_4, une lettre
Le temps est une chose complètement abstraite, l'âge aussi. Mais chaque année que je vois passer, je deviens plus lasse encore.
J'ai vingt et un ans. Mes parents sont arrivés tôt ce matin accompagnés de ma soeur rien que pour ça.
Je ne fais même plus semblant d'être heureuse. J'ai reçu deux livres et un habit. Malgré tout, le seul sentiment que j'avais réussi à éprouver est le stress dû à leurs regards fixés sur moi. La soirée n'avait rien d'une ambiance festive. Mon père avait préparé un repas copieux que j'avais à peine goûté. Peu après le dîner, ils étaient partis dans leur chambre d'hôtel.
Mon paternel, grand charmeur, est châtain. Il s'appelle Oscar. J'ai hérité de ses beaux yeux bleus. Sur son dos court un tatouage bariolé dont je m'amusais, petite, à suivre les contours.
Je me couche, épuisée, sur mon lit. J'attrape le livre de la librairie. Je l'ouvre pour la première fois et une lettre en tombe. L'attrapant d'une main frêle, j'hésite avant de l'ouvrir. Elle est rédigée d'une belle écriture manuscrite :
« Emilie;
Je voulais m'excuser si je m'y suis mal pris pour t'aborder. Je n'ai jamais voulu te mettre mal-à-l'aise. J'espère que ce livre te plaira. Il ne parle pas vraiment d'une histoire d'amour mais est très bien. J'aimerais que l'on s'écrive. Si tu veux bien, laisse une lettre dans un exemplaire de Le bleu de tes mots
Evan »
Je n'arrive pas à croire ce que je lis. Je réfléchis à toute allure. Peut-être s'adresse-t-il à une autre Emilie ? Peut-être qu'il n'a jamais écrit cette lettre ? C'est forcément un malentendu. Cette lettre ne m'est pas destinée. Je range la missive dans ma table de chevet.
En lisant mon livre, je cogite. Je sens sur mon coeur une pression pareille à un poing serrant fort une balle. Dans ma tête, la bataille fait rage. Le " moi tout sage " et son armée, sur la défensive, s'attaquent au " moi rebelle ". S'armant de " c'est impossible ", Moi tout sage fait barrage à son ennemi. Celui-ci, loin d'être intimidé, accorde que c'est risqué mais contre-attaque avec " c'est le but, là est tout l'intérêt ". Attaque, réponse, ce manège s'enchaîne à un rythme fou. J'abandonne mon livre pour ne me consacrer plus qu'à la surveillance de cet affrontement. Un mal de tête me prend. Sous mon crâne, Moi tout sage se replie sur son dernier argument : « c'est sans issue ! ». Derrière mon front, le carnage est tel qu'un ouragan aurait pu être passé. Pourtant, après le prétexte final de Moi rebelle, je m'endormis calmement avec dans la tête un seul mot : « Essayons ».
***
Ce matin, en grignotant un biscuit, je commence à écrire une réponse à la lettre d'Evan. Rien ne me satisfait. Je ne sais même pas comment la commencer ! Je décide de me vider la tête en lisant son livre. C'était vrai qu'il est bien. Après quelques minutes, je retourne à ma lettre. Je n'ai aucune envie de me torturer la tête avec toutes ces formules de politesse. J'écris comme je le souhaite et si cela ne convient pas à Evan, tant pis pour lui.
« Evan,
Je veux bien essayer de t'écrire mais je ne pense pas que cela ne t'apporte quoi que ce soi. Ne t'inquiète pas, tout me met mal à l'aise. J'aime beaucoup ton livre.
Emilie »
Lundi prochain, je glisserais cette lettre dans un livre en espérant à la fois qu'il me réponde et qu'il reste muet.
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