« Transmigrants »… Le terme ne serait pas neutre. Les deux jeunes idéalistes que tu aides à porter une marmite le critiquent. Le garçon argumente tel un vrai conférencier :

– L’usage de ce mot est un procédé insidieux pour nier l’enfer que vivent ces pauvres gens en le masquant derrière un concept abstrait. Avant toute chose, ce sont des ré-fu-giés ! Ils ont fui des pays en guerre. Alors OK, ils sont en route vers l’Angleterre. OK, ils ne demandent pas l’asile en Belgique. Et alors ? On doit les laisser dormir dehors ?

La fille embraye :

– Dans les lois belges ou européennes, il n’existe aucune définition qui précise ce que seraient les « transmigrants ». Il s’agit simplement d’êtres humains ! En marche vers ce qu’ils imaginent être un monde meilleur. Ce sont les politiciens et même certains journalistes qui masquent la réalité en utilisant ce mot. C’est simplement honteux.

Ce petit couple de militants te fait sourire. Ils sont mignons et leurs arguments se tiennent, même si, avoue-le, tu t’en fiches un peu. Tu les accompagnes en relayant la fille pour tenir la marmite par l’une des deux poignées. C’est lourd.

Vous marchez une centaine de mètres jusqu’à un camping effroyable, bâches en plastique bleu, tentes déchirées, quelques tôles ondulées. Des jeunes, essentiellement des garçons, mais plusieurs filles aussi, sont assis autour d’un feu, certains d’entre eux roulés dans un sac de couchage à même le sol. Dès qu’ils vous aperçoivent, ils se précipitent pour vous aider. La soupe est vite servie.

Tu te sens un peu voyeuse à détailler leur installation insalubre et encore plus mal à l’aise quand l’un des jeunes verse une louche de potage dans un bol en plastique orange et te le tend. Tu le remercies et t’en saisis en te demandant si cela aurait été plus approprié de refuser. Tu lui souris :

– Toi venir d’où ?

La fille sursaute et se retourne vers toi :

– Hein ? Pourquoi tu lui parles comme ça ?

– Ben comment ?

– Comme Tintin au Congo !

Tu restes la bouche ouverte.

– Sérieusement ? Ne me dis pas que tu t’adressais comme ça à tes gosses quand ils étaient petits ? Comment veux-tu qu’ils apprennent à bien s’exprimer si tu leur enseignes des erreurs ?

Puis elle marmonne :

– C’est dingue, ça ! On est en deux mille vingt-deux, non ?

Tu rougis. Rouge de honte. Et pas parce que tu n’as pas eu d’enfant.

Tu regardes le jeune réfugié d’un air désolé. Il parle anglais mieux que toi.

– I’m from Angola.

Cette nuit-là, tu dors mal.

Rien d’extraordinaire, tu dors toujours mal.

Ton roman devrait d’ailleurs comporter un passage où tu détaillerais les avantages et inconvénients des nombreuses techniques d’endormissement que tu as testées. Pourquoi pas maintenant ? Pourquoi ne pas commencer avec un aperçu de celles qui fonctionnent le moins mal ? Après ton succès avec le Prix Bien-Être, tu trouveras le temps d’approfondir. Rédiger une bible pratique pour insomniaques ? Avec un titre humoristique ! « Insomniaque ? Oui, mais heureux » ou « L’insomnie pour les nuls » ? Tu as déjà un plan provisoire des chapitres. Les Éditions Jouvence seront ravies de le publier. Allez, pourquoi en douterais-tu ?

Tout simplement, parce que dans ta vie quotidienne, la place du doute est un vrai casse-tête. Tu peux chanter que tu aimes les gens qui doutent, vénérer le philosophe qui sait qu’il ne sait rien…

Mais, mais, mais… D’un autre côté, tu n’ignores pas l’impact des visualisations positives sur la réalisation de nos projets. Qu’as-tu compris de ces histoires de physique quantique qui nous incitent à réinventer la réalité ? Hein ? Le monde réel ne peut s’appréhender sans prendre en compte celui qui le regarde. Il se crée par autostimulation ! Notre regard, notre perception créent notre « réalité ». Ah, cela te fait une belle jambe. Et ne t’aide jamais à te rendormir.

En attendant, voici quelques-unes de tes astuces favorites pour retrouver le sommeil aux alentours de deux heures du matin.

Huile essentielle de lavande sur la plante des pieds. L’odeur est sympathique, l’efficacité est fluctuante, l’usage quotidien onéreux.

Tisane (camomille, verveine ou mélisse). Ne pas négliger le besoin de se lever pour uriner.

Séquence chiffrée de Grigori Grabovoi, répéter mentalement et en conscience 5-1-4-2-4-8-5-3-8. Très énervant.

Visualisations positives, au présent et à la première personne. Répéter : je m’éveille, j’ai bien dormi, je suis reposée, je suis détendue, je suis en forme. Succès irrégulier. Risques de prises de tête sur la physique quantique (voir plus haut).

Respiration par le ventre : inspiration par le nez en comptant jusqu’à quatre, blocage de la respiration en comptant jusqu’à sept, puis expiration par la bouche en comptant jusqu’à huit. Infaillible. Sauf en cas de sinusite. Sauf si tes pensées sont plus implacables que les chiffres. Sans oublier l’imbroglio fréquent des temps de comptage et le risque d’hyperventilation.

Émissions de nuit de France Culture. Bons résultats, rapides. Hélas, le générique de fin provoque un réveil immédiat (et souvent définitif).

Passons à ta technique préférée du moment : les listes. Avec évidemment la liste des techniques pour t’endormir. Mais aussi la liste de « tes » psychologues. La liste des raisons de Jacques de te quitter pour une femme plus jeune. La liste des prénoms de l’enfant que tu n’as pas eu, fille ou garçon. La liste des pays que tu ne visiteras pas avec une capitale en K. Dans le désordre, Afghanistan, Ouganda, Ukraine, Rwanda, Malaisie (no visit, statut non négociable) avec, en prime, Népal et Jamaïque (statut why not).

Ce soir-là, tu ajoutes la liste des jeunes visages désespérés et souriants aperçus autour du feu du campement des « transmigrants ».