Pourquoi faire des cartes quand on ne sait pas les lire ?

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Je m’en suis sortie sans problème, en traînant Ilphas derrière moi. Je pense qu’on devrait réécrire certaines expressions, d’ailleurs. Parce que ce n’est pas comme si j’avais porté un truc qui pèse le poids d’un âne mort, il en pèse facilement deux et en plus, il est ivre mort au point de se mettre à chanter à tue-tête en pleine nuit alors qu’il risque de se faire tuer au moindre bruit, donc vous imaginez bien que ce n’est pas facile d’arriver sans réveiller personne de l’autre côté du village. Donc je propose de remplacer les ânes morts par des nains ivres morts. Plus réaliste, plus concret et une bonne pub contre les abus de l’alcool. Et puis Ateus nous a rejoints avec le cheval et on a choisi de camper un peu plus loin sur la route. J’ai pris le premier tour de garde, de toute façon les deux autres avaient bu…

Toi aussi.

Moins.

Les vapeurs d’alcool…

Certes. Mais je marchais droit. Même à cheval, Ateus titubait. C’est l’haleine de mon père, je crois. Enfin bref, toujours est-il que j’ai pris le premier tour de garde pour des raisons de sécurité. Et j’en ai profité pour essayer de comprendre quelque chose à cette histoire de ville du Chevalier Rubis. J’en avais déjà entendu parler, mais impossible de me souvenir d’où. Alors j’ai fouiné dans les affaires du prophète et j’ai récupéré une carte de la région tout en essayant de comprendre cette histoire de village au sud mais au nord. Alors j’ai inspecté le parchemin en essayant de voir où était le nord et où était le sud, et où on était, nous.

Autant vous dire qu’au matin, je n’en savais pas plus et j’avais surtout réussi à me perdre mentalement devant un bout de parchemin gribouillé et à moitié effacé où le relief se confondait avec les routes et les forêts avec les villages. J’en suis venue à chercher le cartographe qui a pondu un truc aussi illisible pour pouvoir le maudire, parce que je sais lire une carte quand-même. Je me suis entraînée. Ça m’a bien pris cinq ans, mais je sais que s’il y a bien un truc à regarder sur une carte, c’est le nord et l’échelle. Ben cet imbécile n’est même pas fichu d’indiquer le nord. Et je ne suis même pas sûre que ce soit la même échelle partout. À tous les cartographes, je vous en prie, arrêtez de faire des cartes incompréhensibles. C’est le genre de chose dont on ne peut pas trop se dispenser, alors si elle est faite par quelqu’un qui ne sait pas faire, autant se perdre sans carte, c’est plus rapide et au moins on sait qui blâmer.

Celui qui a fait cette carte ne sait pas les lire, Elvire, alors ne t’en étonne pas trop. Et puis, tu n’as pas vraiment monté la garde, donc je pense qu’on peut s’estimer heureux que personne ne vous ait attaqués.

Je me retourne, regarde le feu qui brûle encore malgré lui et y jette la carte. Un problème de réglé. Il n’y a plus qu’à...

« Elvire ? Elvire !

— Ilphas, du calme ! Tu vas réveiller Ateus !

— C’est déjà fait… Oh, ma tête… Je ne pensais pas avoir autant bu... »

Le nain semblait en pleine forme, énergique, prêt à sauter sur le premier ennemi qui se présenterait. Son voisin, les yeux cernés et à peine ouverts, se passait la langue sur les lèvres en se disant qu’il boirait bien un verre d’eau. Ou un étang, à la réflexion. Étonnamment, seule Elvire, qui n’avait pas dormi de la nuit, semblait prête à partir, malgré les poches sous ses yeux qui papillonnaient au point de menacer de la faire s’envoler. Heureusement que sa queue faisait contre-poids sans quoi elle décollerait déjà de quelques centimètres.

« Bon, on va par où ?

— Vers… Euh… Le nord ?

— On va vers le sud depuis hier non ?

— Vous êtes sûrs ?

— Vous voulez que je vérifie sur la carte ?

— Pas possible, je l’ai brûlée.

— Mais…

— Elle était illisible, j’y comprenais rien, ça m’a donné mal au crâne, je l’ai jetée. D’autres questions ?

— Mais… Ma carte ! J’y avais passé des heures !

— C’est toi qui l’a faite ? Cette absurdité sans échelle, c’est toi qui l’a faite ? Et ça t’aurait foulé un doigt de pied de mettre le nord dessus ? Ou de tout noter de manière claire ?

— Parce que tu sais mieux faire les cartes que moi, toi, maintenant ? »

Malheureusement oui, Ateus. Non seulement Elvire se débrouillerait mieux que toi pour les lire, mais elle serait capable d’en faire une plus claire. Pas forcément plus lisible, mais plus claire, oui. Et puis elle saurait ce qu’elle a écrit dessus, elle.

Je ne peux m’empêcher de sourire. Pour une fois qu’on est d’accord. Ça ne nous donne pas la direction, mais au moins on est d’accord, cet homme est un idiot.

On peut dire ça comme ça… Disons que ses talents sont ailleurs. Mais concentre-toi sur les autres et laisse-moi raconter ça tranquillement veux-tu. Allez, ouste !

« Bon, reprit Elvire. On continue vers le sud ?

— Vous êtes sûrs que c’est le sud ? insista Ilphas, visiblement inquiet. »

Il y eut un moment de flottement. Ateus et Elvire échangèrent un regard, ils vérifièrent derrière eux et ne semblèrent pas plus avancés. Ils ne l’étaient effectivement pas, ayant tous les deux un sens de l’orientation digne de celui d’un écureuil.

« On vient d’où ?

— De là-haut !, pointa le Prophète.

— Donc on va en bas.

— Si on retombe sur le village, je vous promets…

— Va pas nous porter malchance, Ateus ! s’exclama Ilphas, le regard sombre. J’ai pas spécialement envie de retourner au village.

— C’est sûr que quelqu’un qui a fait brûler sa propre maison n’y voit probablement aucun intérêt. D’ailleurs, ça te dirait de nous partager les raisons de ton geste ? Ou c’était juste comme ça, une envie du moment ?

— Tu veux mon envie du moment dans ta face ? Non ? Alors tais-toi et avance. »

Ils se mirent à nouveau en route, en espérant croiser un village un peu plus accueillant. Il serait faux de dire que la remarque d’Ateus n’avait rien ravivé dans l’esprit de la demi-lézarde, mais elle ne voulait pas le presser. Elle n’avait rien entendu lorsqu’ils étaient dissimulés, trop occupée qu’elle était à maîtriser le nain alcoolisé et le chaos qui régnait dans l’auberge l’en aurait de toute manière empêchée. Elle lui faisait confiance, mais la gravité des conséquences d’une simple amitié avec cet homme, enfin ce nain, la rendait songeuse.

Elle ne voulait pas l’apprendre par des moyens détournés, et le confronterait en temps et en heure, mais il était trop tôt. Bien trop tôt encore.

Ils avançaient donc en silence, vers le sud, à travers la plaine verdoyante et l’immensité des plaines, longeant les champs, le nain profitant du silence et de sa monture pour contempler le monde et réfléchir à sa propre position. Une position bien infime, mais qu’il savait avoir un impact sur lui et sur son entourage. Et la douleur qu’il ressentait à cet instant était étrangement supportable. Il la gardait en lui, comme enroulée autour de son cœur, supportant ses fluctuations sans un mouvement qui puisse trahir sa souffrance. Il la gardait en lui comme une fleur ou un serment, alors qu’elle lui déchirait la poitrine de toute sa force. Mais la laisser exploser, ici, là, même ailleurs, même loin, c’était prendre un risque, et chaque fois, ce risque l’avait condamné à l’exil, loin des gens qu’il aimait, et qui ne l’aimaient pas assez pour comprendre. Alors il avait pris l’habitude de voyager, il connaissait ses limites, s’installait jusqu’à ce qu’il ne puisse plus endurer la douleur, la laissait éclater et repartait sur les chemins, le plus loin possible de là où il était auparavant.

Mais peut-être que cette fois-ci c’était différent. Ateus semblait l’avoir accepté, ou du moins ne pas y faire suffisamment attention, et Elvire… Elvire n’en savait rien, mais elle devait savoir. Ne serait-ce que parce que ses parents savaient et qu’entre eux et lui, il préférait qu’elle l’apprenne par lui. Sans ça…

Elle le haïrait pour toujours.

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