Chapitre 6
Roulée en boule sur le divan de la véranda, Jo tourna sa page en jetant un coup d’œil à l’extérieur. Blottie entre les inconfortables coussins du minuscule canapé, elle se demandait bien ce qui lui avait pris quelques jours plus tôt de souhaiter le retour du reste de la famille. Tous, sans excéption, s'étaient donné le mot pour faire de son week-end un véritable enfer. Sa mère la damnait pour organiser une sortie familiale avant la reprise des cours, Marc proposait un après-midi jeux de société pour apprendre à mieux se connaître tandis que la peste qui lui servait de demi-sœur répétait ses chorégraphies au milieu du salon quand bon lui semblait, et qu’Ethan, casque vissé sur les oreilles, errait comme un zombie dans toute la carrée. Impossible d’être tranquille.
Elle tourna une nouvelle page, la marqua à l'aide d'un bout de carton corné et referma le bouquin sur ses genoux. De son index, Jo parcouru la première de couverture. Une femme empetrée dans une myriade de tourbillons, happée par les ténébres et prisonnière d'une tempête démoniaque. C'était en tout cas ce que Jo ressentait quand, elle-même, se laissait happer par la beauté de l'illustration. De toutes les oeuvres ornant les étagères de l'immense bibliothèque du salon, il avait fallu qu'elle choisisse celle-ci. Pour une raison qui lui échappait, peut-être parce qu’elle habitait sous son toit, elle aurait volontiers relu une énième fois les aventures des personnages sombres et fantasques de madame Brun-Blanc. Après avoir fait glisser son doigt sur un nombre considérable de tranches à la recherche de sa prochaine lecture, elle avait enfin trouvé son bonheur. L'unique livre signé de sa plume, son seul ouvrage légitime perdu au beau milieu de centaines d’autres œuvres ; le best-seller, « Mademoiselle Lou ».
Sonia n’était définitivement pas de ces écrivains à succès qui exposent leurs publications aux yeux de tous. On aurait pu croire qu’elle réserverait une place particulière à son propre ouvrage, mais il n’en était rien. Coincée entre les aventures de Jules Verne et l’univers déjanté de Lewis Caroll, Lou attendait sagement son prochain lecteur. Jo, qui s’était toujours identifiée à la romancière, avait apprécié cette pudeur en parfaite continuité de sa vie à l’abri des regards. Volonté de créer un buzz à la Roman Kacew ou de préserver sa famille de la notoriété, la question n’avait jamais été élucidée. Toujours est-il qu'elle s’était appropriée l'ouvrage sans aucune gène, avant de se replonger dans l’univers Brun-Blanc.
« Lou n’avait jamais aimé l’hiver. Installée sur la balançoire qui avait bercé ses quatre enfants, elle se laissait porter par un vent rigoureux et subissait le froid mordant. Joues rosies, nez glacé et paupières plissées, elle repensait à toutes ces années offertes en pâture à un bellâtre qui l’avait trompé sans vergogne à la première occasion. Quelle idiote ! À se penser à l’abri de ce genre de scandale, elle en avait oublié de surveiller ses arrières. Pourtant, lorsqu’une histoire pareille secouait son petit quartier propret, elle caquetait volontiers avec ses copines et jouait des coudes pour être aux premières loges. Avec ses amies, planquée derrière sa tasse de thé fumante estampillée « meilleure maman du monde », elle gloussait sans aucune honte. Mais aujourd’hui, elle avait fini de rire.
Depuis qu’elle avait surpris Baptiste en grande conversation avec « sa douce », Lou ne pensait plus qu’à cela. C’était injuste. Elle n’avait rien fait pour mériter une telle insulte. Taille de guêpe, apparences soignée, visage maquillé, toujours coquette et tirée à quatre épingles malgré son planning chargé. Mais ça n’avait pas été suffisant. On lui avait menti.
À présent, tout dans la maison la laissait indifférente. Le portique en bois que leurs enfants avaient reçu à Noël dernier et l’olivier qu’ils avaient planté juste en face, tout près du lilas à l’angle du jardin, lors de leur emménagement. Les dizaines de rosiers anglais qu’elle avait soigneusement choisis en pensant à lui. La superbe cheminée de style rapatriée de Dordogne et censée apporter du cachet à leur salon, le tapis persan hors de prix ramené de leur voyage de noce à Venise. Son sublime meuble en bois de rose dans l’entrée, qu’elle acceptait d’enlaidir depuis des années avec l’horrible vase en cristal de sa défunte belle-mère. Cette foutue télé sur laquelle ils avaient regardé un film lors de leur premier rendez-vous, et qu’elle gardait précieusement même si elle ne marchait plus depuis au moins cinq ans. On lui avait dit que les années soixante faisait leur grand retour, elle aurait bien fini par trouver un moment pour la transformer en aquarium rétro. Mais elle n'en avait plus envie. Tout ça avait un goût de cendres, une saveur aigre et indigeste. »
Jo leva brusquement le nez de son bouquin. Quelque chose la chiffonnait. Préoccupée, elle laissa une nouvelle fois couler son regard sur le jardin et s'égara dans le cadre bucolique. La balançoire était là, tout comme l’imposant olivier, le lilas à présent fané et les rangées de roses en bouton. Ils avaient toujours été là. La cheminée en pierre, le vase informe qu’elle avait bien failli casser dès son premier jour en le raccrochant dans l’entrée et la vieille télé inutile qui trônait sur son guéridon tout aussi moche. Tout était là.
Etait-ce un hasard ? Impossible. S’était-elle inspirée de son cadre de vie pour apporter une touche de réalisme supplémentaire à un personnage déjà poignant ? Très certainement.
« Mademoiselle Lou », ou le récit cinglant d’une vie semée d’embûches qui ne l’avait jamais laissé indifférente, mais que la jeune femme ne s’était jamais donné la peine de déchiffrer. Elle devait bien avouer qu'à cet instant, l'histoire de Lou, femme dévouée mais trompée qui finissait par mettre fin à ses jours, l’intriguait comme jamais. Mille et une questions se bousculaient dans son esprit. Comme son héroïne, Sonia habitait une confortable maison décorée avec goût dans un quartier huppé, était mariée à son premier amour et venait d’une famille modeste.
Inévitablement, la question s'était imposée à elle ; la ressemblance avec son personnage s’arrêtait-elle là ?
Car si les similitudes étaient nombreuses, les différences l’étaient aussi. Famille, profession ou religion, il y avait le choix. Lou avait quatre enfants et non deux, une vie confortable sans rouler sur l’or et une passion pour le culte de Bouddha. Ce qui ne semblait pas être le cas de l’auteure, puisqu'elle n’avait repéré aucun autel bouddhiste dans le coin. Et vu le mystère qui entourait sa vie entière, c’étaient malheureusement les seules éléments tangibles qu’il lui était possible de comparer. Lla ressemblance physique était, quant à elle, impossible à vérifier. La romancière n’ayant jamais fait d’apparition publique ni organisé de séance de dédicace ou même rencontré ses fans, aussi idiot que ça puisse paraître, Jo ne savait donc pas à quoi pouvait ressembler Sonia. Sur les murs de la maison, aucune photo ni portrait. Pas l’ombre d’une caricature au fusain, ni d’un dessin de la famille au grand complet crayonné à la va-vite. Même si la manœuvre lui semblait inutile, voir irrespectueuse vis-à-vis de la mère de ses enfants, elle imagina que Marc avait dû faire le ménage avant leur arrivée. C’était la seule explication plausible qu'elle avait trouvée. Son beau-père avait sans doute débarrassé l’endroit de son passé, évitant ainsi de croiser le regard de sa défunte femme à tout va et, par la même occasion, d’embarrasser sa nouvelle compagne.
Elle jeta un nouveau coup d'oeil à la première de couverture, puis au jardin d'hiver où elle était venue trouver refuge. Perdue dans ce décor qu’elle avait maintes fois imaginé à travers ses lectures, la jeune femme avait la désagréable impression d’avoir pénétré à son insu l’intimité de la romancière. Etait-elle en train de lire le journal intime de Sonia Brun-Blanc ? Cette histoire d’infidélité était-elle créée de toute pièce ou Marc l’avait-il trompée ? Et plus important encore, s'était-elle donnée la mort ?
Les yeux rivés sur la balançoire, Jo ne respirait plus. Submergée par l’incommensurable peine d’une femme qu’elle ne voyait pas, et qui n’avait d’ailleurs peut-être jamais existé, elle n’avait pas vu Gladys approcher.
– Tu chiales ? lança la rousse avec une moue dédaigneuse.
Jo s’arracha à la contemplation du portique, essuyant à la va-vite ses yeux humides sans prendre la peine de répondre. Depuis leur rencontre, les hostilités étaient lancées. La plupart du temps Gladys se contentait de l’ignorer. Parfois, elle l’insultait ouvertement ou lui assénait quelques pics bien senties. En retour, Jo n’avait pas plié l’échine et ne lui accordait aucune attention. Un prêté pour un rendu. La danseuse étoile laissa échapper un soupire d’agacement avant de reprendre :
– Enfin, bref. On mange et les parents nous attendent, donc si tu veux bien nous faire l’honneur de ta présence.
Sur ces mots, elle tourna les talons et regagna l’intérieur d’un pas vif. Mais Jo ne la voyait déjà plus. Derrière son sourire angélique, Marc cachait-il quelque chose ? Etait-il le Baptiste de l’histoire ? L’homme infidèle aux multiples facettes ? Etait-il possible qu'indirectement, il soit responsable de la mort de sa femme ? Et si toutes ses hypothèses étaient fondées, avait-il seulement une idée du mal qu’il pourrait faire à sa mère, elle qui avait déjà perdu un mari ?
Un coup sec au carreau la fit sursauter. Collée à la vitre, Gladys gesticulait en maugréant des noms d’oiseaux. Les lèvres de Jo se retroussèrent en un sourire taquin. Ça leur faisait au moins un point commun : apparemment, la faim la rendait un peu agressive.
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