Un chagrin d'amoureux
Nous marchons dans un silence complet, alors que les larmes continuent de couler sur mes joues. Emma ne les voit pas, mais à la fréquence à laquelle elle me demande comment je vais, j’imagine qu’elle s’en doute. Sous mon costume, je triture le post-it griffonné de l’écriture d’Ange. Je m’en veux tellement. D’avoir fait n’importe quoi de A à Z, de n’avoir pensé qu’à moi. Comment est-ce que j’ai pu croire que tout finirait bien ?
Je soupire alors que nous arrivons devant la maison. Emma ouvre la porte, toujours sans rien dire, et une fois à l’intérieur, je marmonne :
- Je vais dans ma chambre.
- Tu veux que je reste avec toi ?
- Non. Non, c’est bon, merci. J’ai besoin d’être seul.
Je ne sais pas si c’est vrai ou si c’est mon overdose de sociabilité de la journée qui parle, mais je n’ajoute rien et pars me réfugier sur mon lit. J’enlève le drap qui m’a servi de protection sociale toute la soirée, tout en maudissant Lucas d’avoir parlé si vite, ou même Baptiste d’avoir passé la soirée avec Sarah. Là aussi, tout s’est joué de peu, mais je n’ai pas le droit de rejeter la faute sur les autres. C’est moi, qui ai merdé. Je suis le seul responsable.
Les joues toujours trempées de mes larmes, je sors mon téléphone de mon jean, plaçant mes derniers espoirs dans les mots que je tape.
Jules : Je suis désolé. J’ai fait n’importe quoi, je sais, et j’aurais dû savoir que ça allait tout gâcher. Mais tout ça n’est qu’un foutu malentendu, Ange. Je te promets. Pardonne-moi. Rappelle-moi, s’il te plaît.
Je pose mon téléphone et me rallonge sur mon lit. J’ai l’impression de peser trois tonnes. Toute la sensation de liberté que j’avais gagnée ce mois-ci semble m’avoir quittée, et m’imaginer sans Ange maintenant me semble complètement impossible. Surréaliste. Je ne bouge pas d’un pouce, seules mes larmes osent rouler sur mon visage, jusqu’à ce que j’entende mon téléphone vibrer. Je me redresse brusquement pour l’attraper.
Ange : J’aurais dû savoir que cette situation ne m’irait pas, et arrêter tout ça bien plus tôt. Je refuse d’être un secret, ou une honte. Je ne mérite pas ça. Je ne peux pas continuer comme ça.
Cette fois, mes pleurs sortent par de bruyants sanglots, et mon corps semble se rétracter sur lui-même. Je lui écris d’autres messages. Beaucoup d’autres messages. Qui se répètent inlassablement. Je suis désolé. Désolé. Désolé. Pardonne-moi. Pardon.
Il ne répond pas.
Si c’est ça, un chagrin d’amour, alors je ne veux plus jamais tomber amoureux. Parce que c’est ce que je suis, même si je ne lui ai jamais dit. Complètement, irrévocablement amoureux de lui. Et c’est seulement en le perdant que je m’en aperçois.
Recroquevillé sur moi-même, les larmes trempant mon t-shirt, j’entends à peine Emma entrer dans ma chambre avant de me prendre dans ses bras. Sans un mot, elle caresse mon dos, comme le faisait ma mère quand on faisait des cauchemars. Mais ce n’est pas un cauchemar. Je ne vais pas mes réveiller dans ses bras à lui, alors je pleure dans ceux de ma sœur, jusqu’à ce que mes yeux soient gonflés et que ma gorge me fasse mal.
Je ne saurais pas dire combien de temps nous restons comme ça, serrés l’un contre l’autre sur mon lit, son corps étouffant mes pleurs, mais quand elle se met à parler, sa voix est rauque :
- Dis-moi ce qui se passe, Jules. Je comprends rien.
Alors je lui dis. Tout. Notre rencontre, ses yeux pétillants que j’aurais voulu fixer toute ma vie. Le t-shirt. Sa grand-mère, le premier post-it et l’après-midi qui s’en est suivie. Le baiser, sous la pluie. Alors que c’est un garçon. Mais un garçon avec qui je me sentais tellement bien. Ma voix se casse de nombreuses fois quand je lui parle des moments rien qu’à deux, de la sensation d’être la meilleure version de moi-même à ses côtés. De me voir en tellement mieux dans ses yeux que ça me redonne confiance en moi.
Je lui parle de ma peur. De ma panique à l’idée d’en parler à qui que ce soit, parce que j’ai l’impression de le savoir depuis si longtemps, mais que je n’ai jamais rien dit. De l’angoisse à propos de ce que les gens penseraient de moi. Je parle sans m’arrêter, seuls les sanglots me coupent par moment. J’ai l’impression d’être redevenu un enfant, consolé par la main rassurante de ma petite sœur dans mon dos.
- Pourquoi tu ne m’as rien dit ?
- Je savais que tu me dirais d’en parler aux autres, de plus me cacher, et j’avais trop peur de ça. Et… Je sais pas, tout allait tellement bien, quand personne savait.
- Oui, pour toi, Jules. Mais Ange est passé par là avant toi, et devoir se cacher à nouveau devait être horrible pour lui.
Je la regarde, sans comprendre. Pourquoi ne me rassure-t-elle pas ? Pourquoi ne me dit-elle pas que ce n’est pas de ma faute, et que je ne pouvais pas faire autrement ? Mes sourcils se froncent, et elle s’empresse d’ajouter :
- Je ne veux pas te brusquer, ou te conforter dans l’idée que c’est toi qui a tout gâché, mais je suis sûre qu’au fond de toi tu sais que personne de ton entourage ne t’aurais jugé ou méprisé juste parce que tu es gay, Jules. Regarde, moi, je n’en ai rien à faire que tu préfères les filles ou les mecs. Je t’aimerai toujours autant.
- J’en sais rien. Toi c’est différent.
- Si, tu sais. Tu as toujours été comme ça, tu n’as jamais voulu casser la routine. Comme quand tu as arrêté de parler pendant une semaine à ton entrée en sixième. Le changement te fait peur, même quand il n’y a pas de raison.
Je cherche quelque chose à redire, mais elle a totalement raison. Et je déteste me dire que je me voile encore une fois la face.
- Qu’est-ce que je dois faire, alors ? Le dire à tout le monde maintenant ?
Je penche la tête en arrière pour voir son visage, qui me ressemble tellement. Ses yeux bleus se posent avec douceur sur moi, et elle hésite avant de dire :
- Honnêtement, je ne le connais pas aussi bien que toi…
- Emma, je te connais, tu as forcément un avis sur la question. Dis le moi.
Je suivrai tout ce qu’elle me dira, si ça peut me permettre de retrouver Ange.
- Je te connais aussi, Jules. Donc je ne pense pas que tout dire à tout le monde d’un coup t’aidera. Je te dirais d’aller par étape. Quant à Ange…
Ses yeux se perdent dans le vague, et je réfléchis à ce qu’elle vient de dire. J’ai toujours aussi peur d’en parler, c’est vrai, mais si ça peut m’aider à me faire pardonner, alors je pourrais le faire.
- Pour que les choses marchent, il faut que vous soyez bien tous les deux. Pas trop secrets pour lui, mais pas trop vite pour toi… C’est compliqué, Jules, tu aurais dû m’en parler plutôt.
Je laisse retomber ma tête sur le matelas en gémissant. Evidemment, que j’aurais dû. Mais je ne peux pas m’empêcher de tout faire de travers.
- Arrête de te plaindre, déjà, reprend ma sœur, une main secouant mon épaule. Et essaie de trouver un moyen pour en discuter avec lui. Face à face. Sois honnête. Pas que sur la situation. Sur tes sentiments, aussi. Il ne peut pas deviner que tu l’aimes.
Je hoche la tête. Je déteste me dire ça, mais bordel, c’était beaucoup plus simple avec les filles. Ou plutôt, c’était beaucoup plus simple quand je n’étais ni investi, ni amoureux.
Mais ça vaut le coup, et je le sais.
- Je crois que j’ai une idée, je murmure.
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