_7, Le repas
Quand elles se présentent à soi, il faut saisir les occasions. Elles peuvent si vite s'envoler.
Mon cœur va exploser. Il cogne si fort contre ma poitrine que ça doit se voir au premier coup d’œil. « Ce n’est qu’un repas entre amis » je tente de me rassurer. En vain. Je porte un vieux short et une ancienne chemise, mais j’ai mis des collants en dessous de mon short. Oui, je sais, c’est minable, mais j’ai passé une heure à choisir mes vêtements. Pourtant, je ne suis pas le genre de personne à choisir méticuleusement ses habits : je tire au hasard un tee-shirt de mon tiroir le matin. Mais comment faut-il s’habiller quand son ami nous invite à diner ? Google dit qu’il faut rester soi-même. Je sais que ce repas ne veut strictement rien dire mais je voulais être un tout petit peu plus. C’est certainement la raison pour laquelle j’ai utilisé le mascara que ma sœur avait oublié dans un tiroir de mon lavabo.
Revenons-en aux faits : je suis à l’accueil d’un petit restaurant très cosy et Evan est en train de demander une table « dans un coin calme » (il ne veut pas que je me sente oppressée). En attendant de se faire servir, Evan brise le silence, qui commençait à se faire long :
- On venait souvent ici avec mon père, quand j’étais plus jeune. On s’asseyait contre la vitre pour observer les passants, et on leur imaginait une vie, une identité. C’était cool.
- Il n’a pas toujours été aussi dur que maintenant avec toi…
- Non, on s’entendait à merveille lui et moi. Puis, à partir de la troisième, tout a changé. Quand j’allais chez lui, on ne sortait plus. Il fallait tout le temps que je bosse. Aux repas, il me parlait de mon avenir : ce que ses amis pensaient de telle ou telle université, quel parcours était le mieux pour devenir ingénieur aéronautique ou je ne sais quoi… Un jour, il m’a surpris à lire des livres d’astrologie au lieu de faire une disserte pour la fin des vacances. Il leur a arraché les pages et m’a ordonné de tout jeter à la benne. C’est à partir de là que j’ai compris que j’avais perdu mon père.
- Je ne le défends pas, loin de là. Mais peut-être qu’il voulait juste le mieux pour toi.
- Alors il se trompe complètement.
- Il n’y a aucun doute là-dessus. C’est souvent en voulant faire le mieux pour quelqu’un qu’on le blesse.
Sur ce, un jeune serveur nous apporte nos plats. Tout en le dégustant, une idée me vient :
- J’ai trouvé ton prochain défi !
- Dois-je m’inquiéter ?
- Je ne sais pas… Tu dois dire tes quatre vérités à ton père. Peu importe la manière : en face à face, par lettre, par téléphone… Mais je veux que tu aies une discussion sérieuse avec lui où tu ne te laisses pas marcher sur les pieds. Dis-lui ce que tu penses.
- Non.
- Si.
- Emilie, tu peux tout me demander, mais pas ça.
- Pourquoi ? Tu comptes le laisser te dicter ta vie pour l’éternité ?
- Devant lui j’ai l’impression d’avoir trois ans de nouveau !
- Alors prouve-lui que tu as grandi.
- Mais, c’est pas possible !
Evan se lève et s’en va vers les toilettes. Je me sens mal. Peut-être que j’y suis allée un peu trop fort… Je pensais que ce serait une bonne idée, de le pousser à prendre les devants face à son père. Maintenant il doit me détester. Il ne revient qu’au bout d’une dizaine de minutes, l’air décidé :
- Très bien, j’accepte ton défi si tu acceptes le mien.
- Ok !
- Tu ne sais pas encore ce que c’est.
- Je suppose que le jeu en vaux la chandelle.
- Lidia a une sœur ainée qui a eu des jumeaux. Ils ont cinq ans et demi. Je veux que tu face du babysitting.
- Quoi ? Non !
Je le vois hausser un sourcil alors j’ajoute :
- C’est pas pour moi, c’est pour les petits : imagine que je fasse une crise de panique, que je ne les surveille pas bien, ou que…
- Ou que tout se passe très bien.
Je réfléchie un instant mais ne trouve qu’une seule conclusion : il m’a bien piégée. C’est exactement ce que je me dis pour lui et son père en plus. Alors peut-être que je devrais accepter le défi. Après tout, une soirée, ce n’est pas si terrible. Au pire, ça me prouvera que je suis vraiment bonne à rien, au mieux, que j’ai raison de vouloir sortir du puit.
- C’est d’accord. Pour une seule soirée. Et toi, tu as une discussion avec ton père.
- Parfait.
Alors que le serveur vient récupérer nos assiettes, je lui demande s’il s’attendait à ce que j’accepte :
- Je m’attendais à tout Emilie. Tu es une fille pleine de surprises. Mais bon, j’aurai préféré que tu restes dans ta zone de confort.
Plus tard, alors qu'il me raccompagne chez moi, il me prend la main. A peine m'a-t-il effleuré que mon coeur se met à refaire la pirouette entre mes côtes. Sa main est douce, chaude et rassurante. je trouve qu'il a beaucoup de choses rassurantes : sa voix, son sourire, son regard, et maintenant sa main. Je dois avoir un sérieux problème. Je resserre légèrement mes doigts contre sa peau. De son pouce, il caresse doucement le dos de ma main, et chacun de ses mouvements m'électrise. Lorsque nous arrivons au pied de mon immeuble, il me retient un instant.
- Je suis content qu'on ait eu ce repas toi et moi.
- Merci... moi aussi.
Mon dieu ! Plus gênant tu meurs !
Il me fait l'un de ces sourires qui me fait comprendre qu'il pense comme moi. Ses yeux descendent jusqu'à mes lèvres. J'avale ma salive avec difficulté.
Voudrait-il m'embrasser ?
Il se rapproche de moi doucement.
S'il fait ça, je fais une crise cardiaque. Ou je m'enfuis en courant jusqu'à l'aurore.
Il semble hésiter.
En fait, je voudrais qu'il le fasse...
Il finit par gravir le peu d'espace qu'il reste entre nous, et dépose un doux baiser sur ma joue. Mon coeur lâche.
Il s'écarte pour me souhaiter bonne nuit. Je rentre dans mon appartement la gorge serrée. Qu'est-ce qui m'a pris d'envisager plus !
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