Vous n'étiez pas... pas consciente pendant les grandes vagues de suicides, n'est-ce pas ? On ne vous a rien raconté...
— Un type a bien essayé, mais j'ai préféré ne pas savoir. Et je persiste, alors laissez tomber !
— Je comprends. Moi-même j'ai presque oublié. Nous sommes encore nombreux à avoir accepté de survivre tout de même. Survivre à l'insupportable. En fait, je me demande si cette insupportabilité – on peut dire ce mot, oui ? – ce manque total de support, je me demande si ce n’est pas ce qui va redonner un peu de sens à la vie. Nous arrivons vraiment au bout, il va forcément apparaître autre chose, non ?
— Nous verrons bien, assez de déprime, merci. Hauts les cœurs, et vive le festival ! J’accepte votre vélo. »
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