La journée me semble interminable, le sable s’écoule si lentement dans le sablier qu’à chaque fois que je regarde l’écran de mon téléphone, une seule minute est passée. Je suis impatient de voir Ange, et je me rassure en me disant que l’attente serait bien pire si je l’avais croisé dans les couloirs avant ce soir ou si Baptiste et Lucas n’étaient pas là.

D’ailleurs, sans eux, j’aurais probablement cédé à la panique et abandonné mon projet, malgré les messages encourageant d’Emma toutes les demi-heures. Quand je lui ai appris pour ce matin, c’est limite si elle ne m’a pas cru, et maintenant elle est encore plus décidée à ce que je répare les choses avec Ange.

Alors quand la dernière sonnerie retentit, enfin, je ne perds pas mon temps. Je saute quasiment de ma chaise pour m’enfuir en lançant aux garçons :

- J’y vais ! Souhaitez-moi bon courage !

Je les entends à peine me répondre. Je suis déjà dans le couloir, le cœur martelant ma poitrine aussi vite que mes pas sur le sol. En une minute à peine, je suis arrivé à destination, dans une salle du lycée où je n’ai jamais mis les pieds en trois ans. La pièce est vide, à l’exception d’une femme d’une cinquantaine d’année, d’un style coloré et extravagant. Elle lève la tête vers moi en souriant :

- Tu dois être Jules.

- C’est ça.

Si je l’avais rencontrée un mois plus tôt, elle m’aurait sûrement intimidé, toute en couleurs et en gestes amples et théâtraux. Mais pas maintenant, elle me semble juste intrigante, et je suis trop obnubilé par l’idée de retrouver Ange pour me concentrer sur sa prestance.

- Je suis Mme Tonirelli, et suis ravie que tu aies rejoint le groupe. Plus on est de fous plus on rit !

Elle s’arrête pour lâcher un petit gloussement auquel je réponds d’un sourire.

- Comme je te l’ai dit dans mon mail, les inscriptions s’arrêtent très bientôt. Mais nous n’avons toujours pas commencé la pièce de fin d’année, ce qui fait que tu n’auras pas trop de retard.

Elle m’adresse un sourire rassurant, alors que je réfléchis à ses paroles. Malgré qu’elles sous-entendent que je vais devoir jouer un rôle devant tout le lycée, elles ne me font pas peur : je peux le faire, pour Ange. Cependant, s’il n’est pas convaincu de ma bonne volonté après ça, je ne sais pas ca que je ferai, et ça m’étonnerait que Mme Tonirelli me laisse quitter la troupe maintenant que je suis inscris, Ange m’a déjà dit qu’elle tuerait pour avoir plus de monde sur scène.

- L’idéal serait que tu révises les bases du théâtre avec quelqu’un du groupe. Tu connais un de mes comédiens ?

Elle parle avec un air fier et guindé, mais ça ne la rend pas antipathique pour autant. Elle est un personnage à elle toute seule, et je comprends pourquoi Ange l’apprécie. Revenant à sa question, j’hésite en répondant :

- Oui… Mais je ne sais pas s’il acceptera.

- Hm, hm…

Elle plisse les yeux, comme pour juger sur mon expression si elle doit approfondir le sujet ou pas. Après une seconde, elle semble se décider :

- Et bien tu verras avec lui. Et s’il n’est pas d’accord, quelqu’un d’autre s’en chargera : la solidarité et l’entraide sont des valeurs essentielles, au théâtre.

Elle se tait alors que la porte s’ouvre sur un groupe de trois filles qui discutent, leurs sacs de cours sur les épaules. Elles saluent la prof et me regardent d’un air intrigué toute en posant leurs affaires. Je les imite avant de m’asseoir sur une des chaises disposées en rond au milieu de la salle, tout en regardant les autres comédiens arriver les uns après les autres.

Nous sommes déjà huit quand il arrive enfin, et il ne me remarque pas tout de suite. Un sourire aux lèvres, il salue tout le monde avec gentillesse avant de s’asseoir inconsciemment en face de moi. C’est là qu’il me remarque.
Son expression enjouée laisse place à une neutralité surprise. Il fronce les sourcils, des questions pleins les yeux, et il ne me lâche pas du regard quand Mme Tonirelli annonce :

- Bonjour à tous ! Comme vous avez pu le remarquer, nous avons un nouveau comédien parmi nous. Jules, à toi l’honneur.

Je me détache des yeux d’Ange, surpris. Je dois me présenter ? Devant tout ce monde, en plus ?
Ses traits n’ont pas bougé d’un centimètre alors que je me lève, les mains moites. C’est étrange de ne pas réussir à lire son visage habituellement si expressif. Rassemblant toute ma bonne volonté, je m’éclaircis la gorge pour lancer :

- Euh… Bonjour. Je m’appelle Jules, je suis en terminale. Je n’ai jamais fait de théâtre, mais ça m’intéresse beaucoup…

Mon regard se fait insistant sur ces derniers mots.

- … et quelqu’un m’a dit que ça m’aiderait à combattre ma timidité, alors me voilà.

Tout le monde acquiesce avec bienveillance, et je me détends un peu. Ange a baissé la tête, il fixe ses doigts qui gigotent sur ses genoux.

- Et bien je te fais la promesse qu’il n’y aura plus une once de timidité en toi à la fin de l’année, Jules, affirme la prof avec un sourire.

Elle demande ensuite à quelques élèves de passer sur l’échange de Roméo et Juliette qu’ils avaient à apprendre, et je suis rassuré qu’Ange ne passe pas. Je pense pas que j’aurais supporté de le voir réciter cette scène d’amour que nous avons révisé ensemble sans rien dire ou faire.

Plusieurs élèves passent par binômes, certains très doués, d’autres moins, et Mme Tonirelli enchaîne remarques et conseils. Après une vingtaine de minutes, elle décide de passer à autre chose.

- Bien, je commence à peu près à discerner le type de rôle qui siérait le mieux à chacun, cette étape est close. D’ailleurs, je saurais gré à l’un ou l’une d’entre vous de faire rattraper à Jules ce qu’il a manqué durant tout le mois.

La voix d’Ange (qui, je m’en rends alors compte, m’a énormément manquée aussi), intervient alors :

- C’est lui qui m’a fait réviser le texte de Roméo. Il fait une bonne Juliette, déjà.

Encore une fois, je suis incapable de déchiffrer le ton de sa voix, mais la prof rit doucement avant de reprendre :

- Parfait, j’imagine que tu seras capable de le faire réviser en retour alors, Ange.

Ce dernier pose les yeux sur moi avec une intensité que j’avais presque oubliée, et je ne saurais dire si c’est de la colère ou autre chose qui crépite dans ses iris.

- Maintenant, je voulais vous faire part d’une grande nouvelle…

Elle marque une pause théâtrale en balayant chaque comédien du regard, tous pendus à ses lèvres, puis continue :

- La proviseure m’a fait part du thème de la pièce de fin d’année.

Nouvelle pause, tout le monde semble impatient et intrigué.

- Je vous avouerai que, ayant scénarisé uniquement des pièces policières, fantastiques ou d’action ces trois dernières années, j’aurais apprécié que l’amour soit le point phare de notre pièce actuelle…

Elle s’arrête encore, et cette fois, j’ai moi-même envie de la secouer pour lui tirer les vers du nez.

- Elle m’a cependant fait part d’un thème plus précis que les fois précédentes, c’est un domaine particulier et non un genre qui sera au cœur de notre travail : la mode.

Les élèves se regardent entre eux en murmurant, et je me demande ce qu’il y a de si bizarre. J’ai l’impression de débarquer dans une famille qui se connait déjà depuis longtemps.

- Certes, cela pose des barrières, mais ce sera tout de même amusant. Je vous demanderai de me proposer les inspirations qui vous viennent à l’énonciation de ce thème, et je choisirai la plus pertinente.

- Clueless ? propose quelqu’un.

- Non, répond immédiatement Mme Tonirelli. Trop superficiel. Mais merci de la proposition.

- Le Diable s’habille en Prada ? demande une fille mince aux yeux bleus (qui, je n’en doute pas, jouerai à merveille dans ce film).

La prof prend un moment de réflexion, la tête penchée, avant de lancer :

- Pourquoi pas, pourquoi pas. Je note l’idée. Le cours arrive cependant à sa fin, je dois partir tôt aujourd’hui, mais j’attends vos propositions par mail.

Beaucoup hochent simplement la tête, et d’autres se saisissent de leur agenda pour le noter. Puis ils s’en vont un à un, et je me contente de les regarder dans l’attente d’un mouvement d’Ange. Mais ni lui ni moi ne bougeons, et la salle est vide quand il lève le regard vers moi.

- Qu’est-ce que tu veux ?