Chapitre 21
L’adage disait donc vrai, il n’y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas. Les mains crispées sur sa veste aux couleurs criardes, Rose tenta un second sourire pour détendre l’atmosphère.
– Qu’est-ce que tu fais ici ? questionna Jo.
– Rien de spécial… je me ballade, balbutia-t-elle. Et vous, qu’est-ce que vous faites dans le coin ?
– C’est ton truc, les ballades pluvieuses ?
– C’est mon truc, les ballades tout court.
En retrait, Ethan jeta un coup d’œil à son portable. Pas loin de dix-sept heures, les cours étaient officiellement finis. Peut mieux faire pour un jour de rentrée. Il se racla la gorge et tapota son poignet à plusieurs reprises pour signifier à Jo qu’il était grand temps de rentrer s’ils ne voulaient pas avoir d’autres excuses foireuses à inventer dès leur retour à la maison. Le coup de fil un peu plus tôt dans la journée avait déjà mis la puce à l’oreille à son père. Ethan se voyait mal, en plus d’annoncer la publication outre-tombe de sa mère, expliquer aux parents par quel malheureux concours de circonstance ils étaient en retard après avoir tous deux séché leur première journée de cours.
– C’est tout ? lança Jo, suspicieuse.
– Bien sûr que c’est tout !
– Alors pour ton info je ne sais pas mentir…
– À qui le dis-tu ! la coupa Ethan.
– … mais, paradoxalement, je sais reconnaître un bobard quand j’en entends un, conclut-elle avec un regard assassin en direction du jeune homme.
– Tu te fais des idées, objecta la punk. J’te suis pas, si c’est ce que tu penses.
Sans prendre la peine de répondre, Jo regarda à son tour son poignet puis son portable. Effectivement s’ils ne se dépêchaient pas, il y avait de grandes chances que les parents s’inquiètent. Et puisqu’elle trouvait son quotidien déjà bien rempli d’ennuis en tout genre, pas besoin d’y ajouter un interrogatoire en bonne et due forme dont sa mère avait le secret. Elle souffla avant d’opérer un demi-tour et de reprendre le chemin de la station de métro la plus proche. De mémoire, celle des Filles du Calvaire desservait Montmartre.
– Tu m’as pas rappelée.
Interloquée, Jo se figea.
– Et ? interroge-t-elle.
– Et rien… mais si je t’ai laissé ma carte, c’était pour qu’on reste en contact.
Jo prit un instant pour réfléchir. Elle n’y avait pas repensé depuis leur dernière entrevue, mais Rose lui avait effectivement laissé son numéro. La pauvre ne pouvait pas deviner que son portable ne lui servait que d’horloge de substitution. Machinalement, Jo glissa une main dans la poche intérieure de sa veste pour en tirer un rectangle cartonné qu’elle examina.
- Roseline Vanmacker, Les Valérianes – Quai Voltaire, 75007 PARIS -
Au verso, une suite de chiffres dorés imprimée en relief. La blonde se contenta d’acquiescer, une moue désolée en guise d’excuses. Elle dégaina rapidement son téléphone, tapota l’écran et le remit à sa place avant d’inviter Ethan à la suivre d’un mouvement de menton. Dans son dos, une sonnerie retentit.
– Comme ça, toi aussi t’as mon numéro maintenant, déclara la blonde. Si jamais j’te manque, tu sais comment me joindre.
Trop content de reprendre enfin le chemin de la maison, Ethan ne releva pas.
Une fois n’est pas coutume, Jo avait vu juste. La station desservait bien leur quartier et, puisqu’il est de notoriété publique qu’une bonne nouvelle n’arrive jamais seule, le trajet s’annonçait relativement calme. Abîmés par leur journée de boulot, les autres passagers semblaient flotter dans la rame : aucune bousculade, insulte ou main baladeuse au programme. La dernière fois qu’elle avait pris le métro, Jo s’était juré de coller une beigne au prochain qui oserait l’approcher d’un peu trop près. À croire que tout ce petit monde s’était racheté une éducation entre temps. Ou alors, le grand gaillard qui l’accompagnait avait un pouvoir de dissuasion bien supérieur au sien. Peu lui en importait la raison, mais le résultat était là. Pas de collé-serré à l’horizon.
Jambes jointes et mains plaquées sur les genoux, Jo détailla les visages éreintés qui l’entouraient avant de laisser glisser son regard sur une surface lisse et quadrillée dépassant de son sac. Le Palais. Ses méninges s’activèrent une nouvelle fois, en vain. Le lien ne se faisait toujours pas. Elle se pencha, passa un doigt sur la tranche, pinça les lèvres sous le regard acéré d’Ethan et se décida enfin à reprendre sa lecture.
« Mercredi 10 octobre 1984, chambre 16.
Aujourd’hui, troisième colis de la part de mes parents depuis mon départ. Je commence à penser que ma mère s’en veut un peu de m’avoir éjectée de la maison, et que mon père a des remords d’avoir cédé aussi facilement. Deux pots de confitures, des photos de famille sur lesquelles mes deux petites sœurs se forcent à sourire et une lettre de ma mère que tout le monde a pris le temps de signer.
Sur le lit d’en face, Cécile trépigne d’impatience. Je lui lance un regard amusé et l’invite aussitôt à me rejoindre. Malgré son visage jovial, mon cœur se serre douloureusement. Depuis la rentrée, et pour une raison que j’ai peur de comprendre, elle n’a reçu aucun colis.
Sans plus attendre elle bondit sur mon matelas, tape des mains, sautille comme une gazelle. Je lui tends les photos et présente chaque visage, certaine de connaître le verdict avant même qu’il ne soit prononcé. Comme prévu elle souligne les ressemblances, commente les poses et sourit devant le visage mi- joyeux, mi- boudeur d’Emmanuelle et Karine. Elle insiste sur ma ressemblance avec ma mère, mais aussi et surtout avec Manu, la plus jeune de mes sœurs. Et c’est là, au détour d’une conversation sur le grain de beauté à la commissure des lèvres de toutes les femmes de ma famille, que la question m’échappe.
Elle tombe comme un cheveu sur la soupe, comme un pavé au milieu de la mare… comme un une question indiscrète que je n’aurai jamais dû poser. Cécile évite mon regard, réfléchit un instant, prend le temps de digérer l’affront. Se referme, retient ses larmes et repose les clichés dans la boîte en carton. Instantanément, je me confonds en excuse et lui demande d’oublier tout ça. Je sais que c’est impossible, mais je demande quand même. Elle secoue la tête, semble chercher ses mots et finit par me sourire tristement. Je m’en veux d’avoir osé franchir la limite que je m’impose depuis toutes ces semaines.
Une vague de soulagement me submerge lorsque je la vois sourire à pleine dent en essuyant une larme au coin de ses yeux. D’un revers de main, elle balaye ses mauvaises pensées et me raconte le peu de souvenirs qu’elle garde de sa famille. Ceux d’une mère aimante mais souvent perdue entre deux eaux, d’un père dont elle ne connaît pas grand-chose, si ce n’est son engagement dans l’arme. Une mère débordée en l’absence de celui qu’elle aime, parti au front quelques moins après sa naissance, et qui confie son unique fille à une vieille tante n’ayant jamais eu la chance de donner la vie. Une maman de substitution qui succombe à la vieillesse, un père qui n’a jamais redonné signe de vie, une mère biologique qui a sans doute refait la sienne depuis. Et je devine une petite fille devenue aujourd’hui une adolescente en mal d’amour, en mal de famille, en mal de tout.
Ma poitrine se serre à nouveau et mon cœur manque un battement quand, dans l’attente d’un mot réconfortant, ses grands yeux marron me détaillent. Je ne sais pas quoi faire, ni quoi dire. Alors sans réfléchir, parce que c’est tout ce qui me vient, je la prends dans mes bras et la serre fort, aussi fort que si ma vie en dépendait.
Pour des raisons totalement opposées, on était toutes les deux sur le point de faire naufrage. Et je crois qu’à cet instant, j’ai décidé qu’elle allait être ma bouée et que je serai la sienne. »
La rame s’immobilisa, réveillant les plus endormi du groupe qui s’empressèrent de quitter leur siège pour rejoindre les quais. Après avoir jeté un coup d’œil suspicieux aux derniers passagers, Jo se risqua à poser la question. Tout comme Sonia, elle aussi était passée maître dans l’art de poser les questions qui fâchent.
– Une femme nommée Cécile, ça te dit quelque chose ?
– Ravi que t’es retrouvé la parole, la charia-t-il.
– Désolée, j’étais concentrée. Alors ?
– Cécile ? Non, j’crois pas. Je suis censé la connaître ?
– Si j’en crois la description qu’en fait ta mère là-dedans, ouais, conclut-elle en refermant le livre.
– Une de ces amies ?
– La seule, d’après son journal.
– Bah tu sais les amis ça va, ça vient…
Les yeux rivés sur le bouquin, elle acquiesça. Un hochement de tête laissant supposer qu’elle voyait ce qu’il voulait dire, alors qu’en vérité elle ne comprenait pas. En amitié, comme dans la plupart des domaines, Jo ne jurait que par la loyauté. Avec Dan, Simon et Barnabé étaient les seuls compagnons de vie qu’elle n’avait jamais eus.
Dans son esprit, une silhouette trapue surmontée d’une large tête coiffée en brosse se dessina. La mine réjouie de Barnabé lui apparut, aussi claire que s’il était encore là. Jo se rembrunit. D’un second mouvement de tête, elle chassa ses souvenirs et glissa sa main au creux de sa poche. Le contact du métal l’aida retrouver contenance, tandis que la rame s’immobilisa une énième fois. Château Rouge. Cette fois-ci, c’était la bonne.
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