Chapitre 10
Bras croisés et regards perdus sur la ville aspergée, Jo prenait son mal en patience. Comment avait-il osé la suivre jusqu’au cabinet ? Pur hasard ou flicage en règle ? Etait-il au courant de la nature de son rendez-vous, ou avait-il gobé l’excuse bidon du cours de batterie ? À sa gauche, Ethan lui jeta un énième coup d’œil dans l’espoir de susciter une réaction.
– Vas-y, bordel ! Pose ta question qu’on en parle plus, ronchonna la blonde. Qu’on règle ça avant d’arriver à la maison.
– J’en ai pas qu’une.
– Balance tout, je ferai le tri.
– Ok, reprit Ethan en soufflant une boucle qui lui chatouillait le visage. D’abord, qu’est-ce que tu foutais à l’hôpital ?
– Je cherchais un médecin. Un médecin dont je n’ai que le nom, rien d’autre. Et non, je ne l’ai pas trouvé, compléta-t-elle avant même que la seconde question ne franchisse les lèvres du blondinet.
– Un… médecin. D’accord. Pourquoi ?
– Veto.
– Qui t’a dit que t'avais un droit de veto ?
– Moi. Veto, répéta-t-elle sans se démonter. Faudra t’en contenter.
– On va pas y arriver, souffla-t-il.
– Ca, je le savais avant même de monter dans cette voiture.
– Qu’est-ce que tu cherchais dans le portable de mon père ?
– Une réponse que je n’ai pas non plus obtenue, murmura-t-elle en triturant les lacets de son sweet.
– Tu peux être plus vague s'il-te-plait ?
– Me mets pas au défi… Et toi, qu’est-ce que tu faisais près de cet arrêt de bus ?
– Je bosse tout près, à deux rues à peine.
– Tu bosses ? s’étonna-t-elle.
– Ouais, dans une petite startup. Développement informatique. C’est quoi cette tête d’éberluée ?
– Quoi ? Quelle tête ?
– Arrête-ça. Dis tout haut ce qui te trotte dans la tête ! Qu’en parfait fils de bonne famille plein aux as, tu t’attendais à ce que je ne travaille pas en parallèle de mes études.
– J’ai rien dit, se défendit-elle.
– Tu penses trop fort.
– Franchot ne serait pas d’accord avec toi, confia-t-elle un sourire aux lèvres.
– Franchot ?
– Ouais, mon… prof de batterie. Enfin bref. Pourquoi tu m’as suivie jusqu’à l’hôpital ?
– À la base, c’est moi qui posais les questions, constata Ethan en levant un sourcil. T’avais l’air complétement perdue, paniquée et frigorifiée. Sans doute parce que t’as gentiment laissé ta veste à ta copine loufoque.
– Ah ouais, c’est vrai ! C’est con, je l’aimai bien.
– Quoi ? La folle-dingue ou la veste ?
Jo éclata de rire. Comme par enchantement, toutes les tensions accumulées au cours de cette interminable journée s’évaporèrent. Ses épaules s’allégèrent, ses pensées s’éclaircirent, son moral remonta. Comment un simple éclat de rire pouvait-il faire autant de bien ? À quand remontait son dernier fou-rire ? Elle ne s’en souvenait même plus.
– Les deux en fait, finit-elle par avouer. Elle avait l’air sympa. Et barge. Sacrément barge, ce qui explique pas mal de choses…
– Comme le fait que tu ais apprécié lui taper la causette ?
– Entre autre, ouais, confessa-t-elle à mi-mot. Le téléphone de ton père… je voulais juste vérifier qu’il ne trompait pas ma mère, lança-t-elle sans réfléchir.
Nouveau silence pesant dans l’habitacle. Sous le regard interrogateur de Jo, les mains d’Ethan se resserrèrent sur le volant. Il voulait savoir, maintenant il était au courant. Presque instantanément, elle regretta de s’être laissée aller à la confidence. Elle aurait préféré éviter l’affrontement et faire le dos rond jusqu’à ce que la tempête passe.
– Tu dis ça à cause du livre ? grogna-t-il sans quitter la route des yeux.
La remarque lui coupa le souffle. Ethan avait l’art et la manière de poser les questions qui en soulevaient d’autres. Peut-être avait-elle vu juste. À cette pensée, elle regretta un peu plus d’avoir ouvert la bouche sans réfléchir. À aucun moment l'idée de froisser Ethan ne l'avait effleurée. Foutue spontanéité. Frigorifiée, elle frissonna. Entre son pull trempé et le regard glacial d’Ethan, elle n’aurait pas su dire ce qui l’avait le plus refroidie.
– Enlève ce truc avant de chopper la mort et enfile ça, dit-il en passant un bras au-dessus de l’appuie-tête avant de laisser tomber une veste sur ses genoux.
Elle hésita quelques instants, mais se laissa finalement convaincre par un second regard réprobateur. D’un geste ample elle retira son pull qu’elle déposa à ses pieds, et retourna la veste dans tous les sens. Avant qu’ils ne disparaissent sous le tissu, les yeux du blondinet s’attardèrent une poignée de secondes sur ses tatouages. Une multitude de dessins colorés, dont la logique et la signification le laissaient perplexe. Une fois emmitouflée, Jo frotta ses bras pour se réchauffer et remonta le col jusqu'à recouvrir son nez.
– Ouais, finit-elle par lâcher d’une voix étouffée. En le relisant je me suis aperçue qu’il y avait des… similitudes.
– Et ? l’encouragea Ethan.
– Et c’était très désagréable. Cette impression d’être entrée par effraction dans la tête d’une personne. D’avoir pénétré une intimité dans laquelle j'étais pas conviée. J'imagine que certaines personnes auraient trouvé ça grisant. Surtout vu le personnage. Enfin, je veux dire, ta mère était très... discrète. Ça m’a déstabilisé, au point d’arrêter ma lecture… C’est con, je sais, mais je me suis dit que ça ferait office… d’hommage, ou quelque chose comme ça. Relire le livre là où il a été écrit. C’était nul comme idée. Et perturbant, conclut-elle en reportant son attention au dehors.
Les mains d’Ethan se crispèrent un peu plus, au point de faire blanchir ses jointures. Jo ne savait plus où se mettre. Un trou de souris aurait suffi, mais malheureusement pour elle il n’y avait pas l’ombre d’une cachette à l’horizon. À défaut, elle décida de prendre le taureau par les cornes. Après tout, elle n’avait aucune raison de s’excuser d’avoir voulu prendre soin de sa mère.
– Ecoute, je suis désolée si mes soupçons te blessent. Mais c’est ma mère et je ne pouvais pas…
– C’est pas le problème, trancha-t-il rageur.
– Alors quoi ?
– Ca me fait mal de l’admettre, mais t’as raison, lâcha-t-il la mâchoire serrée. Peu de temps avant la publication du livre, j’ai surpris une… discussion houleuse. Mon père a fini par avouer à ma mère qu'il avait une maîtresse, s’empressa-t-il d’ajouter comme si la phrase lui brûlait les lèvres depuis trop longtemps. Gladys n’est pas au courant, je ne lui ai jamais dit.
– Ca n’aurait pas servi à grand-chose, susurra-t-elle en se tournant vers lui.
– Ouais. Apparemment, rien de tout ça ne lui a sauté aux yeux. Et j’ai préféré la préserver du désastre qui s’annonçait. En y repensant, j’aurai pu anticiper ce qui est arrivé. J’ai vu que ma mère avait changé, que mon père s’était éloigné et que ma sœur s’était isolée. Mais c’est en lisant Mademoiselle Lou que tout est devenu limpide. À défaut d'une famille à l'écoute, elle a écrit sa peine noir sur blanc et l'a révélée à des milliers de gens. Et puis là, cerise sur le gâteau. Quelques semaines après sa sortie, le livre a fait un véritable carton. De quelques milliers de lecteurs, on est passé à plusieurs millions. Et là, je me suis imaginé un scénar’ digne d’un de ces films à la con que tout le monde aime tant. Le talent d’une grande romancière révélé grâce à ses déboires personnels... Mon père qui passait du statut d’enfoiré de base à celui d’homme faible et perdu, mais toujours éperduement amoureux, dont le comportement l'avait poussé à donner le meilleur d’elle-même. Un petit bisou là-dessus, et on en parle plus ! Emballez, c’est pesé ! Quel idiot, quand j’y repense… dit-il en se détournant.
Jo n'était sûre de rien, mais elle aurait juré voir un voile de larmes tomber sur ses prunelles sombres. Et elle se sentait désolée pour lui. Désolée que sa famille ne soit plus et qu’il se sente coupable d’une situation qui ne dépendait pas de lui. Désolée de ne pas trouver les mots pour lui faire comprendre à quel point elle était désolée. Il n’avait que quinze ans à l’époque. Aucun adolescent de cet âge ne devrait se sentir responsable du sort de sa famille. Jo aurait voulu lui dire qu’il n’avait rien à se reprocher, mais rien ne sortit de sa gorge nouée.
– Ecoute, reprit-il d’une voix rauque, quand j’ai vu que le livre n’était plus dans la bibliothèque, je me suis douté que c’était toi qui l’avais. Personne d’autre dans cette maison n’a envie de le relire… Bref, t’as l’air d’être une fille intelligente et je me doutais que t’allais très vite faire le rapprochement avec notre famille. Je voulais juste te rassurer, et m’assurer par la même occasion que t’allais pas t’amuser à ébruiter cet incident. La réputation de mon père en prendrait un coup et ma sœur serait dévastée. C’est pas ce que je veux. Donc, le fin mot de l’histoire c’est que t’as pas à t’inquiéter. Si mon père a fait ce genre de connerie dans le passé, aujourd’hui c’est terminé. D’ailleurs, je suis sûr que t’as rien trouvé qui ressemblerait de près ou de loin à une liaison. Je me trompe ?
– Non, rien… Enfin je crois, susurra-t-elle. Tu lui en veux toujours ?
La question était sortie plus vite que prévu et sans demander l’autorisation à son cerveau. Jo mordilla nerveusement sa lèvre, avant de fixer ses chaussures avec un intérêt démesuré.
– Je suis désolée, se justifia-t-elle. J’aurai pas dû, c’était déplacé. T’as pas à…
– J’en sais rien, murmura-t-il. Je crois que oui, un peu. À l’époque, je me rendais pas compte de ce qui se passait. Je les voyais juste s’éloigner l’un de l’autre. Mon père prenait de plus en plus ses distances, ma mère souriait de moins en moins. Est-ce qu’il a été voir ailleurs parce qu’elle se renfermait sur elle-même ? Ou est-ce que ma mère s’est mise à broyer du noir parce qu’elle savait ce qui se passait dans son dos ?... J’le saurai jamais et de toute façon, ça change rien. Bon, tu descends ?
Absorbée par la discussion, Jo cligna plusieurs fois des yeux avant de se rendre compte qu’ils étaient arrivés. Le jeu des questions-réponses était fini. Un brin pensive, elle acquiesça en silence et sorti de l’habitacle.
– Tu descends pas ?
– Non, je retrouve des potes en ville.
– Ok, alors bonne soirée, conclut-elle en s’éloignant.
– Une dernière question…
– Veto ! cria-t-elle en s’engageant dans l’allée du garage.
– T’as dit n’avoir rien trouvé dans ce téléphone…
Jo s’immobilisa au milieu des petits cailloux blancs.
– Non, rien du tout.
– Tu mens mal. Vraiment très mal.
– Qu’est-ce que tu racontes encore ? Pourquoi je te mentirai ? renchérit-elle en jetant son sac sur l’épaule.
– J’en sais rien. Mais mon petit doigt me dit que ça a un rapport avec ce docteur que tu cherchais tout à l’heure…
Son estomac se contracta douloureusement. Il était hors de question de lui parler cette partie de l’histoire. Elle n’avait rien de tangible, seulement un nom attrapé au vol dans un téléphone portable. Et puis, le jeu de la vérité avait assez duré. Pour aujourd’hui en tout cas, elle avait eu sa dose de révélations.
– Arrête de te faire des films, Ethan. T’es pas dans une de tes séries à la con, redescends sur Terre. J’ai rien à cacher, dit-elle en tournant les talons.
Jo passa la porte et se délesta de son sac qu’elle posa près de la commode, retira ses chaussures qu’elle laissa sécher sur le paillasson et frotta une fois de plus ses bras pour tenter de se réchauffer. Tout en détachant ses cheveux trempés, elle se dit que cette journée n’était finalement peut-être pas si catastrophique que ça. Les informations glanées sur Sonia la rassuraient un peu, et même si la romancière lui semblait encore inaccessible Jo avait l’impression de mieux la cerner. Ses maigres hypothèses s’étaient vérifiées et malgré l’infidélité de son beau-père, Ethan avait su trouver les mots pour la rassurer.
Il avait fauté, mais tout ça appartenait au passé. Et après tout, s’il était aujourd’hui entièrement dévoué au bonheur de sa mère, n’était-ce pas tout ce qui comptait ?
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