Finale
« Vous avez bien fait d'essayer. Je crois... Oui, je crois que j'aurais aimé pouvoir y arriver aussi, comme vous. Merci. »
Il a le souffle court. Son visage est déformé de douleur. Cécile s'assoit avec lui. Le concert prend du volume. Comme tous les autres hommes assis ou allongés autour d'eux, ils se tournent vers le spectacle dont les sons et les éclats lumineux se reflètent dans l'eau calme, magiques. Les voix s'éveillent, dominées bientôt dans leur chant-cri par le contralto de l'androgyne dont on voit la silhouette immense dressée sur un piédestal, sur une barge au milieu de la rivière. Il hurle et pleure la vie qui s'échappe, infinie. Pour Cécile c'est une gifle, presque apaisante, le réel qui l'envahit.
Combien vont mourir cette nuit, devancer l'appel de la nature par la folie d'un seul d'entre eux ? Mais non, cette folie est à l’œuvre depuis bien plus longtemps. Avant même sa naissance à elle, au siècle précédent. Cécile a vu le jour alors que le sinistre cocktail humain d'absurdité et d'aveuglement avait déjà culminé pour ensuite entraîner toute l'espèce dans le déclin. Y a-t-il eu un premier jour de la bascule ? Elle se souvient d'un paragraphe, au tiers du roman de 2001, avant toute Odyssée de l'espace lorsque le personnage – humain préhistorique – fracassait le crâne d'une proie avec son premier outil, sa première arme : l'auteur y affirmait que l'Homme n'aurait plus jamais faim, mais qu'à partir de cet instant ses jours seraient comptés.
Le décompte s'achève.
Il y a eu cette métaphore pédagogique comptant les temps géologiques sur une journée de douze heures : l'homme apparaissait à 11 heures 54 et 40 secondes. Quinze secondes de préhistoire, et toute l'histoire humaine n'en disposait plus que de cinq pour s'écrire. La voilà qui s'efface dans le dernier centième d'instant, maintenant, sous ses yeux. L'horloge de l'apocalypse atteint enfin minuit. Les douze coups ont commencé à sonner pendant que Cécile entrait en hibernation et à présent, le bouquet final. Autour d'elle on rêve déjà l'après. On souffle les bougies. On se retient.
La voix du clown résonne de nouveau, ridant les eaux, froissant les pierres, couvrant tout.
« Alors ça y est, c'est fini ? Personne ne bouge à part la dame, hein ? Vous méritez bien ce qui vous arrive ! Des veaux ! Des moutons qu’on égorge, et qui ne valent même pas la lame qui les saigne. Misère... Vous sentez la douleur dans vos vielles panses ? Vous la sentez vous fouiller ? Elle prouve que vous êtes encore vivants, mais pas pour longtemps, non, pas pour longtemps... »
Le rire qui suit s'effiloche en sanglots.
Où est-il ? Les derniers feux de Bengale qui crachotent attirent le regard de Cécile vers l'arche rocheuse. Là-haut une silhouette danse ou trépigne parmi les premières fusées du feu d'artifice. Le clown triste !
Deux fontaines d'étincelles se déclenchent soudain entre ses pieds. Il saute, cavale, slalome entre les fulgurances, sa voix hurleuse couverte par les détonations célestes. Cécile cherche un moyen de monter le rejoindre, lui arracher sa télécommande, vite ! Ses yeux éblouis n'accrochent rien dans le noir absolu qui entoure les explosions multicolores et les pluies d'étincelles. Il faudrait...
Mais, trop tard, dans un saut hystérique le clown triste vient de perdre l'équilibre. Son pied roule sur un caillou branlant. Il bascule et tombe dans une myriade de flammèches. Son plongeon fracassant soulève une gerbe d'écume en réponse aux déflagrations du ciel.
Il a crié, tout le monde l'a entendu, tous l'ont vu disparaître. L'eau se referme sur sa promesse temporaire de les sauver un peu.
Cécile sent quelque chose lâcher en elle. Une tension ancienne, attachée à sa personne autant qu'à l'espèce. Cela casse, profond. Elle a l'impression de se fluidifier et de couler jusqu'au sol plutôt que de s'asseoir. C'est Jean-Loup qui la retient cette fois-ci. Il se penche vers elle, s'appuie d'un coude sur un rocher, glisse lui aussi et leurs deux corps s'emmêlent. Il lui prend le visage dans la peau si fine de sa main douce et tiède, plonge dans les yeux immenses de la femme. Il voudrait sans doute garder ce contact, mais bientôt ses paupières flanchent et se ferment.
« Je suis content d'avoir vu ça avant de... Désolé. De vous quitter ainsi. »
Le vieux visage semble se détendre et lisser toutes ses rides. Un dernier soupir et la tête légère s'abandonne sur l'épaule de Cécile. Une éternité s'enfuit en quelques secondes. Les dernières notes du concerts s'évaporent entre les falaises. Le Pont d'Arc replonge dans le noir lorsque toutes les étincelles vives ont été bues par l'Ardèche.
Tout en essayant de garder Jean-Loup contre elle Cécile dégage la guitare de son épaule affaissée, la glisse hors de la housse, cherche des doigts un accord oublié. Cela sonne mal. Elle se demande si elle se trompe de position ou si l'instrument est tout simplement désaccordé.
Qu'est-ce qu'elle jouait, déjà ? Ce traditionnel anglais, oui, dont elle cherche à arpéger l'enchaînement de la mineur, de sol et de mi. Difficile. Et à quoi bon ?
Les pontons flottants ont ramené musiciens et choristes sur la rive. Le chanteur au fourreau lamé s'avance entre les corps affalés, la plupart gémissant. Il s'arrête devant Cécile, tente de s'agenouiller, tombe assis dans un craquement de tissu. Il écoute les notes grêles de la guitare, grimace plus qu'il ne parle.
« Greensleeves ? C'est un peu trop... Helpless, Neil Young, plus facile. »
Oui, Helpless, facile à transposer en ré, la et sol, elle peut essayer.
« Ne vous en faites pas, répond-elle sans qu'on sache si elle s'adresse à Jean-Loup ou au chanteur. Tout ira bien. »
Elle ment, bien sûr.
FIN
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