Aimer encore
« Allez, jeune homme, profitons tant que vous tenez ! Vous avez entendu le programme ? »
Non, Jean-Loup n’a rien entendu, perdu dans ses douleurs et dans les efforts du chaman. Cécile lui résume les grandes lignes, notamment le concert sous le Pont d’Arc, à la tombée du jour, puis le feu d'artifice, et surtout une grande surprise annoncée par un anonyme dont les intonations trahissaient une fierté mal contenue. Elle pense avoir reconnu la voix de leur voisin sur la charrette à cheval, la veille au soir. Il affirme que son œuvre sera à la hauteur de l'événement : définitive !
« Je ne sais pas ce qu'il a voulu dire par-là, mais si c'est juste le dixième de ce qu'il prétend avec tant d'arrogance, cela pourrait être intéressant. »
Le breuvage chamanique semble produire un peu d'effet, Jean-Loup se redresse. Il fait son grand âge maintenant, quatre-vingt-seize ans bien visibles. Crâne luisant sans son chapeau tombé devant la grotte, visage raviné par le poids des années. Cécile suit des yeux le chemin creusé, les taches formant repères, le rouge au bord des paupières là où stagne une larme. Le torse étroit frissonne entre les bras de la femme. Le vieillard relève la tête dans un effort tremblant. Il la regarde avec une profondeur qu'elle ne sait pas analyser, ou qu'elle hésite à comprendre. Comme un sursaut. Alors, lui se lance. Une grande inspiration, une légère hésitation, et il demande, en bégayant presque, si elle a envisagé de faire l'amour. Avec lui. Avant qu'il ne soit trop tard.
« Ne soyez pas ridicule » dit-elle dans un souffle, mais une brève caresse sur la joue du mourant semble contredire la brusquerie de sa réponse. L'avait-elle envisagé autant que lui ? Autant que tous ceux qu'elle a croisés depuis son retour ? Se rend-elle enfin compte de ce que sa présence féminine peut susciter d'espoir chez tous ces hommes définitivement seuls entre eux ? Pas un espoir grandiose de voir se relever l'espèce humaine, non, mais le simple et bon espoir d'un peu de chaleur physique échangée à la façon d'antan. L’espoir, c’est attendre au lieu d’agir, avait dit l'oncle.
Oui, elle y avait pensé. Mais sentir le corps abandonné de Jean-Loup sur ses genoux réveille en elle une émotion à l'opposé de l'élan sexuel. Elle a déjà vu la mort à l’œuvre, des vies s'enfuir, lui glisser entre les doigts. Elle a déjà connu cette douleur rageuse de ne pouvoir rien faire lors d'un départ à jamais. Elle ne croit pas en quoi que ce soit dans l'après ; toute agonie lui est une perte déchirante, un gâchis, une horreur. De la rage impuissante, voilà ce qui la traverse et l'inonde. Alors, l'amour...
Mais que faire d'autre du temps qui reste ?
Le soleil s'est enfui, ne demeure plus que l'ombre des arbres. Cécile regarde ce qui l'entoure, les silhouettes ondoyantes dans la lumière des photophores. Des hommes, rien que des hommes, et vieux en plus. Qu'avait donc promis l'autre bateleur ? Quelle surprise définitive peut bien jaillir de cette humanité-là, de ce qu'il en reste ? Elle lutte contre la fatigue générale qui semble la gagner aussi. Allons ! Elle en a vu d'autres ! Si elle est la dernière femme que verront tous ces messieurs, autant qu'elle soit à la hauteur. Elle se redresse ; Jean-Loup s'ébroue d'entre ses bras.
« Vous avez raison, reprend-il comme à regret, n'en parlons plus. Un feu d'artifice disiez-vous ? Il serait peut-être temps d'aller chercher les meilleures places. »
Il réussit à se lever et marche à travers bois en s'appuyant sur elle. Cécile a ramassé la guitare. À l'occasion elle aimerait la sortir de sa housse et gratter quelques notes. Ses doigts sauront-ils encore ? Elle repense à son père, au plaisir de travailler les cordes avec lui, façon qu'ils avaient trouvée de combler le fossé des générations. Ses souvenirs remontent comme des cadavres alors que des fantômes encore un peu vivants marchent à ses côtés et convergent vers le sentier de la falaise. Devant, on entend des exclamations.
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