La tempête
Deux ans après la prise de York, sous le commandement du hovding Asbjörn nous voguions de nouveau vers l'Angleterre pour faire la guerre aux Anglais et prendre notre part dans la conquête du pays.
Le soleil se lève sur la mer calme. Un vent léger pousse les voiles d'un drakkar élancé, entouré de boucliers, avec la proue représentée par la gueule ouverte d'un dragon. Une cinquantaine de guerriers vikings sont installés. Les hommes sur le pont jouent aux dés, bavardent. Le cuisinier prépare le gruau d'avoine.
Dankard, cheveux aux vents, le vert de ses yeux perdu dans les eaux émeraudes de l'océan, se souvient :
Ce magnifique lever de soleil me rappelle la naissance de mon premier fils. Ça se passait un mois de Mai, quand la nature s'éveillait au printemps. Je revois encore la joie de Ludovika lorsque j'ai composé cette berceuse pour elle :
Puissante est la femme
Qui en son ventre porte
Du guerrier la flamme
Du fils qu'elle apporte
Pour accompagner cet ode, Fredegar tape en rythme sur un tonneau une mélopée lancinante.
Heureux est l'homme
Dont le cœur est pris
Amour en son royaume
Dont son cœur est épris
Tous ont l'air perdus dans leurs pensées au souvenir de ce qui les soutient au combat : leurs familles. Chacun a au village une femme qu'il aime, une famille à protéger, un héritier à chérir.
Erik pose ses mains sur ses genoux et se penche en avant avec un sourire goguenard :
- Toi bien sûr Dankard tu ne penses qu'en termes de poésie et d'esprit, heureusement pour toi qu'il y a des hommes forts qui garantissent la sécurité de ceux que tu aimes.
Le scalde, piqué au vif, rétorque pourtant calmement : – Odin n'avait plus assez d'intelligence à distribuer quand tu es né, alors il a puisé dans la force physique pour compenser.
Tous ceux autour du scalde1 partent d'un éclat de rire. Erik, plus guerrier que philosophe, s'en va dépité, bouder. Björn mécontent, se tourne vers Gunnolf hilare :
- Certains feraient bien de la fermer quand on sait que leur propre femme a réussi à demander le divorce.
Osmund pose ses mains comme des rames, sur ses hanches, pique à son tour :
- Et on sait qu'une femme qui demande le divorce, c'est un mari impuissant !
Aussitôt Gunnolf se lève rouge de colère, brandit sa hache au-dessus de sa tête et déclame d'une voix caverneuse :
- Qui parle d'impuissance ?
Erik place sa masse colossale entre Gunnolf et son adversaire :
- Laisse tomber mon ami, ce ne sont que des plaisanteries, il n'y a pas de vérité là-dedans. N'est-ce pas mes frères ?
Dankard de nature taquine, ne peut s'empêcher de poursuivre :
- Ça c'est toi qui le dit mon gros, je ne vois pas pourquoi je mentirais pour satisfaire la prétention de certains.
Thorketil en fin stratège, déclame une maxime :
- Celui qui est incapable de se remettre en question peut être un preux guerrier avec l'épée, mais flancher sur une provocation verbale.
Björn a levé son corps d'ours recouvert de la fourrure de l'animal, pour s'exprimer :
- Bien entendu, il est facile de jouer les donneurs de leçon lorsqu'on n'est pas pris à part et qu'on a tout pour soi. Quelle importance cela revêt-il d'abaisser l'un des siens à l'aube même d'une bataille, si ce n'est pour se mettre en valeur ?
Dankard, qui ne connaît pas de limites, rétorque :
- Pourquoi aurais-je besoin de me mettre en valeur, si comme tu le soulignes j'ai tout pour moi. Dans ce cas je te retourne la question. Pourquoi rabaisser l'un des tiens au risque de l'affaiblir dans le combat contre l'ennemi ?
Asbjörn impose le silence tout comme le respect. Son statut de chef ne souffre aucune contestation :
- Depuis quand les vikings ne pourraient-ils pas encaisser une remarque des plus logique sur eux-mêmes ? Au contraire de les rabaisser, cela ne peut que renforcer leur esprit combatif. La bataille commence au-dedans de soi et se termine sur le terrain face à l'ennemi. Pour certains, les ressources peuvent être cachées jusqu'au moment du combat. Si quelques uns dévoilent leur force par la parole, d'autres la dévoilent plus facilement par l'épée, et rien ne dit pour autant qu'ils puissent faire montre d'une quelconque faiblesse face à l'ennemi. De même, celui qui joue avec les mots peut avoir l'épée qui flanche, la force n'est pas distribuée de manière égale à tout un chacun, ainsi Odin l'a voulu. Seuls les dieux sont parfaits.
Dankard se résout enfin à plier genou face à son chef :
- Tu as raison hovding1, pardonne-moi, je n'ai pas voulu offenser.
Osmund joyeux que le feu naissant s'éteigne, en profite :
- Ça vaut p'têt une p'tite tournée d'hydromel, dommage que ton cousin ne soit pas là ? Il fabrique un hydromel à se damner, fait-il remarquer à Björn.
Gunnolf, qui n'est pas du genre à plaisanter avec les dieux, avertit :
- Ne parle pas de Loki, il pourrait nous réserver une surprise à sa manière.
Osmund d'un naturel bon vivant, considère les dieux plus en amis qu'en maîtres :
- Je n'ai pas peur de Loki, c'est un farceur.
Erik pose son casque sur un cageot et essuie la sueur qui perle sur son front :
- N'empêche que le farceur il y a trois ans nous a fait perdre toutes nos récoltes en une seule tempête, simplement parce que toi, Osmund, tu lui avais manqué de respect lors d'un banquet.
Björn porte la coupe d'hydromel à sa bouche avant d'enchérir :
- Je m'en souviens de cette fameuse nuit de Walpurgis, le cochon était rôti à point, Froward fêtait son mariage avec sa quatrième femme. Il faisait doux et l'hydromel coulait à flots. J'avais tellement bu que j'ai même pas pu honorer ma douce Ingrid, elle m'en a voulu pendant tout un mois !
Thorketil qui est marié depuis dix ans à la même femme, confirme :
- Ouais c'est vrai que nos femmes sont plutôt rancunières, mais elles sont les meilleures au combat, à la cuisine et pour porter les enfants. Pas vrai Grimhild ?
La guerrière peu bavarde, fait voltiger sa tresse dorée avant d'ajouter :
- Ouais !
Osmund se tourne vers Thorketil pour lui lancer :
- Sauf ta sœur, j'ai jamais vu une femme cuisiner aussi mal. Puisse Frigg protéger son futur mari !
Ces bavardages ont amené une ambiance conviviale sur le pont.
Gunnolf laisse planer son âme dans la nostalgie :
- J'espère qu'après ce raid, nous pourrons nous reposer un peu auprès de nos épouses, cela fait plus de six mois que nous guerroyons. On dirait que notre hovding ne voit la vie qu'à travers de guerre .
Fredegar en bon second, prend le parti de son chef :
- Mais la vie c'est une suite de batailles, rien n'est jamais gagné à l'avance, c'est pourquoi nous les vikings nous devons montrer au monde quels valeureux guerriers nous sommes en remportant des combats. Odin nous récompensera à son grand banquet pour avoir célébré sa puissance à travers nos victoires. Et puis cette victoire sera simple : nous avons battu tellement de fois les Anglais qu'ils font presque partie de la famille !
Cette déclaration est suivie d'un éclat de rire général.
Un des hommes pointe du doigt des cormorans qui volent en triangle vers le nord : Gunnolf, particulièrement superstitieux, explique :
- La magicienne m'a toujours dit qu'un vol en triangle indiquait la direction d'où allaient venir les événements : s'ils viennent du nord cela vrut dire mauvais présage, du sud bon présage.
Thorketil plus terre à terre, intervient :
- Tu dis n'importe quoi, la magicienne est vieille et boit trop d'hydromel !
Gunnolf se sentant piqué au vif : - Comment tu insultes la magicienne ? Viens me le redire si tu es un homme !
Thorketil avec la rapidité de l'aigle, plie les genoux, fait demi-tour et rase les jambes de Gunnolf qui tombe sur son fessier. Aussitôt, Grimhild pare de son bouclier la contre-attaque de l'épée de Gunnolf. Il faut toute la puissance du hovding pour les ramener à la raison :
- Ça suffit ! Les ennemis sont droit devant, poursuivons la route.
Quelques guerriers ignorants des présages s'en retournent le sourire aux lèvres, alors que les autres s'en vont boudeurs. Le gong du cuisinier met tout le monde d'accord malgré l'immonde gruau d'avoine. Un amoncellement de nuages sombres apparaît soudain. Ce revirement entretient d'âpres discussions chez les croyants.
Björn qui est de ceux-là :
- Le ciel devient sombre, on avait raison !
Alors que tout le monde se restaure avec du hareng, le vent se lève. Les nuages s'amoncellent. Les marins commencent à se regarder les uns les autres inquiets, tous. Ils entendent le roulement du tonnerre. Le hovding les rassure :
- Le climat n'a rien à voir avec les superstitions de bonnes femmes.
Fredegar le soutient :
- Notre chef nous a toujours mené à la victoire, c'est pas aujourd'hui qu'il va faillir à sa tâche. Des femmelettes qui tremblent devant quelques nuages sombres et un peu de vent à cause des prédictions d'une vieille folle alcoolique, en sommes-nous là ? Ce n'est pas là, l'âme viking !
Les hommes sont requinqués, et certains renient même leurs croyances, tel Osmund :
- Moi je n'y ai jamais cru.
D'autres tempèrent comme Björn :
- C'est vrai qu'on peut plus trop faire confiance à la vieille, mais faut reconnaître qu'elle a un don, ses prédictions se sont toujours vérifiées. Il vaut mieux être prudent.
Comme pour lui donner raison, la mer s'agite, les voiles se gonflent à l'extrême. Asbjörn, sur le ponton, hurle ses ordres : – Abaissez la voile ! Sortez les rames ! Maintenez le cap !
Erik prend le gouvernail sous une mer qui se déchaîne poussée par un vent furieux. La peur de quelques uns gangrène l'équipage. Surtout lorsque le bateau tombe dans des trous avant d'être propulsé par des vagues gigantesques qui déferlent sur le pont. Chacun s'accroche aux rames, Erik tient le gouvernail de toute sa force d'ours. Une pluie diluvienne tombe sur le pont. On écope à toute vitesse. Le capitaine ordonne de jeter du lest. Quelques marins se font emporter par les flots dans des hurlements de terreur. D'autres s'attachent qui au mât, qui aux boucliers. Erik semble ne rien sentir de la tempête, toujours accroché à son gouvernail. Le chef Asbjörn passe à chaque poste donner des directives, aider tout le monde comme si la tempête n'avait pas d'effet sur lui. Au passage, il sauve de la noyade in extremis un marin qui le remercie plein d'admiration. Fredegar lance toute la batterie de cuisine à la flotte malgré la colère du cuisinier qu'une vague fait taire brutalement. Cependant, il a encore la force de hurler : – Pas mon lard ! Pas mes poêles !
Le scalde Dankard, attaché au mat récite une ode à la déesse Ran pour cesser sa colère et au dieu de la mer Njord afin de les protéger. :
Njord, dieu des océans,
Ne dirige pas sur nous
Tes foudres céans
Ran déploie tes filets
Pour nos courageux marins
Afin qu'ils vivent demain
Des temps de paix
Grimhild accrochée à la proue au cou du dragon, scrute l'horizon. Le bateau fait des montées et descentes impressionnantes. L'équipage se tait, sauf quelques plaintes qui s'élèvent par-ci par-là :
- Pitié Hel, je ne veux pas finir noyé, accorde-moi de mourir en guerrier !
On entend résonner la voix d'Osmund, couvrant le tonnerre des vagues :
- Ferme-là notre destinée n'est pas de mourir parmi les poissons.
Comme traversant un tunnel, on entend la voix de Gunnolf :
- Je vous avais prévenu pour le mauvais signe, vous n'avez rien voulu savoir !
Il semble que la seule réponse qui lui est envoyée soit :
- Ta gueule !
Au cœur de la tempête, une voix monte du plus profond de la mer :
- Guerriers ! Aujourd'hui votre courage sera mis à l'épreuve.
Tout le monde se regarde mi effrayés mi intrigués. Une puissante vague recouvre le navire une dernière fois, puis c'est le calme.
On s'ébroue dans une sourde inquiétude générale. Personne n'ose parler de ce qu'il a entendu, pourtant chacun aimerait pouvoir l'extérioriser. La mer est redevenue calme. Les guerriers se détachent les uns après les autres, et se remettent à vaquer à leurs occupations tout en inspectant le navire.
Osmund relève :
- On dirait que c'est terminé.
Le chef fait le tour du bateau :
- Tout le monde est là ? Fredegar, je te charge de me transmettre le rapport sur les dégâts humains et matériels.
Fredegar revient quelques minutes plus tard avec de mauvaises nouvelles : – Il manque une dizaine d'hommes.
Asbjörn met un genou à terre, plie son bras droit sur son cœur, imité par ses hommes d'équipage. Dankard entonne une prière à Odin pour honorer les disparus :
Nous te supplions Odin de recevoir nos frères en ton Walhalla,
ils sont morts bravement contre les éléments déchaînés,
ils sont morts en guerriers.
Accueille-les en ton banquet et nous boirons à ta santé !
Fredegar s'approche du chef avec précaution et poursuit son sinistre inventaire :
- Il ne reste plus qu'un tonneau de harengs.
Rambert ajoute rancunier :
- Il y en a plus dans la mer, si on m'avait laissé faire, on aurait à manger.
Le hovding se tournant vers son second, interroge :
- Où sommes-nous ?
Tout le monde regarde autour de soi : une brume épaisse recouvre la mer.
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