Second éveil
À son réveil, il fait sombre. Sa tête repose sur quelque chose de doux. Il ressent néanmoins une raideur douloureuse dans la nuque. Un long frisson le parcourt, l’air est frais. Par les portes ouvertes un souffle humide remonte la rame jusqu'à lui.
« Nous sommes arrêtés en pleine voie. »
Ce ton, cette voix, si proche de son oreille… Jean-Loup se redresse en se massant le cou. Son geste fait glisser un duvet étalé sur lui. La femme est assise à ses côtés. Il dormait appuyé sur elle.
« Veuillez m’excuser, je vous prie. Je ne sais pas… J’ai abusé.
— Vous n’y êtes pour rien. Enfin, si… Vous aviez l’air tellement parti que j’ai cru de mon devoir de… Mais, comme vous dites, vous ne m’aviez rien demandé.
— Je vous en remercie d’autant plus. Où sommes-nous ?
— Je ne sais pas trop. Nous avons passé Valence, ça c’est sûr, et puis tout s’est éteint. Plus d’électricité, sans doute. Mais nous ne devons pas être loin de… La géographie et moi, vous savez.
— Je vois. Je veux dire : je ne suis pas très calé en géo non plus, mais je crois que nous devions quitter le train vers Pierrelatte. Si ça se trouve, nous y sommes.
— Merde !
— Je vous demande pardon ?
— Mais Pierrelatte, quoi ! s'écrie la femme d'une voix effrayée ou en colère. La centrale du Tricastin ! Je n’ai pas échappé à Fukush pour me faire rattraper ici, non !
— La centrale ? Ah, oui, la centrale. Mais elle a été démantelée en 49. Plus de danger.
— Et vous croyez ce qu’on vous dit ? Vous avez vérifié ? Il faudrait faire des mesures, retrouver les déchets, je ne sais pas, si ça se trouve le corium est en train de percer et…
— Vous avez raison. Forcément raison. On l'a tous payé, et vous plus cher sans doute que quiconque. Mais, à quoi bon s’agiter ? Nous ne pouvons rien faire ce soir. Autant patienter. D’ailleurs… »
Une silhouette énergique traverse la plate-forme à soufflet et pénètre dans la voiture, balayant les sièges du faisceau d’une torche. L’homme est âgé, mais bien conservé. Difficile de lui donner plus de soixante ans dans ce costume cintré relevé d’une lavallière éclatante de blancheur.
« Ah, voici du monde. Vous êtes seuls ? Savez-vous s’il y en a d’autres, après ? Non ? »
Jean-Loup va pour répondre qu’il n’en sait rien, mais sa compagne le coupe dans son élan.
« Nous sommes les derniers dans ce wagon. Vous nous cherchiez ? Vous savez ce qui se passe ?
— Oh, une dame : merci le Très Haut ! Vous êtes le joyau de ce voyage qui, sinon, manquerait cruellement de lustre. Ah, madame, si vous saviez… Si vous saviez combien nous comptons sur vous et sur les rares de vos pareilles qui nous ont fait, j'espère, l’honneur de nous accompagner jusqu’ici. Grâce à vous, ce moment sera… transmagique ! Mais, je suis impardonnable, je ne me suis pas présenté : Ethan Manoukian, à votre complet et dévoué service, madame !
— Cécile Duquenne, enchantée aussi, lui répond la dame d’un ton rogue qui dément son propos. Alors ? C’est vous l’organisateur de… tout ça ?
— Madame, vous blessez ma modestie. Disons que j’ai invité en mon nom, mais que tout le monde participe. À ce sujet, puis-je m’enquérir de vos projets à court terme ?
— Hein ?
— Comptez-vous finir la nuit ici, ou bien vous joindre au dernier groupe qui part pour l’Ardèche ? Je ne veux pas être pressant, mais vous risquez de vous retrouver seuls à l’arrière. Peut-être d’ailleurs est-ce ce que vous cherchez, conclut-il avec un clin d’œil appuyé vers Jean-Loup.
— Je me joins à vous, bien sûr ! » répond le vieil homme en se redressant pour attraper sac et guitare sur le siège devant lui. Il ramasse le duvet qui a glissé et se le passe autour du cou, entre écharpe et poncho.
« Moi aussi, évidemment, ajoute sa voisine. Et gardez vos sous-entendus pour vos camarades de chambrée.
— Toutes mes excuses, je me suis égaré. L’émotion de vous voir : ne m’en veuillez pas. Par ici, par ici. Permettez-vous que je vous décharge de votre sac ? »
Cécile – Jean-Loup a bien enregistré son prénom – s’en saisit d’un geste vif qui ne laisse aucun doute sur sa capacité à porter son bagage. Le vieillard l'observe, attendri, stimulé. Il voyage avec une femme ! Une femme toujours sur le qui-vive, en décalage avec l’attitude nonchalante qui prévaut chez les mâles survivants en ces temps incertains. Peut-être se trouve-t-elle ainsi mieux armée pour faire face à ce qui peut encore passer pour une succession de défis, et qui se résume à vivre.
Jean-Loup la laisse passer devant lui dans l’allée et la suit, encouragé par sa démarche vigoureuse où se cache cependant une certaine raideur poplitée. Il sent que la dame fait des efforts pour tenir une dignité distante face à ce gommeux de Manoukian dont la volubilité tend à les priver d’une partie de l’air qui leur revient de droit pour respirer. Cécile Duquenne… le nom lui dit quelque chose, mais il est certain de ne pas connaître la personne. Cela remonte à loin. Mais justement, les souvenirs enfouis dans les méandres de sa vieille mémoire sont souvent les plus vifs à refaire surface. Caprice neurologique dont il cherche à tirer parti tout en se cognant au dossier des sièges. Ce n’est pas un nom qu’il a entendu, mais il l’a lu, il en est certain. Sur une étude ? Un rapport d’expertise ? Pas dans la presse, ni sur un écran d’actualité, ce n’est pas de ce registre.
« Est-ce que vous… commence-t-il, s'interrompant lorsque la dame tourne un coin de sa bouche pour s’adresser à lui en murmurant.
— Qu’est-ce qu’il a prévu ensuite, d’après vous ? Parce que là… »
La portière du train est en effet ouverte sur une mer de bambous ondoyant sous la lune. Une convention de criquets hache le silence de la nuit. L’air se déplace mollement, apportant des odeurs marécageuses où surnage une note animale incongrue. Manoukian se penche en se retenant par la poignée extérieure, semble chercher quelque chose par-delà cette forêt de tiges, puis saute sur les voies.
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