1 mai 1945, 23h, Tiergarten Strasse, 30

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Tout est fini, je crois. On entend encore quelques échanges de tirs, au loin. Le temps que les derniers fous du Reich trouvent la fin romantique qu’ils attendent, je suppose.

Hitler est mort. La radio vient de l’annoncer. Von Elsenborn aussi. Et Bamberger, c’est tout comme.

Hannah est morte. Plus de questions, plus de fantômes, plus de scénarios possibles ou probables. Hannah est morte. Hannah est morte. Hannah est morte.

Il fallait que je le note. Depuis deux semaines, j’ai l’impression que rien n’est vrai si je ne le note pas. Maintenant, il me reste une page, une dernière page à remplir pour lui rendre justice. Et puis je laisserai ce carnet.

Je m’étais endormi. Je ne sais pas comment j’ai fait. Sa voix m’a bercé, seule dans ma tête, et je me suis endormi. Quand je me suis réveillé, il s’était peut-être écoulé cinq minutes, ou trois heures. Bamberger et von Elsenborn occupaient toujours les mêmes fauteuils, dans la même position. Ils parlaient, encore et encore.

Dans un demi-sommeil, j’ai noté que le ton n’était plus le même. Il y avait moins d’éclat, Bamberger ne riait plus. Il était toujours question d’expéditions et d’Asie, mais le débit était plus lent, l’accent presque triste. Nostalgique, en réalité. Dans leur salon en ruines, entre les dernières rafales et le grésillement du disque oublié sur le phonographe, le riche industriel et le vieil explorateur s’ennuyaient des aventures passées.

Alors ils se sont souvenus des Russes qui approchaient, et j’ai senti cette horrible excitation leur revenir : ils envisageaient leurs sorts possibles, rapportaient des rumeurs sur les soldats de l’Armée rouge. À mesure qu’ils parlaient, je les sentais s’emballer : ils ne savaient pas ce qui les attendaient, ils pouvaient redouter le pire mais, du fond de leur ennui, ils espéraient tout, toutes les morts et tous les exils, pourvu qu’on leur apporte du nouveau !

Je me suis réveillé tout à fait. Je me suis levé. Face à leurs visages éclairés d’une lumière malade, j’ai soudain oublié de me faire oublier. Je me suis posté devant le vieux baron et ai exigé la seule information qui, dans son délire, pouvait m’importer : « Où est Hannah ? Pourquoi n’est-elle pas avec vous ? »

Il m’a dévisagé. Je suis sûr qu’il avait oublié qui j’étais. Il a eu l'air de réfléchir, comme s'il avait besoin de retrouver une anecdote lointaine. Et puis il a fait une mimique odieuse, un brusque plissement de son visage fripé tandis que sa main se soulevait mollement, quelque chose qui disait à quel point il s’en fichait. Et, dans le même mouvement, il a lâché : « Morte, dans un bombardement, il y a quelques mois. » Il s’est renfrogné : « De toutes façons, elle ne valait plus rien. Trop sentimentale, la petite… ».

Le gifler a été facile. Lui écraser le poing sur le nez aussi. Il avait méprisé le seul être qui, ces derniers jours, m'avait rappelé ce que pouvait être un sentiment humain, et c'était, tout d'un coup, comme si cette insulte avait réveillé toute la fureur de ces derniers jours. Comme s'il fallait, là, maintenant, qu'il ouvre enfin les yeux et qu'il voie le monde en feu autour de lui. J'ai continué à frapper, sous le regard atone de Bamberger. J'étais les bombes larguées par milliers, les obus et les canons, j'étais les gamins à vélo partis faire exploser des chars, les vieux fanatiques fauchés en grappes par les mitrailleuses, j'étais les cris des blessés de l'Adlon et de tous les postes médicaux de Berlin. Toute cette terreur, toute cette fureur, toute cette démence s'étaient concentrées dans mes poings et cognaient, cognaient, cognaient pour exploser sa bulle d'indifférence.

À un moment il y a eu le vacarme d'une cavalcade dans les escaliers, puis un ordre en russe. Mon poing est resté suspendu au-dessus d'une poupée de chiffon pleurnichante, puis il est retombé et je me suis retourné.

Devant moi, les barbares avaient enfin surgi.

Ils portaient les uniformes de l’Armée rouge. Quatre soldats et un officier, tous Mongols. L'officier était le plus jeune, mais ses petites lunettes rondes et son maintien impeccable lui donnaient un air d'autorité naturelle. Il ressemblait à une sorte d'Hirohito rouge.

Il m'a à peine regardé. Il s'est avancé, ses hommes prudemment en retrait, et s'est planté devant le baron. Alors il a parlé, dans un allemand fluide et sans une trace d'accent : "Vous êtes Albrecht von Elsenborn, l'orientaliste ? L'explorateur des grottes de Kizil ?" La petite masse larmoyante s'est redressée, le visage interrogatif. La mention "explorateur" lui redonnait un semblant de dignité. L'homme l'a dévisagé un long moment, puis a continué, d'une voix devenue dure et tranchante : "Oui, c'est bien vous...".

Une idée extraordinaire m'a traversé l'esprit. Je crois que, à ce moment, j'avais déjà compris qui il était, et ce qui allait se passer. J'ai attendu. L'officier a pris son temps : il a sorti avec lenteur un long couteau de son ceinturon. Puis il a repris la parole, pesant chacun de ses mots comme s'il les avait préparés depuis une éternité : "Mon nom est Damdin Erdenebat, je suis lieutenant de l'Armée rouge des travailleurs et des paysans de l’Union Soviétique. Si je suis ici, ce n'est pas seulement pour écraser la vermine fasciste. Je suis là pour vous. Et pour ma sœur, Enhtuya Erdenebat".

De là où j'étais, je ne pouvais pas distinguer le visage du jeune homme, mais je le devinais sans hésitation, impassible et sans pitié. Celui de von Elsenborn, par contre, n'était qu'incompréhension. Décidément, me suis-je dit, cette pauvre loque n'a pas la mémoire des noms...

Il y a eu un moment interminable au cours duquel le jeune soldat s'est penché pour murmurer quelque chose à l'oreille du vieux baron. Je n'entendais rien, mais j’aurais juré que le nom de sa sœur résonnait dans le silence.

Von Elsenborn a-t-il compris pourquoi il mourait ? Je ne le saurai jamais. Il a pris soudain un air de panique effarée, mais peut-être était-ce déjà le couteau dans son ventre, que je n'ai vu que quand il en est sorti.

Le corps s'est affaissé sans un bruit, comme une pile de linge sale qui aurait perdu son équilibre. L’officier Damdin Erdenebat le contempla un instant, puis il retrouva ses réflexes de commandement et lança un ordre. Deux des soldats vinrent rapidement saisir le corps et l’évacuèrent, je ne sais pas où. Il me semblait clair qu’ils n’allaient poser aucune question sur le comportement de leur supérieur, et je me suis demandé si l’occupation soviétique qui commençait allait ressembler à ça : une longue série de vengeances rapides et sans états d’âme.

Pendant tout ce temps, Bamberger était resté assis dans son fauteuil, sans rien dire mais sans rien perdre non plus du spectacle terrible qui s’était déroulé sous ses yeux. Son expression était indéchiffrable : plus aucun souvenir de sa détermination des premiers jours. À la place, au milieu d’un visage à la dérive, deux yeux qui brillaient toujours de cette horrible exaltation. Quand le lieutenant s’est enfin approché de lui, à pas mesurés mais précis, je jure qu’il l’a suivi des yeux comme un gosse dont c’est le tour de recevoir ses cadeaux de Noël !

« Je sais aussi qui vous êtes, Herr Bamberger : vos produits ont tué nombre de nos camarades. Néanmoins, je n’ai aucun grief personnel contre vous. Il appartient aux tribunaux militaires de l’Union Soviétique de décider de votre sort. » Il fit une petite pause, et termina sur un ton presque léger : « Je ne sais pas si vous connaissez la Sibérie… »

Bamberger se redressa : « La Sibérie ? ». Je ne chercherai plus à savoir ce qu’il fallait comprendre derrière l’air presque gourmand de cette question. J’en ai fini avec Gerhard Bamberger. Quand les soldats l’ont saisi à son tour, il s’est laissé faire. Il n’avait même pas l’air effrayé.

Le jeune officier mongol s’est alors tourné vers moi. « Je ne sais pas qui vous êtes, Monsieur. Mais je vous conseille de quitter Berlin si vous le pouvez. Un nouveau monde va naître ici, et je ne pense pas que vous y ayez votre place. Je vous souhaite une bonne soirée. »

Je suis resté seul. J’ai rejoint la salle à manger : devant moi, la grande carte d’Asie étalait ses noms étranges. Une dernière fois, j’ai cherché à me souvenir de ces soirées exaltantes où de vieux snobs radotaient leurs exploits, où une jeune femme forte et belle m’avait ouvert son monde, mais plus aucune image n’est venue : à la place, des ruines. Berlin et ma vie.

J’ai pris quelques minutes pour noter ces derniers mots. Je vais redescendre une dernière fois dans l’abri, y déposer ce carnet maintenant plein qui ne me servira plus.

Et tenter de trouver mon chemin dans Berlin.

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