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La route pour rejoindre Baulà, la ville où se situe ta librairie, tournicote dans les bois. Des virages improbables se succèdent drus et serrés sur plusieurs centaines de mètres pour laisser place à de brèves lignes droites où ta petite voiture peut parfois monter à cent dix.

En plein milieu du long tournant des Sensis, un énorme camion bloque le passage, immobilisé en travers de la nationale. Il s’agit de l’un de ces invraisemblables semi-remorques transportant des sapins entiers. Tu freines sec, pas assez pour t’empêcher de heurter son flanc, mais suffisamment pour t’éviter de mourir, fracassée comme une mouche sur un pare-brise. D’ailleurs, l’image qui te saisit au moment du choc est celle d’un insecte écrabouillé. Tu as même le temps d’évoquer leur raréfaction. Les bestioles écrasées sur nos vitres sont moins nombreuses qu’auparavant à cause du réchauffement climatique et des pesticides.

L’avant de ta voiture est bousillé. Et tu sembles vivante ! Aucun tunnel, aucune lumière. Une légère douleur à la nuque et à l’épaule gauche.

Chancelante, tu sors de ton auto et approches de la cabine où le chauffeur reste assis. Il ne bondit pas pour venir s’enquérir de ton état, se contente d’un petit signe de la main du style « Veuillez patienter un instant, je vous prie ». Tu le vois pianoter frénétiquement sur son téléphone.

Il n’y a aucun réseau avant le village suivant.

Tu examines ton automobile. Elle est déclassée. C’est évident, même si tes compétences en mécanique stagnent bien en dessous de zéro.

Cet inconscient va-t-il se décider à décoller ses fesses de son siège ? Et si un autre véhicule arrivait ? Il ne roulera pas aussi lentement que toi. Alertée par un terrible pressentiment, tu te précipites pour prévenir le prochain conducteur. N’existe-t-il pas une sorte de triangle rouge pour signaler les accidents ? Mais où le trouver ? Sous la roue de secours ? Qui, elle, se situe où exactement ? Tu lâches un ricanement nerveux.

C’est plus futé de te poster sur le bord de la route. Grand bien t’en prend ! À peine as-tu atteint la sortie du virage qu’un gros 4X4 arrive au loin. Tu agites les bras pour l’inciter à s’arrêter. La vitre s’ouvre sur deux visages méfiants. Un jeune couple costumé en randonneurs de luxe. La femme te zieute avec la moue dégoûtée d’une mauvaise actrice dans le rôle de la duchesse toisant sa servante souillon.

– Désolée, mais il y a un gros camion bloqué dans le tournant. Euh, je viens d’avoir un accident.

– Vous étiez seule ?

– Oui.

– Vous ne semblez pas blessée.

Son accent chic du Brabant wallon décuple l’antipathie immédiate qu’avaient déclenché sa voiture tape-à-l’œil et son look de sportive suréquipée.

– Non, non. Le chauffeur du camion est indemne, lui aussi.

– D’accord. Mais alors, tout va bien, Madame. Vous nous excuserez, mais nous sommes attendus. Nous sommes très en retard.

– Vous n’avez pas compris, la route est bloquée.

– Comment ça, « bloquée » ? s’exclame son compagnon horrifié.

Il s’exprime avec le même accent, affecté, snob.

Comment réussis-tu à te désintéresser aussi vite de ton roman Bien-Être pour basculer dans un déluge intérieur de rage, colère et hargne ? Ces deux ignobles crétins se seraient fracassés contre le camion si tu ne les avais pas arrêtés. Ils ne te remercient même pas ! Tu as tellement envie de les insulter.

Il ne faut « pas en faire une affaire personnelle », d’accord ! « Que votre parole soit impeccable », d’accord ! Mais as-tu seulement lu « Les accords toltèques » ? Non ! Tu aurais dû, tu le sais.

Sauf que c’est Jacques qui t’a offert le bouquin. Et Jacques, lui, c’est une affaire personnelle, très personnelle !

Tu te contentes donc de répliquer froidement.

– Pourriez-vous avertir les prochains automobilistes ? C’est un endroit particulièrement dangereux.

Tu n’attends pas leur réponse.

Mieux vaut retourner vers le lieu du crash. Le chauffeur est enfin sorti de sa cabine. Il ressemble à Elon Musk, plus jeune, moins grand, mais avec le même visage tendu comme une poupée liftée. Il porte un sac à dos turquoise. Bizarre ? Tu ne t’en préoccupes pas. Tu espères surtout des excuses, une vérification de ton… Bien-Être, puis un mot de consolation pour ta voiture démolie, et aussi un constat pour l’assurance, enfin tout ça.

Il te sourit en haussant les épaules et s’éloigne sans un mot sur un sentier qui s’enfonce dans le bois.

– Eh ! Oh ! Vous allez où ?

Il marche d’un pas rapide. Bientôt, il disparaît.

Il se met à pleuvoir. Un crachin, modeste et persévérant.

Il se met à venter. Un vent du nord, fluide et sournois.

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