_7 Vide, tristesse et désespoir
On peut tout oublier, le vélo, parler, vivre. Tout.
« Émilie,
Je sais que tu as du mal à parler aux gens mais ne penses-tu pas que ce serait plus facile si on se voyait ? Je ne veux pas te mettre de pression où quoi que se soit dans le genre alors fais ce que tu veux. Je te donne rendez-vous samedi, à 16 h 00, à la librairie. Mais si tu préfères ne pas venir, j'aimerais qu'on fasse comme si de rien était. En tout cas que ça n'affecte pas notre relation. Parce que ça me fait du bien d'échanger avec toi, tu es un fille vraiment bien. »
En lisant cette lettre, j'ai d'abord cru avoir mal lu. Mais j'avais beau parcourir l'écriture de mes yeux, les mots ne se changeaient pas. Ils restaient les mêmes.
Je suis de retour chez moi, le papier dans mes mains. Je ne comprends pas. Pourquoi aurions nous besoin de nous voir ? C'était très bien pourtant. Pourquoi les gens ont tant besoin de contact visuel ? Il sait bien que je ne peux pas. Je croyais qu'il était différent, qu'il me comprenait en tout cas. Je pensais avoir enfin trouvé quelqu'un comme moi. Quelqu'un qui valait la peine que je reste. Que je m'accroche, arrachant à ma vie des onces d'espoir. Si j'étais restée jusque là, c'est que je pensais que la vie avait enfin eu pitié de moi. Mais non. Il est comme tout les autres : besoin de contact, de voir, de bouger, de toucher... Alors bien sûr que non, je n'irai pas le voir. Et que croît-il ? Je n'en peux plus d'ignorer, d'oublier tout ce qui ce passe dans ma vie pour ne garder que les bons moments, eux qui sont si infimes. Je ne ferai pas comme si de rien était. J'arrêterai de lui laisser des lettres.
***
Il est vingt-et-une heure, j'entends sonner à ma porte. Je me crispe, qui est-ce ? Mes mains commencent à trembler quand j'entend la voix de ma soeur. Evidemment, c'est le weekend. Cependant, je ne m'attendais pas à ce qu'elle arrive aussi tôt, le vendredi soir. Je me demande un instant ce qui se passerait si je la laissais dehors, dans le couloir de l'immeuble. Mais je me ravise : elle a les clés de l'appartement, elle aussi. Elle entre quand elle veut, comme elle veut. Comme si c'était chez elle, alors que ce ne l'est pas.
Je me lève lentement pour aller lui ouvrir. Quand je me retrouve devant elle, elle a le visage tendu et les traits fatigués. Elle n'est plus la petite fille de mes souvenirs, au teint frais et rigolote. Elle est toujours aussi fine, plate, avec ses long cheveux bruns qui lui descendent jusqu'aux hanches. Mais sa posture est plus courbée, ses pomettes plus pâles, et son sourire a disparu.
Je me pousse pour la laissée entrer. Elle s'appelle Lou. Je me souviens, mes parents se disputaient pour savoir lequel, entre les deux prénoms restant, serait celui de ma future petite soeur. Alors, j'avais proposé Lou, juste comme ça, parce que je trouvais ça mignon. Mes parents s'étaient regardés, avaient souri, puis d'une voix unie avaient dit que c'était bon, on avait trouvé le nom de ma frangine.
Elle s'installe directement dans la petite chambre destinée à mes visiteurs du week-end. Je ne l'aide pas, elle n'en a pas besoin. Je me réinstalle dans mon canapé si vieux qu'il grince même sous mon faible poids. Je suis plongé dans un de mes nouveaux livres quand elle m'interpelle :
- Tu veux manger quoi ?
- ...
- Du riz et du jambon, ça te va ?
- Oui.
Ce seul mot, si petit, si annodin, que tout le monde dit sans problèmes, oui, ce seul mot, il me faut faire un énorme effort pour le prononcer. Avec le poids des émotions de cet après-midi, j'ai encore plus de mal à parler que d'habitude. Ma soeur se retourne en soufflant. Je n'aime pas ma voix. Elle est enrouée, rocailleuse, vielle. Certainement parce que je ne l'ai pas assez utilisée. Avant, quand j'étais au collège, au lycée, j'avais l'impression de parler pour rien, que ce que je disais n'avais pas d'importance. Si on ne me répondait pas, c'était ridicule mais j'avais l'impression que j'avais mal fait. C'est compliqué à expliquer. Vous voyez, quand j'écris, j'ai l'impression que ma "voix" compte. Qu'elle a de l'importance. Qu'elle est utile. Quand je parle, c'est inutile, idiot, embêtant. je n'ai jamais aimé parlé, je n'ai jamais aimé ma voix, mais c'était gérable. Jusqu'à ce que ma seule et unique amie du lycée balance certains de mes écrits ( ceux que j'avais râtés, oubliés et rangés au fond d'un tiroir ) sur le réseau de l'établissement. On a commencé à venir me voir, à me regarder intensément dans les couloir puis à me critiquer et à se moquer de moi. J'ai vécu l'enfer, vraiment, d'être incapable de me défendre, de me protéger, et de tout me prendre en pleine face. Les injures, les mensonges, les trahisons. En trois ans, j'ai perdus ce qu'en quinze ans j'avais fébrilement, petit à petit construit de mes mains frêles. Ces trois années m'ont détruite. Elles m'ont fait perdre le peu d'estime que j'avais en moi, en les autres, et en la vie. J'ai essayé de me suicider peu après ma majorité. Je me demande toujours pourquoi ça n'a pas marché. En quoi j'ai encore de l'intêret à vivre ? je n'ai plus confiance en personne, en rien. Je souffre un peu plus chaque heure qui passent. Evan a peut-être raison de m'inviter. Mais je ne peux pas, je ne sais pas. Non, pire que ça : Je ne peux plus, je ne sais plus.
Il y a cinq ans, le rencontrer aurait été super. Mais c'est trop tard maintenant. Je ne suis plus que vide, tristesse et désespoir.
Annotations
Versions