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En voyant Vasile s’installer avec ton père et Maxime pour trinquer, tu admets enfin que ton Prix Bien-Être n’est pas près d’être terminé dans les dates prévues par le concours des Éditions Jouvence. Vasile a apporté de la țuică dans une grande bouteille de limonade en plastique. Il s’agit d’un alcool de prunes qu’il distille lui-même en Roumanie. Son cadeau pour exprimer sa reconnaissance ou pour s’excuser du crash ? Va savoir. Tu le remercies. C’est trop aimable, il ne fallait pas…
Il secoue avec enthousiasme la main gauche de ton père qui, lui aussi, semble ravi de le revoir.
– Nom de Dieu.
Maxime sèche ses dernières larmes :
– Et c’est qui celui-là, maintenant ?
– C’est Elon. Il est américain, d’origine sud-africaine !
– Ah, OK. Allez, santé, Elon ! Nice to meet you.
Tu laisses Vasile lancer la dégustation de țuică et files vérifier l’état de Zohal. Elle est allongée, occupée à envoyer des messages. Elle te sourit. Tu lui montres le geste de manger, elle refuse de la tête. Tu décides de quand même lui monter une crêpe à laquelle tu ajoutes une double dose de sirop d’érable. Tu chausses ensuite tes bottes pour rejoindre Nazir qui est assis sur le banc, près de la brouette remplie de branches.
– Tu as bien avancé, merci pour ton aide.
– C’est rien, Madame.
Vingt phrases d’encouragement te traversent l’esprit, mais aucune ne semble adéquate. Nazir a seize ans. Pauvre gosse. Comment comprendre que leur demande d’asile ait été refusée avec ce que les médias relaient sur la vie en Afghanistan ? Il te semble impossible qu’il n’y ait plus rien à tenter.
Voilà comment ta Résolution se transforme : tu dois les aider. Les sauver ! Tu n’as pas le choix. Comment pourrais-tu avoir le choix ? Tu repenses à ta carte de tarot. « C’est dans le Présent que vous construirez votre Avenir. » Tu rentres et te précipites sur ton ordi.
« Salut Quentin.
Dis, la mère et l’ado afghans
sont toujours chez moi
depuis ce vendredi.
La mère est malade. »
« Salut Françoise,
Je savais pas.
Elle a quoi ? »
« Crises de tétanies, syncopes vagales…
Elle va pas bien du tout.
Elle est à bout. »
« Merde. »
« Oui. »
« T’as besoin d’un relais ? »
« Non, non, ils peuvent rester ici.
Pas de problème.
À propos, Nazir m’a montré leur avis négatif.
Y a pas moyen de tenter un recours ? »
« Bah, ils l’ont sûrement déjà fait.
Les délais sont assez courts.
C’est un négatif de l’Office des Étrangers
ou du Conseil du Contentieux des Étrangers ? »
« Attends, je regarde…
c’est écrit :
Raad voor Vreemdelingenbetwistingen. »
« Ben, ça, c’est le CCE en flamand.
Donc c’est cuit !
C’est déjà le refus d’un recours.
Tu sais qui était leur avocat ? »
« Non »
« Normalement, il y a son nom au début du document. »
« OK, oui, maître Legosses. »
« Ah, merde, Legosses, c’est un des pires !
Si pas LE pire. »
« Hein ? »
« Tu sais, défendre les demandes d’asile,
c’est une mission pour certains
et un business pour d’autres.
Malheureusement, les réfugiés l’ignorent.
Quand on leur désigne un avocat pro DEO.
ils y vont en toute confiance,
comme des agneaux à l’abattoir,
si tu me permets l’expression.
Certains avocats sont de vraies machines à fric.
Comme ils sont payés par l’État au nombre de prestations,
ils empilent des dossiers pour amasser un max de points,
mais ils n’en ont rien à cirer,
ils n’écoutent même pas l’histoire de leurs clients,
ne les préparent pas aux interviews
ni aux pièges systématiques de l’Office des Étrangers.
Puis ils envoient des stagiaires lors des recours.
Ils n’ont aucun scrupule. »
« Non ?!! »
« Bienvenue dans le monde réel, chère Françoise. »
« Oui, mais leur avocat à eux,
il est vraiment comme ça ? »
« Oh yes ! Un nul de chez les nuls.
Une ordure, franchement. »
« Comment je peux les aider ? »
« Demande un rendez-vous
au service social de la plateforme citoyenne,
ils examineront le dossier, te conseilleront.
Ils ont des interprètes pachto
et possèdent une liste d’avocats engagés,
de vrais idéalistes qui se battent
pour que les droits de leurs clients soient respectés.
Le problème, c’est que les bons avocats sont débordés
et souvent, ils n’acceptent plus de nouveaux cas.
En plus, pour les Afghans, la procédure est toujours en néerlandais.
Alors c’est encore plus difficile à trouver. »
Après avoir remercié Quentin, tu rédiges immédiatement un mail que tu envoies à l’adresse qu’il t’a transmise. Tu résumes leur situation et précises être disponible pour les accompagner n’importe quel jour. Dois-tu ajouter que c’est urgent ?
À la cuisine, tu entends Maxime t’interpeller :
– Dis, Fran’, ton Amerloque, il m’a plutôt l’air plutôt russe. Il répond « da da da » quand je lui cause english. Et il a une de ces descentes !
Ça y est, ton frère utilise le surnom de votre enfance : « Fran’ » (autre chose que l’insupportable « sœurette »). Il semble bien entamé. Tant que ton ordi est allumé, tu vérifies : « Le degré d’alcool de la țuică varie entre quarante-cinq et cinquante-cinq degrés. »
– Dis, Fran’, demande un peu à Fatima et Kebab s’ils veulent venir trinquer un coup avec nous.
– Maxime, ils s’appellent Zohal et Nazir. Ils ne boivent pas d’alcool et ils ne viendront pas.
– Oh ça va, ça va. T’énerve pas encore.
Il faut éloigner ton père de cette bouteille avant qu’il tombe en coma éthylique. Appeler l’ambulance deux fois durant la même journée est impensable.
– Je vais changer Papa.
– Tu veux de l’aide ?
– Ha ! Ha ! Ha ! Allez viens, Papa.
– Nom de Dieu.
Le vieux est clairement contrarié. Que dois-tu faire ? Le laisser se saouler à onze heures du matin avec son fils perdu et un camionneur irresponsable ?
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