Berlin, 18 avril 1945, 22h40, Friedrich Strasse

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Putain de carnet ! Putain de carnet ! Putain de notes !

J'ai tout déchiré ! Pour quoi faire, des notes ? Quel intérêt, dans ce trou à rats ? Pour planifier quoi ?

J’ai dû crier, je crois. Bamberger a levé les yeux. Pas longtemps. Il est allongé comme il peut sur un tas de sable. Je l’entends ronfler à nouveau.

Elles sont tombées en petit tas, à mes pieds. Il y a encore quelques mots qui m'accrochent, des mots raisonnables, avec du sens, d'une écriture soignée (c'était la mienne, il y a deux semaines).

Mais avec chaque mot sage vient une image de folie (comme ce matin, le pied de ce type mort, qui m'est resté dans les mains quand j'ai voulu lui retirer ses chaussures).

Je lis « Berlin Hauptbahnhof, arrivée 8h36 ».

Je vois « décombres, un cadavre dans l'entrée, trains supprimés, coupures d'électricité... »

Je lis « Adlon Hotel, Unter den Linden 77, chambre 224 »

Je vois « chambres réquisitionnées, hôpital militaire, sang... » J'entends « ordres, cris des blessés... » Je sens, je sens encore maintenant, deux semaines plus tard, des odeurs de mort et de douleur qui ne veulent pas quitter mes narines.

Je lis encore (et ça me fait presque sourire) « itinéraires »...

Et je vois, depuis trois jours je vois « ruines, cratères de bombes, rues désertes, ruines, décombres, cadavres, ruines… ».

Berlin est devenu un immense trou, avec sur ses bords des immeubles comme de gigantesques décors de théâtre : des façades et rien derrière.

J’ai vécu ici. J’ai aimé cette ville : même après l’arrivée des nazis, on pouvait toujours compter sur elle pour une aventure ou quoi que ce soit de déraisonnable. Je l’ai connue par cœur. Maintenant, dès que je tourne un coin, c’est le même déchirement : d’abord, je ne reconnais rien, je cherche un ancrage familier. Puis, dès que je l’ai trouvé (une affiche, la grille d’un parc, l’encadrement d’une porte), l’absence tout autour me saute aux yeux : là, il y avait une statue, ici un kiosque, ce tas de briques était la façade d’un café, il en sort encore les lambeaux d’une marquise de métal… Mille fantômes surgissent et m’assaillent.

Au début, il me fallait toujours un temps pour reprendre mon souffle, pour me rappeler qu’il y avait urgence, que je ne devais pas traîner. Et puis Bamberger a fini par perdre patience et je me suis blindé : j’ai chassé les images, refusé de chercher à reconnaître les lieux familiers. Je me suis persuadé que c’était une ville étrangère et qu’il n’y avait rien pour moi ici, sauf la mort si je me laissais distraire.

J’y suis presque arrivé. Les ruines sont devenues anonymes, moi je leur suis devenu indifférent. Mais, peut-être justement parce que plus rien ne venait me la rappeler, que je ne pouvais pas l’associer à ces idées de mort et de deuil, je n’ai pas pu chasser l’image d’Hannah.

Hannah… J’ai écrit son nom, mais je ne peux pas en ajouter un mot. L’image suffit. Je ne veux pas encore me poser des questions.

Un courant d’air éparpille les notes. J’ai le temps d’accrocher encore un mot, « logement ».

Je regarde autour de moi : une cave, un soupirail qui laisse entrer quelques rayons lourds de poussière, des gravats, des murs lézardés. Pas question de retourner à l'Adlon, trop de mourants en un seul endroit. Pas question de ressortir : trop de souvenirs en ruine qui montent la garde et m’attendent dehors.

Il y a un tas de papiers en lambeaux à mes pieds : ma vie d'avant. Et après ? Rien. Berlin, terminus. Tout le monde descend.

J'ai pensé jeter le carnet, mais il reste quelques pages et je déteste gaspiller. Et puis ça a toujours été mon outil de travail et sans lui, je n'ai plus rien d'autre à faire que me poser des questions en boucle. Je vais noter encore. Plus d'itinéraires ni de réservations. Juste ce que je vois, tout ce qui s'écroule autour de moi. Il faut bien que quelqu'un note, n'est-ce pas ? Quelqu'un qui garderait encore un peu de bon sens…

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