Bouquet final
Stressé est un mot tellement trop faible pour décrire ce que je ressens. Mes mains sont moites et pourtant gelées, je n’ai quasiment pas dormi de la nuit, j’ai révisé mon texte toute la journée et je suis resté collé à Ange pour que nous puissions répéter autant que possible.
- Ils n’auraient jamais dû me donner le premier rôle. Ils sont fous, c’est ma première pièce.
- Relax, Jules, tu es parfait, ça va être génial.
- Non, tu es parfait. Tu as ça dans le sang, tu fais du théâtre depuis si longtemps, et tu as toujours assuré. Je suis trop angoissé pour faire ça.
Ange me saisit par les épaules et les masse doucement. Il pose son front contre mien et me force à me caler sur sa respiration. Les battements de mon cœur ralentissent un peu.
- Scène dans dix minutes !
Ils s’accélèrent à nouveau, et Ange se marre en le remarquant.
- Y a rien de drôle ! Je vais tout foirer.
- Mais non. J’étais comme ça pour ma première pièce, et tout s’est bien passé. Tu es un comédien formidable, arrête de t’inquiéter.
Nous entendons des voix dans le couloir qui mènent aux coulisses, et quelques secondes plus tard, ma sœur rentre avec fracas, sous les protestations des autres comédiens.
- Jules !
Elle me saute quasiment dessus et me serre fort dans ses bras.
- Ne me décoiffe pas !
- Oh, c’est trop mignon, tu es tout stressé !
Je grogne, et elle se détache de moi.
- Bon, ils vont sûrement me virer d’ici trente secondes, mais je voulais vous souhaiter bon courage.
Elle embrasse ma joue, puis celle d’Ange avant de repartir, escorté par une Madame Tonirelli courroucée.
- Au fait, papa est venu, il est impatient !
Dis donc, elle est douée pour apaiser mon stress. Je ferme les yeux, rejouant la première scène mentalement.
- Jules, il est temps que tu ailles sur scène, le rideau s’ouvre bientôt.
Je soupire, et Ange me prend dans ses bras une dernière fois.
- Tout va bien se passer, je te le promets.
Il réajuste en vitesse mon polo style années 50 et j’enfile mes grosses lunettes sans verres avant de suivre notre professeure jusqu’à la scène, où m’attend mon petit bureau de styliste où trônent des croquis de robes (que j’ai moi-même dessinés). Je m’y assois avec une grande inspiration et me saisis du crayon de bois tout essayant de me mettre dans le personnage. C’est là que je remarque un papier en trop, parmi les vêtements, un petit post-it bleu que je connais bien :
Bon courage, Yves.
Avec tout mon amour, Pierre Bergé.
Ce papier n’a rien à faire là, mais je sais de qui il vient, et cette écriture familière apaise mon angoisse. Je remercie Ange silencieusement de cette attention, un léger sourire aux lèvres. Le rideau s’ouvre, je n’ai pas peur.
Comme à chaque fois, Ange a raison : la pièce se déroule à merveille, le public est touché et les applaudissements au moment de l’entracte prouvent à quel point nous jouons bien. Le spectacle se finit sur nos révérences aux public, trois fois, la dernière agrémentée d’un baiser improvisé d’Ange (ou plutôt Pierre) sur ma joue, dont je me réjouis. J’aperçois mes parents dans la foule, applaudissant avec ferveur, les joues de ma mère sont humides, et mon sourire s’agrandit. Je suis tellement fier de moi, et c’est un sentiment que je ne ressens pas souvent.
Le rideau se ferme, Ange me prend dans ses bras si vivement que mes pieds décollent du sol. Je m’accroche à lui, le visage dans son cou alors qu’il me murmure :
- Tu as été incroyable.
- Merci. Pour ça et pour le mot. C’est grâce à toi.
Il me repose sur mes jambes et j’attrape son visage pour l’embrasser, sous les applaudissements des autres comédiens, aussi euphoriques que nous.
- Vous avez été splendides, c’est de loin la meilleure pièce que nous n’ayons jamais réalisé ! Certains de vous sont prêts pour Broadway ! s’exclame Madame Tonirelli, se servant de sa grosse écharpe pour éponger ses larmes de joie.
Ce geste n’est pas d’une grande utilité puisque ses pleurs redoublent quand nous lui apportons le gros bouquet prévu pour elle, et elle nous ouvre grand les bras pour un câlin collectif. Elle loue à nouveau notre talent avant d’annoncer que la deuxième pièce de l’année se devra d’égaler cette première merveille, et nous lui promettons.
Quand nous sommes enfin libérés, déshabillés de nos vêtements de rôles, nous rejoignons nos familles et amis dans l’entrée du lycée, avec les autres membres de la troupe.
Ange et moi nous séparons pour rejoindre nos familles respectives, et mon cœur se remplit de joie sous les félicitations de mes parents et de ma sœur, qui n’arrête pas de m’ébouriffer les cheveux. Je croise le regard de la mère d’Ange, qui m’adresse un petit signe de la main auquel je réponds en souriant, sa grand-mère étant occupée à lui pincer les joues avec un air extatique.
- C’est la famille d’Ange ? demande mon père.
- C’est ça. Sa mère et sa grand-mère. Elles sont super gentilles. Je les ai déjà vues plusieurs fois.
Le sourire de mon père se fige étrangement, et je me demande ce qu’il ressent, en se disant que ma belle-famille m’a bien mieux accueilli que lui ne l’a fait avec Ange.
- Ca faisait un moment qu’elles savaient qu’Ange est bi, elles ont eu le temps de s’habituer, j’ajoute en réutilisant ses mots pour le rassurer.
- Oh. Et si on allait le féliciter ?
J’écarquille les yeux, surpris, avant d’acquiescer vivement. Nous rejoignons le petit groupe et cette fois, aucun silence gêné ou gênant ne s’installe. Les félicitations vont bon train, et ma mère semble ravie de discuter avec les deux femmes. Je me laisse aller contre Ange, qui passe ses bras autour de moi et dépose un baiser dans mes cheveux avant de me glisser à l’oreille :
- Ton père semble s’y faire.
Je hoche la tête, un grand sourire aux lèvres.
- J’ai adoré cette journée, je murmure.
- Moi aussi.
Il marque une pause, me serre un peu plus fort :
- Je vais bientôt revoir mon père. J’aimerais bien que tu viennes avec moi.
Je me contorsionne pour rencontrer son regard, qui appréhende ma réponse :
- Avec plaisir.
Il sourit, et je me rend compte que mon plus grand souhait à l’heure actuelle, c’est de pouvoir le faire sourire, encore et encore.
- Il nous reste tellement de choses à vivre, je dis.
- Ca tombe bien, on a l’éternité.
Je l’embrasse doucement, sans me soucier des yeux de nos familles respectives, et ne me détache de lui qu’au moment où j’entends les voix de nos amis qui approchent.
Je suis tellement heureux, épanoui, et je n’ai plus peur de rien. Je pourrais affronter le monde entier à ses côtés.
FIN
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