Mission secrète
J’arrive chez Lucas en une quinzaine de minutes. Après avoir dit bonjour à ses parents, je descends au sous-sol (aménagé en un petit salon spécial soirées à trois, avec canap, télé et tout ce qu’il faut) pour rejoindre mes deux amis.
- Et bah enfin ! lance Lucas en me voyant. Comment vont papy et mamie ?
- Ils se portent à merveille, et vous, les gars ?
- On irait mieux si t’arrêtais de nous abandonner pour aller les rejoindre, me réponds Baptiste avec un air faussement blessé sur le visage.
- Je suis désolé, les mecs, vraiment, je…
- C’est bon, c’est bon, je rigole ! rit-il. Bon, rejoins-nous, j’ai fait vingt-cinq petits papiers !
Il pointe du doigt la table basse où une casquette retournée sert d’urne pour des dizaines de bouts de papiers blancs.
- Qu’est-ce que c’est ?
- Bah je me suis dit que, comme d’hab, on allait s’engueuler pour choisir les trois James Bond à regarder ce soir. Alors j’ai écrit les vingt-cinq films sur vingt-cinq papiers pour qu’on ait simplement à piocher ! Vas, y dis le : Baptiste, t’es un mec super intelligent, j’aimerais avoir ton cerveau.
- Dans tes rêves, mec. Mais c’est vrai que c’est une bonne idée, qui pioche en premier ?
- Moi ! s’empresse Baptiste. Logique, c’est moi qui aie inventé le concept.
Lucas intervient soudain :
- Attends, attends, je te fais pas entièrement confiance, alors tu nous montres le papier que tu pioches, c’est OK ?
Baptiste prend son air le plus offensé, et lance théâtralement :
- Tu me penses capable de mentir ? Sérieux, Lucas, ça fait plus de dix ans qu’on est potes. Tu es un frère pour moi, je pensais pas que tu avais une si basse estime de moi.
On lève les yeux au ciel, amusé par cet habituel monologue.
- Je te connais, mec, tu aurais très bien pu inscrire uniquement tes films préférés et enlevé ceux que t’aimes le moins. On devrait même peut-être compter les papiers.
Baptiste s’indigne un peu plus, et avant qu’il recommence à parler, je les interromps en bon médiateur :
- Ca va, ça va, Baptiste, on te fait confiance. Pioche, ou on regardera jamais nos films.
Il prend soin de lancer un regard noir à Lucas avant de s’avancer un peu sur le canapé et de choisir soigneusement son petit papier. Il le déplie, nous regarde l’un après l’autre et pose enfin les yeux dessus. Ces derniers s’agrandissent de joie alors qu’il nous lit le titre :
- CASINO ROYALE !
- Comme par hasard, marmonne Lucas.
Je vérifie la véracité des propos de Baptiste alors qu’il se lève pour effectuer une danse de la joie en chantant :
- Yeah, yeah, Casino Ro-yale, Eva Green, me voilà, yeah, yeah…
Lucas et moi le regardons comme un fou jusqu’à ce qu’il s’arrête enfin pour nous demander :
- Vous trouvez pas que Sarah ressemble vachement à Eva Green ? C’est peut-être pour ça que je suis autant amoureux d’elle…
- Ouais, le sosie parfait, je dis.
- Je comprends même pas comment on n’a pas pu s’en rendre compte avant.
- Ouais, c’est ça, moquez-vous. Mais quand vous serez à notre mariage, vous serez jaloux.
Je rigole à cette image, sachant très bien que Sarah n’en a rien à faire de Baptiste. Lucas me regarde d’un air complice, et face à notre silence, notre ami continue :
- Ah, vous parlez plus, tout à coup ! Bon, vas-y, Lucas, à toi.
Lucas s’exécute, il prend un papier au hasard et l’ouvre avant d’annoncer :
- Quantum of Solace. Encore un film avec Daniel Craig, comme c’est étrange, Baptiste.
Ce dernier ne réagit pas (attitude assez mature pour un personnage tel que lui), et je ne dis rien non plus, même si tout comme Lucas, je sais que Daniel Craig est l’acteur préféré de Baptiste. Sans un mot, j’attrape à mon tour un papier et l’ouvre. Bon…
- Casino Royale.
Lucas et moi tournons la tête vers notre ami pile au même moment, lui ne nous regarde pas, un petit sourire sur le visage.
- Tu vois, Bapt’, je te voyais comme un frère, commence Lucas.
- Je peux pas croire que tu nous aies trahis comme ça, je continue.
- Tu peux pas imaginer comme ça me brise le cœur.
- Roh, ça va, je l’ai mis deux fois pour avoir plus de chance de tomber dessus, c’est pas un crime. Re-pioche, Jules, ça va pas vous tuer.
Nous nous marrons et je reprends un papier. Opération Tonnerre. Tout va bien, cette fois c’est Lucas qui est heureux : c’est son film préféré.
Nous nous installons et lançons ce dernier film, le plus ancien des trois. Le générique passe, et mes deux amis se plongent dans l’écran, sérieux, silencieux, une attitude typique de nos soirées-films, et qui n’arrive en aucun autre cas. Incapable de me concentrer, l’esprit encore dans les bras d’Ange, j’attrape mon téléphone pour lui envoyer un message.
Jules : Opération Tonnerre, ce soir. J’aurais aimé que tu sois là.
J’envoie mon message, et regrette une seconde après. Mon texto est idiot : il aurait très bien pu être là, si j’avais eu le courage de parler de lui à mes amis. Mais comme d’habitude, Ange ne relève pas ma lâcheté, et me réponds simplement :
Ange : Tu devrais leur faire regarder les films que je t’ai conseillés. Ca devrait être illégal de ne les avoir jamais vus.
Jules : Je veux tous les voir avec toi avant.
Mon message est niais, mais je me rends peu à peu compte que je le suis souvent, avec Ange. Sa réponse ne se fait pas attendre :
Ange : Je te les montrerai tous. J’adore te voir découvrir mes films préférés.
Jules : Tant mieux, parce que j’adore regarder tes films préférés.
Ange : Au fait, tu vas à la soirée d’Halloween de Juliette ? J’y serai.
Depuis notre rencontre, nous ne nous sommes pas retrouvés dans une même soirée tous les deux, et le souvenir que j’ai de celle que nous avons partagée me donne clairement envie de recommencer. Mais qui dit soirée chez Juliette dit présence de Lucas et Baptiste, détail assez important. Je soupire, je gèrerai leur présence plus tard, j’ai assez fait de peine à Ange pour aujourd’hui.
Jules : J’y serai. Enfin, je crois, Lucas ne nous en as pas encore parlé.
- A qui tu parles ? me chuchote Baptiste, à côté de moi, en voyant fixer mon écran.
J’éteins vite mon portable et le range dans ma poche.
- Personne.
- Taisez-vous ! C’est la meilleure scène ! s’offusque Lucas, à l’autre bout du canapé.
Baptiste se retourne pour lui faire une grimace puérile avant de revenir vers moi, plus motivé que jamais :
- Si c’est personne, donne-moi ton portable.
- Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
- Parce que tu ne parles à personne, alors tu n’as rien à cacher.
Je soupire et resserre ma prise sur mon téléphone. Si je continue à mentir, il trouvera un moyen de me voler mon téléphone. Si je dis la vérité… Il y a trop d’inconnus possible. Attitude bizarre parce que je suis gay. Colère parce que je ne leur en ai jamais parlé. Pleins d’’autres variables que je ne veux pas imaginer. Avant que la panique ne me gagne, j’opte pour une option intermédiaire. Abstraite.
- Ouais, je parle à quelqu’un.
Je sens mes joues chauffer alors que Baptiste ouvre de grands yeux en se saisissant de la télécommande pour mettre le film en pause.
- Qu’est-ce que tu fous, Bapt’ !
- Jules parle à une meuf ! Jules parle à une MEUF !
- Mais non ?
- Non, enfin, oui, mais c’est rien de fou, dis-je, mortellement gêné. Et si on regardait la fin du film ?
- Non ! crie Baptiste. Ca fait deux ans que tu n’as pas embrassé de fille, frère. Je commençais à croire que t’étais gay.
Mes joues chauffent encore plus. Bordel, j’ai sûrement bien fait de ne pas dire toute la vérité d’un coup. Comme pour me sauver, Lucas intervient :
- Qu’est-ce que tu me racontes, Baptiste ? Tu n’as jamais embrassé de meuf de ta vie, le plus gay de nous trois, c’est toi.
- Tu sais très bien que je me préserve pour Sarah. Mais c’est pas le sujet. Qui est cette fille, Jules ?
- Vous la connaissez pas. Je suis sérieux, les gars, j’ai pas envie d’en parler. Remettez le film.
- Non, à partir de maintenant, c’est moi James Bond. Et ma mission, c’est ton amoureuse secrète, lance Baptiste, repoussant ses bouclettes en arrière pour piètrement imiter Daniel Craig.
- Je suis qui, dans le scénario, moi ? demande Lucas.
- Ma James Bond Girl, évidemment. Ma petite Vesper Lynd. Non, elle est blanche. Toi t’es plutôt Jinx.
Je ris, espérant qu’il en ait fini avec moi.
- Elle est au lycée ? s’intéresse Lucas.
Je grogne en rejetant la tête en arrière, désespéré.
- Ça, ça veut dire oui, continue-t-il. Et si c’est le cas, elle sera sûrement à la soirée d’Halloween de Juliette. Oh, vous êtes invités, au fait.
- Génial ! Notre première mission ! s’exclame Baptiste, ravi.
Je les regarde, incapable de savoir comment les calmer, et finit par leur dire de ma voix la moins mensongère possible :
- Non, vous perdriez votre temps, elle ne sera pas là. Elle aime pas les soirées.
Ils me regardent tous les deux avec une moue sceptique, et je leur adresse mon air honnête le plus convaincant.
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