Chapitre 14
Lovée au creux de ses draps, Jo ouvrit un œil avec peine. L’éclat des premiers rayons du soleil l’obligea à enfoncer son visage dans l’oreiller. Elle se retourna, s’étira et bailla à s’en décrocher la mâchoire en constatant qu’il était à peine six heures. Ses yeux se perdirent quelques instants sur son portable abandonné sur la table de chevet, avant de glisser sur la plaquette de comprimés qu'elle planqua dans le tiroir. Une fois le premier pied posé au sol, le droit pour plus de prudence, le plus dur était fait. Elle enfila à la va-vite un jean sombre, un maillot gris chiné bien trop grand pour sa petite corpulence et accessoirisa le tout d’une paire de Converses délavée. Un tour dans la salle de bain et un ravalement de façade plus tard, Jo était fin prête. Un dernier coup d’œil dans le miroir lui arracha un soupir. L’anxiété se lisait sur son visage à des kilomètres, et les cernes qui pochaient ses yeux n’arrangeaient rien. Tout ça ne la concernait pas vraiment et pourtant, la situation l’obsédait plus que de raison. Un énième soupir lui échappa.
Déjà dix jours qu’elle avait surpris Ethan en grande conversation avec le souvenir de Sonia. Dix jours qu’elle réfléchissait à la bonne façon d’aborder ça, sans passer pour une fanatique. Dix jours qu’elle cherchait le courage de lui parler, mais surtout, de lui poser la question. Elle n’avait pas rêvé, quelqu’un avait bel et bien décroché. Vraisemblablement, le téléphone de sa mère décédée sept ans plus tôt était toujours en service. Plus étonnant, il n’avait pas été jeté au fond d’un tiroir et semblait toujours utilisé. Mais par qui ?
Pour couronner le tout, cette histoire de rendez-vous avec ce docteur Plaitinger ne quittait pas son esprit. Etait-il toujours d’actualité, ou s’agissait-il d’un rappel que son beau-père avait simplement oublié de supprimer ? Loin d’être adepte des nouvelles technologies, qu’est-ce qui justifiait que Marc utilise un agenda dématérialisé ? Plus important encore, pourquoi aurait-il eu besoin d’un rendez-vous avec un neuroscientifique ? Qui plus est, en retraite depuis quelques années déjà.
Tout ça n’avait aucun sens. Et c'était sans doute l'illogisme de la situation qui la poussait à se poser tant de questions. Peut-être aurait-elle tout intérêt à parler de ses questionnements à une personne extérieure. Après tout, Frédérique l’avait aidée sans même ouvrir la bouche. Qui sait ce qu’une personne douée de parole pourrait apporter à son raisonnement ?
En rejoignant le rez-de-chaussée, Jo se promit d’y penser. Installée devant sa tasse, elle gratifia les parents d’un timide -bonjour- sans lever la tête lorsqu’'ils passèrent le seuil de la cuisine. Elle termina son café d’une traite et souhaita sans entrain une bonne journée à tout le monde. Pas le temps pour les civilités, il lui fallait encore se farcir le trajet en bus jusqu’au campus.
Moins de vingt minutes plus tard, Jo arriva enfin devant l’université. En remontant le boulevard des Maréchaux, elle laissa glisser son regard sur la façade du bâtiment. Habituellement d’une grisaille déprimante, la bâtisse s’était aujourd’hui parée de reflets mordorés du plus bel effet. Les rayons du soleil tout juste levé caressaient les centaines de vitres et faisait ressembler l’horrible carré de béton à un immense lingot d’or. Encore soufflée par la beauté du spectacle, elle monta quatre à quatre les marches pour s’engouffrer dans l’établissement. Glacée, elle traversa la cour intérieure où quelques étudiants s’agglutinaient déjà en attendant le début des hostilités. Embarrassée par la foule, elle pesta contre un groupe de jeunes qui lui bouchait le passage et tira jusqu’à la machine à café où un expresso ramena ses doigts à la vie. Enfin seule et les mains collées à son précieux gobelet, elle sentit sa poche vibrer.
« T’es où ? »
Clair, bref et concis, tout son ami. Elle tapota l’écran aussi rapidement que ses doigts gelés le lui permirent. Coincé entre la cafeteria et les bâtiments de droit, le repère semblait idéalement situé. Sans doute leur futur point de rendez-vous quotidien. À l’angle du couloir, Dan lui fit un signe avant de la rejoindre au pas de course.
– J’ai bien cru que tu répondrais jamais !
– Tu devrais avoir l’habitude depuis le temps, dit-elle en appuyant sur la touche chocolat chaud.
– Du coup je suppose que t’as loupé l’info ?
Elle lui tendit son gobelet et le fusilla du regard. Dan grimaça. Il le savait, en parfaite gestionnaire de sa vie, Jo ne supportait pas les imprévus ou informations de dernière minute pouvant contrecarrer ses plans.
– Ok, t’es pas au courant… conclut-il en soufflant sur son chocolat.
– Dan, bordel ! Arrête de parler en énigme et accouche.
– C’est à propos de cette femme… Sonia, je crois.
– Quoi, Sonia ? Qu’est-ce qu’elle a bien pu faire du fin fond de sa tombe ?
– Une grosse blague, voilà ce qu’elle a fait.
– Tu commences à m’intéresser, le charia-t-elle avec un sourire.
– C’est sûr, ça va égayer ta journée ! Depuis ce matin on parle que de ça sur les réseaux sociaux… elle vient tout juste de publier un nouveau bouquin.
L’annonce lui coupa la respiration. Impossible. Dan avait raison, ça ne pouvait être qu’une mauvaise blague. Une terrible mise en scène, une plaisanterie morbide. Jo ne voyait pas d’autre explication. Dans sa poche, son téléphone la rappela à l’ordre. Elle fixa l’écran quelques secondes avant de questionner son ami.
– Depuis ce matin, tu dis ?
– Hum, grogna-t-il en buvant une gorgée qui lui brûla le palais. J’ai reçu une notification vers sept heures. Il n’est pas encore sorti, mais c’est imminent. Ils vont sûrement annoncer la date dans la journée.
– Ils ?
– Ouais. Brumes éditions, je crois…
Sans prendre le temps de relever, Jo broya son gobelet avant de le jeter dans la poubelle la plus proche et de décrocher son téléphone. Si Dan ne venait pas de la mettre au parfum, elle se serait posé des questions sur les trois appels manqués d’Ethan en moins de deux minutes. Visiblement, elle n’était pas la seule à oublier les bonnes manières et banalités d’usage aujourd’hui.
– Dis-moi que t’y es pour rien ! hurla-t-il sans préambule.
– Attends, qu’est-ce que tu racontes ?
– T’es pas au courant ?
– Si, Dan vient juste de m’en parler. Mais c’est quoi ton problème ?
– Mon problème, c’est qu’il y a moins d’une semaine je t’ai parlé de l’infidélité de mon père. Une info en or et aujourd’hui…
– Qu’est-ce que t’insinues, au juste ? s’emporta-t-elle.
– J’en sais rien. Peut-être que t’as jugé malin d’aller vendre l’info à je ne sais qui…
– T’es un grand malade, toi ! J’ai rien fait du tout et j’en ai parlé à personne !
– Avoue que le timing est parfait !
À cours d’argument, elle bafouilla quelques syllabes sans queue ni tête avant de grommeler une injure. À l’autre bout du fil, Ethan expira profondément avant de reprendre :
– Peu importe. De toute façon on va vite en avoir le cœur net, puisque tu m’accompagnes à la sortie officielle du bouquin.
– Va te faire…
– Et c’est pas négociable ! la coupa-t-il sèchement. Je veux t’avoir sous le coude, au cas où. J’attends de connaître la date et je te tiens au courant.
Enervée, elle entreprit une série d’aller-retour dans le couloir en lançant des regards noirs aux étudiants qui osaient approcher leur machine à café. Prête à raccrocher, Jo arrêta son geste lorsqu’une notification fit carillonner le téléphone de Dan. Incrédule, son ami lut rapidement le message avant de tendre l’appareil à Jo. Elle parcourut le texte dans ses grandes lignes et recolla finalement le mobile à son oreille.
– On se retrouve au Jardin du Luxembourg à treize heures. Ils viennent de confirmer la sortie officielle. On sera aux premières loges.
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