Le Bureau et les Prophètes (enfin, s'ils y arrivent...)

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Le jour se leva et avec lui trois drôles d’oiseaux très pressés. Chacun étira ses plumes, les faisant miroiter au soleil matinal. Tous avaient des couleurs singulières, des auras troublées, volatiles, instables. Tous avaient des formes, des tailles, des éclats inhabituels. Un seul cependant se montrait à visage découvert et sans doute n’aurait-il pas dû, puisque ceux qui savaient se détournaient et se détourneraient encore de lui jusqu’à la fin des temps. Les deux autres n’avaient d’effrayant que leur peau irisée, leurs regards brillants, leur chevelure monstrueuse. Leur réceptacle de chair que la plupart trouvaient repoussants restait dissimulé par de larges capuches, des manches et des gants, des couches et des couches de vêtements. Comme une honte, une différence. Un mystère, pour les passants. Qui donc pouvait se dissimuler sous tant de fausses apparences, de masques et de couches de tissus ? Des assassins ? Des espions ? Pas des héros, en tout cas.

Non, bien sûr ! Les héros se baladent à visage découvert, leur peau brillant à la lueur du soleil comme les neiges éternelles et leurs yeux sont des pierres précieuses. Et ne me lancez pas sur leurs cheveux, leur taille, leurs tenues, leurs magies… Rien que de l’extraordinaire. Si si, j’ai lu ça aussi. C’est aussi pour ça que je pars à l’aventure, moi, la verte, le reptile. Sachez que jamais on ne m’a insultée pour ça. Jamais. Et je ne vois pas pourquoi ça commencerait maintenant.

N’est-ce pas ?

En sortant de chez moi, Ilphas jette un regard à mon capuchon et sourit.

« Quoi ?

— Oh, rien.

— Dis-moi !

— Je me disais juste que tu ne cachais pas ce qu’il fallait, c’est tout.

— Comment ça ? je m’exclame en vérifiant une douze millième fois ma mise. On ne voit rien ! Je pourrais aussi bien être humaine !

— C’est bien ce que je disais, soupire-t-il avec un sourire. »

Qu’est-ce qu’il raconte, encore, celui-là ? Il est vraiment étrange depuis hier… Ça doit être le stress.

« Allez, bouge-toi, on y sera pas avant l’ouverture du Bureau sinon. »

Ils franchirent sans problème la porte qui menait vers la ville. Elvire connaissait le chemin pour y être allé tous les jours depuis trente ans, mais son ami se contentait de la suivre, laissant traîner ses regards sur le bord de la route et notamment sur les diverses plantes qui poussaient à quelque distance d’eux. Il les inspectait du coin de l’œil, toujours attentif à ses environs, ce qui le ralentissait considérablement. Déjà que ses jambes n’étaient pas bien rapides, la distance se creusait de plus en plus. Et puis, son amie s’arrêta soudain, un air bête sur son visage sans nez.

« J’ai oublié ma monture ! »

Un air bête, en effet.

« Comment tu as pu… Oh, tu sais quoi ? On va faire sans, hein. Pas très envie de faire demi-tour pour me faire distancer immédiatement par une bestiole mal lunée. Allez, viens.

— Continue à avancer, j’arrive tout de suite !

— Quoi ? Mais tu m’as entendu ou pas ? Ça fait une demi-heure qu’on marche !

— T’inquiète pas, je te laisserai pas derrière !

— Quoi ? »

Mais elle était déjà partie. Et à toute allure, qui plus est, laissant Ilphas livré à lui-même, chargé d’arriver à bon port sans avoir la moindre idée de la route à prendre. Il n’avait plus qu’une espérance, c’était qu’une âme charitable ait placé un panneau au premier embranchement pour lui indiquer le bon chemin, sans quoi… Il déglutit. Avec sa chance et son sens de l’orientation, il finirait dans je ne sais quel piège ou sur un champ de bataille avant midi. Enfin, de toute façon il n’avait pas le choix. Il pouvait aussi avancer suffisamment lentement pour faire en sorte de ne pas arriver à un quelconque croisement avant qu’elle ne revienne…

Et comment faire ça mieux qu’en cueillant chaque herbe et en l’examinant sur le bord du chemin, un pas après l’autre, une herbe après l’autre…

Ce travail l’occupa suffisamment longtemps pour qu’il se retrouve avec les poches débordantes de plantes sans avoir avancé de deux mètres. Heureusement pour lui, le son clair des sabots d’un cheval résonna, salvateur. La voix de son amie s’éleva, étrangement rassurante.

« Ah oui, effectivement. Je pensais pas que tu étais aussi lent. J’ai bien fait d’aller chercher le cheval finalement. »

Il la regarda. Elle le regarda. Ils échangèrent un regard. Un silence. Elvire ne riait pas. Sur son long visage verdâtre, vaguement humain, aux yeux reptiliens et au nez réduit à deux fentes, un air triste et sérieux – ô rare vision – assombrissait son visage. Elle esquissa un faux sourire.

« Tu montes ? »

Il voulait lui poser la question. Il en brûlait. Mais quelque chose lui disait que ce n’étaient pas ses affaires, qu’elle lui en parlerait si elle s’en sentait le cœur trop lourd pour le cacher. Et il n’était pas suffisamment impoli pour l’y forcer.

Il monta. Sans un mot, sans dissimuler son inquiétude. Car c’était son silence à elle qui lui serrait le cœur. Qu’une telle pipelette se taise ne pouvait vouloir dire qu’une chose. Qu’un drame.

Est-ce que quelqu’un était mort ? Malade ? Disparu ? Ses parents peut-être ? L’avait-on insultée ? Bafouée ? Maltraitée ? Est-ce qu’elle avait fouillé dans les ruines de sa maison ?

Cette dernière hypothèse, bien que peu probable, le fit frissonner. Si elle savait alors… Il n’aurait plus aucun allié dans ce monde. Plus personne. Tout le monde au village s’en doutait, à part ses parents mais avec une enquête… Avec une enquête, il deviendrait une cible à abattre. Ils lui retireraient Elvire, si elle n’était pas déjà partie d’elle-même… Y survivrait-il ?

« Ilphas ? Ilphas, tu m’écoutes ? Ilphas, hé ho ! »

Quelque chose le toucha. Il secoua la tête.

Il faut bien dire que je l’appelle depuis plusieurs minutes et qu’à part un regard vide et une absence totale de réaction, je n’ai pas vraiment obtenu d’autre résultat. Donc j’ai cédé et je l’ai frappé. Bien fort. Du poing. Dans le nez.

Hé, ne me jugez pas. C’est un nain, il est pas en porcelaine. Et son nez va très bien. Ma phalange, par contre…

« Bon, les rigolos, votre droit de passage, il est où ? Et puis tant qu’à faire, autant vous demander ce que vous venez faire ici, deux tarés dans votre genre ça rentre pas au palais, ça c’est sûr. »

Le garde commençait à s’impatienter.

Faut dire, je le comprends. Entre la queue qui ne fait que s’allonger, son supérieur derrière qui surveille et le festival auquel il ne peut pas participer à cause de son travail… Pas simple d’être péagiste en ce moment. Mais c’est pas de ma faute si cet abruti ne répond pas et si c’est lui qui a la bourse… Enfin, le cheval, mais bref, je n’y ai pas accès.

Cela va sans dire, Elvire n’avait pas conscience du danger qui guettait tout voyageur qui remettait tout son argent entre les sabots d’un quadrupède capable de paniquer à la vue de sa propre ombre…

Passons. Maintenant qu’Ilphas m’a passé cette fichue bourse et que j’ai pu payer les droits de passage en expliquant à monsieur l’agent dans des termes parfaitement légaux que nous nous rendions au Bureau des Prophètes, qu’il m’a ri au nez et s’est empressé de nous démontrer par tout un tas de raisonnements illogiques qu’on ne nous y recevrait pas, nous déambulons bon gré mal gré au milieu d’une foule colorée, bruyante qui, entre deux étals de nourriture, de bougies et de tissus, une douzaine de poules et quelques chiens, trouve tout de même le temps de nous fusiller du regard. Pourquoi donc ?

Je hausse les épaules. J’en sais rien et je ne veux pas savoir. Mais ça m’ennuie de ne pas pouvoir leur demander si le Bureau est ouvert. Entre les jours de fête, les congés et autres prières nécessaires aux Grands Dieux, certaines périodes sont particulièrement gênantes pour ceux qui, comme moi, préféreraient avoir les informations qu’ils veulent le plus vite possible. Et énoncées le plus clairement possible, aussi. Parce que les Prophètes, c’est déjà pas très clair, alors les Prophètes alcoolisés… Si si, je vous jure, ça arrive.

Et nous aussi, d’ailleurs. Enfin, si l’enseigne dissimulée par les rubans et les cotillons est bien celle du Bureau, parce que j’ai un doute. Ce n’est pas écrit comme ça normalement. Et la porte n’est pas ouverte. Elle est jamais ouverte. Jamais. Même quand il fait une chaleur à tuer une salamandre, ils gardent les portes, les fenêtres, tout fermé.

Ça sent pas bon tout ça. Pas bon du tout.

Surtout que… C’est moi ou quelqu’un crie ?

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