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La semaine qui suit ton accident est marquée par ce gel intense. Le mois de décembre le plus froid depuis deux mille dix, titreront bientôt les journaux.
Ta voiture est bel et bien déclassée. Le choix d’un nouveau modèle mobilise la totalité de ton énergie mentale. Neuf ou occasion ? Européenne ou asiatique ? Le soir, tu rentres après avoir visité les concessionnaires proches de ton école. Tu t’excuses trop auprès de la garde-malade, ne jamais se justifier. Elle est payée. Après l’avoir raccompagnée sur le seuil, tu t’assieds près de ton père et lui énumères tes tergiversations. Allemande ou française ? Berlingot ou break ? Le coffre doit pouvoir contenir son fauteuil roulant. Tu es encore loin des hésitations sur la couleur.
– Allez, Papa, aide-moi. Cligne de l’œil si ça te semble bien. Que penses-tu d’une électrique ?
– Nom de Dieu !
– OK, OK, je prendrai une essence.
Trouver une voiture te semble aussi compliqué que choisir un yaourt. Allégé ou pas ? Avec ou sans bifidus ajouté ? Chèvre ou brebis ? Soja ? Nature ou fruits ? Les fruits, avec ou sans morceaux ?
Tu t’installes plutôt à ton bureau pour avancer dans ton roman. Tu vas gagner, c’est interdit d’en douter…, mais bon, il serait temps de t’y mettre. Tu te grattes le nez, tu te grattes les cheveux. Tu sors sur la terrasse pour ton yoga du soir, mais le froid te refoule à l’intérieur. Tu chauffes de l’eau pour une tisane. Tu t’es calmée sur le péket. Provisoirement.
Tu penses au gel qui va encore durer plus d’une semaine. Tu adores ce froid intense, les paysages glacés et blancs. Que deviennent les jeunes réfugiés croisés dimanche soir ? Comment peuvent-ils survivre dans de telles conditions ?
Tu retournes t’installer devant ton ordinateur. La plateforme citoyenne est une association humanitaire qui aide les personnes exilées. Tu surfes sur leur page. Par curiosité. Tu découvres la banderole « ALL refugee welcome ». Tu lis attentivement les différents articles. Tu cliques sur le lien qui renvoie à la section « Hébergement ». Tu découvres une antenne proche de chez toi. Tu cliques sur « Devenir membre ». Tu lis : « Bonjour les familles, je cherche un relais pour un chouette petit gars », « Les magiques, on manque de vestes et de vêtements chauds. Un de vnous pour collecter et renflouer notre stock ? Petite taille comme d’habitude, S et M majoritairement. Merci », « Bonjour, je cherche une famille pour héberger deux garçons calmes et super de ce jeudi soir ou vendredi à dimanche. Région Baulà dans la mesure du possible ». Tu hésites à cliquer, à répondre « moi, moi ». Tu vas plutôt dormir.
La nuit porte conseil.
Tu t’éveilles à quatre heures, descends, longes le lit médicalisé de ton père. Il a les yeux ouverts, il n’est pas mort, tu l’entends respirer. Tu l’ignores. Tu rallumes l’ordi et envoies un message.
« Bonjour,
J’ai découvert le campement de l’autoroute dimanche passé.
C’est terrible.
Je n’ai jamais hébergé auparavant.
Mais je suis disponible dès ce jeudi soir
pour proposer une chambre avec un lit double. »
La réponse est immédiate. Un autre insomniaque…
« Bienvenue !
Nous avons deux garçons épuisés
qui ont urgemment besoin d’une bonne douche
et d’une ou deux nuits au chaud
pour se requinquer.
Peux-tu passer les prendre
en fin de journée aujourd’hui ?
Ou tu préfères qu’on te les dépose ? »
Sur la photo de profil de ton interlocuteur, tu reconnais le gars de la soupe, avec sa tête de jeune berger, de longues bouclettes châtains et des yeux bleus Il s’appelle Quentin et gère la page de la section locale d’entraide. Tu lui signales qui tu es. Il ne paraît pas étonné et te fixe rendez-vous sur le chemin, près du parking, à dix-sept heures. Tu confirmes et coupes ta connexion. Qu’est-ce qu’il t’a pris ? Tu prends cinq gouttes de rescue.
– Papa, il y aura une surprise ce soir.
Il tousse.
– À plus tard. Je vais me recoucher.
Tu te rendors immédiatement. Tu te réveilles en sursaut une minute avant que ton réveil sonne.
Tu n’as plus le temps de préparer le lit de la chambre d’amis.
La journée à l’école se déroule avec une lenteur inouïe. Les élèves se plaignent de passer la récréation dehors :
– Madame, il fait trop froid.
– Vous sortez. C’est le règlement.
– Mais Madame, on se les pèle.
– Pensez un peu aux pauvres qui dorment dehors la nuit.
– Hé ho, calmez-vous ! On dirait le prof de morale ! On s’en fout, nous, des clochards. S’ils ont froid, ils n’ont qu’à s’abriter dans des refuges.
– Oui, oui, c’est cela. Bravo ! Allez…, sortez. La récré ne dure que quinze minutes. Vous n’aviez qu’à vous habiller chaudement pour une fois.
Ta voix est plus ferme que d’habitude, ton autorité plus affirmée. Ils obéissent sans que tu aies à te fâcher. Tu les entends marmonner des « chier » que tu ignores.
Seize heures vingt. Ta journée est finie. Enfin. Tu fonces au supermarché. Ça mange quoi un réfugié ?
Tu dois leur préparer une soupe pour les vitamines et les fibres. Tu achètes des poireaux et des pommes de terre. Il leur faut de la viande pour les protéines. Certainement pas du cochon. Mais quoi ? Tu choisis des petites côtes d’agneau premier prix, importées de Nouvelle-Zélande. Tant pis. Tu attrapes du chocolat noir et des œufs bio. Tu prends aussi des carottes, des poires, des bananes, pour les vitamines et les fibres. Tu ajoutes du persil et du riz. Pourquoi pas un camembert et du tofu ? Puis des chips et des cacahuètes. Du lait aussi, pour le calcium. Il n’y a aucune cohérence dans tes déplacements dans les rayons du grand magasin. À la caisse, tu demandes des sacs en plastique recyclé, car tu as oublié tes cageots ce matin.
Tu roules vers le parking. Tu te gares. Ton cœur bat trop vite. Tu avales quatre gouttes de rescue.
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