Planter le décor
Le vent soufflait. Vraiment fort. Les arbres déracinés volaient, les tuiles, les pavés, les pierres, le bétail tourbillonnaient dans les airs dans un fracas terrifiant. Les nuages d’orage, amoncelés, obscurcissaient le ciel par-delà l’horizon, laissant s’échapper de longs rubans de feu qui frappaient la terre avec la puissance destructrice des Dieux Créateurs. Une pluie diluvienne lavait tout, inondait tout, transformant les tranquilles prairies de Leverstrand en un morceau d’Enfer. Les terres les plus paisibles, changées en un champ de bataille impitoyable, creusé par la foudre, recouvert d’un mélange de boue, de pierres, de cultures, d’animaux noyés et de combattants. Des morceaux d’armures flottaient çà et là, des cadavres emportés par le courant se retrouvaient bloqués par un morceau de mur un peu plus résistant que d’autres. Les morts les plus récents teintaient le fleuve déchaîné d’un rouge léger, qui se mélangeait rapidement au reste des eaux troubles. De temps à autres, les innombrables gouttes de pluie se changeaient en flèches impitoyables, offrant au Styx de nouveaux corps, offrande des puissants Dieux Supérieurs à leurs confrères souterrains qui n’y étaient pour rien.
Au loin, emportés par la tempête, des hurlements luttaient contre le destin. De courageux héros faisaient face aux éléments, aux ombres, aux monstres qui les attaquaient. Leur radeau de fortune, aux bords disloqués, aux cordes rompues, instable, humide, glissant, était la seule chose qui assurait leur survie. Encore fallait-il qu’il tienne. Encore fallait-il qu’ils tiennent. Les trois défenseurs et leurs boucliers épineux, plantés de flèches, blessés, tenaient maladroitement debout, tentant de prendre les coups que leur second rang ne pouvait pas contrer. Cinq magiciens, tournés vers les cieux, psalmodiaient pour une éclaircie, un instant de soleil. Un instant de bonheur. Et derrière eux, prostrés, les deux survivants d’un combat qui se poursuivait toujours. Qui se poursuivrait toujours.
Ils avaient déjà tant perdu. Ils avaient déjà tout perdu. Et ils perdraient encore.
Sans doute parce que c’était la fin du monde.
C’était la fin du monde, alors qu’ils avaient tout fait pour l’empêcher. Et ils avaient échoué. Comme tant d’autres avant eux. Tout ça pour une raison. Une raison injuste. Terriblement injuste. Injuste et immorale, mais gravée dans le marbre, si profondément qu’ils n’avaient pu la changer. Si profondément que tout le sang qu’ils avaient versé aujourd’hui ne remplierait pas ses veines.
Ils avaient combattu des monstres, sauvé des enfants, des familles, libéré des dragons, vaincu des seigneurs du mal, ils avaient résolu des énigmes, brisé des malédictions, rétabli l’ordre et la justice, l’équilibre de la vie, ils avaient tout fait, tout ! Exactement comme le voulait la prophétie ! Exactement comme le voulaient les Dieux ! Exactement comme stipulé dans le contrat !
Mais ils n’étaient pas les élus. Ils n’étaient pas les élus. Ils n’étaient que des gens, parmi d’autres. Ils n’étaient que du menu fretin, des villageois, des anonymes. Des humains, comme on en croise partout. Des êtres de peu d’importance. Des moucherons qui pouvaient vivre leur vie comme ils l’entendaient, mais qui n’accéderaient jamais à un semblant de rang supérieur. Qu’ils le veulent ou non, ils resteraient des insectes, des cadavres, des marchepieds pour les puissants, les choisis, les élus.
Les aimés des Dieux les piétineraient, de toute façon, ils ne les verraient même pas, ils ne sauraient jamais leurs noms, leurs têtes ou leurs aventures. Ils ne verront jamais l’ombre, la forme de leur corps. Ils seront « les autres », les victimes, les pauvres âmes, mais jamais plus. Un groupe sans nom, sans visage, sans lien. Une montagne de cadavres, plongée dans l’ombre, au loin. Combien de personnes la composent ? Personne n’en sait rien. Et personne ne cherche à savoir.
Tout le monde s’en fiche.
Et pourtant, sans eux, ils seraient tous morts. En fait, puisque les Dieux refusent de le reconnaître, c’est très probablement ce qu’il va se passer d’ici quelques heures. Car les intempéries infernales, les attaques de monstres, les terribles combats ne se déchaînent pas uniquement dans ces plaines. C’est l’entièreté du continent qui en souffre. C’est l’ensemble des populations qui les subissent.
Mais pas les élus. Non, les élus sont déjà morts. Depuis longtemps. Tués par leur propre bêtise, leur propre arrogance.
Qui a dit qu’un héros était immortel jusqu’à ce qu’il finisse sa quête et terrasse le terrible démon ?
C'est pas moi.
Qui a dit qu’un héros devait être l’élu des Dieux pour accomplir sa mission ?
C'est toujours pas moi ! Ça va durer longtemps cette histoire ?
Est-ce qu’il faut vraiment que je le dise ?
Oui !
Qui a dit qu'on devait prendre en main son propre destin, sauver le monde puisque ceux qui sont censés le faire sont tous des imbéciles qui avancent à la vitesse de l'escargot ?
Ça, c’est moi.
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