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Le lendemain, après le repas de midi, ton frère annonce son départ définitif. Il rejoindra Bruxelles après avoir livré sa voiture à son acheteur sur le parking. Comment va-t-il se déplacer ? Où va-t-il loger ? Il balaie tes questions d’un claquement de langue dédaigneux. Tu lui proposes de rester quelques jours supplémentaires. Il refuse. Ses obligations. Ses projets. Sa dignité. Il a retrouvé son agitation, son arrogance. Vous vous embrassez maladroitement. Le même qui t’avait semblé tellement fragile la veille te dit au revoir en prenant des airs de P.D.G. occupé.

Il salue ensuite ton père, rapidement, sans lui donner de bises. Ils n’auront jamais la longue conversation qui aurait pu l’absoudre de sa « mauvaise vie », ses « mauvaises décisions ». Il restera le fils décevant. Même si, aujourd’hui, ton père voulait s’excuser de son mépris, il ne pourrait plus. Tu aimerais chuchoter à l’oreille de Maxime : « Papa t’aime, tu sais. Il regrette de s’être comporté comme un crétin, il respecte tes choix. »

En es-tu convaincue ? Rien ne t’empêche de tenter le coup. Ce n’est pas un « Nom de Dieu » qui te contredira. Pourtant tu ne dis rien.

Sur le pas de la porte, tu lances un « Bon vent, vieille branche ! », expression surannée qui te semble correspondre au côté cinématographique de ces adieux déprimants. Tu ajoutes : « Reviens quand tu veux. »

Nazir assiste à ce départ précipité sans camoufler son étonnement. Pourquoi cette soudaine envie de te justifier, de raconter votre vie à un adolescent ? Peut-être par respect ? Un devoir de réciprocité ? Le besoin d’être sincère, de partager, toi aussi, tes douleurs après avoir lu leur histoire étalée sur un document officiel ? Pourtant tu n’oses pas. Tu te contentes d’un sournois :

– Mon frère a beaucoup de problèmes.

Une lâcheté de plus pour te dédouaner de l’imbroglio familial, comme si tu n’en étais pas partie prenante, comme si la mort de ta mère ne t’avait pas broyée toi aussi. Un accident de voiture, tiens, tiens. Quel âge avait-elle déjà ? Tu le sais très bien, tu refoules.

Nazir répond :

– Votre frère est très gentil.

Tu souris, surprise. Au fond, oui, Maxime est certainement très gentil. Et il vous a trouvé un avocat.

La veille, Zohal a partagé un bol de soupe avec vous. La voyant enfin remise, ton frère a voulu se présenter et s’est levé pour lui serrer la main. Elle a bondi en arrière avec un cri d’horreur. Nazir s’est interposé, il a expliqué que dans son pays, la poignée de main est réservée au père ou grand-père. Jamais une femme ne pourrait serrer la main d’un autre homme. C’est un geste… indécent.

Maxime a souri : « OK, OK, si elle préfère, elle peut me donner un bisou. » Mais ce nouveau tabou t’a encore agacée. Pourtant, Zohal a juste été conditionnée par des années d’endoctrinement. Inutile de te cacher dans la cuisine pour te calmer en tapotant des points énergétiques. Récemment, un documentaire sur l’Afghanistan montrait les marchands d’habits féminins obligés de sectionner les têtes de leurs mannequins. Un barbu armé déclarait pompeusement au journaliste que les femmes ne devaient plus sortir « nues » ! Désormais les talibans exigent qu’elles couvrent aussi leurs mains avec des gants et l’entièreté de leur visage. La « nouvelle mode » du voile intégral noir s’impose peu à peu. Avec le tchadri bleu rendu obligatoire lors du premier régime taliban, les femmes avaient une grille devant les yeux, mais au moins, elles pouvaient encore voir, se lamentait une artiste anonyme.

Le jeudi, tu les embarques, elle et Nazir, pour votre rendez-vous à Bruxelles. Cela fait plusieurs années que tu n’as pas conduit jusqu’à la capitale. Les nouveaux sens uniques, la vitesse limitée à trente kilomètres heure, le nombre de trottinettes et surtout l’odeur te perturbent. La pollution est insupportable maintenant que tu es habituée à l’air pur de l’Ardenne.

Après avoir réussi un magnifique créneau, te voilà plantée sur un trottoir pisseux, au milieu de bâtiments gris. Stress, bourdonnements, sensation d’étouffement. Ce coup-ci, c’est toi qui vas te taper une crise de spasmophilie. Cinq gouttes de rescue ? Même pas… Tu as oublié ton flacon.

Pour rejoindre le bâtiment du service social, tu distrais ton angoisse en jouant la guide touristique pour tes protégés. « Par là, c’est Saint-Gilles. Par là, Anderlecht. La gare du Midi s’appelle Gare du Sud en néerlandais. »

Vous entrez. Les couloirs sont remplis : Africains, Afghans, Syriens, Sud-Américains, Maghrébins. Essentiellement des hommes.

Zohal regarde le sol en marchant.

On vous annonce que vous allez être reçus par une jeune femme au prénom prometteur : Olympe.

Tu profites de l’attente pour parfaire la culture de Nazir :

– Olympe de Gouge était une pionnière du féminisme, anti-esclavagiste. Elle a été guillotinée par d’affreux machos. Comme quoi, ici aussi, on a eu nos crimes horribles, nos combats perdus. La démocratie ne nous est pas tombée dessus toute cuite.

– Pourquoi cuite ?

– C’est rien, c’est une expression.

Votre Olympe arrive, rousse, un peu ronde, la trentaine, un sourire en étincelles.

– Désolée de ne pas avoir trouvé d’interprète pachto. Mais à ce stade, cela devrait aller.

Elle a lu le dossier et propose de lister les différentes pistes.

– La première est d’introduire une nouvelle demande d’asile au nom de la maman, mais avec l’impossibilité de se baser sur l’histoire précédente. Il vous faudrait de nouveaux éléments. Tous ceux de la première demande, celle qui a été refusée, ne peuvent plus être examinés. Donc le récit des menaces des talibans et du kidnapping des sœurs doit définitivement être mis de côté.

Nazir ne peut l’accepter.

– Mais Madame, pourquoi ?

Olympe propose une mimique désolée et continue.

– Une autre possibilité serait d’introduire une demande au nom de Nazir qui est mineur. Mais toujours avec l’interdiction d’utiliser les raisons invoquées dans la demande de sa mère pour ne pas courir le risque d’un refus immédiat couplé au précédent – et ceci sans même que sa demande soit examinée.

Pour Nazir, c’est incompréhensible. Il hausse le ton.

– Si mon histoire est vraie, pourquoi je ne peux pas la raconter ?

Tu lui poses la main sur le bras :

– Chut, écoute.

Le temps de cette conseillère est précieux. La file dans le couloir est longue. Mais Olympe prend le temps de répondre directement à l’adolescent :

– Moi, je vous crois, Nazir. Entièrement. Totalement. Je ne suis pas psychologue, mais le stress post-traumatique de votre maman semble essentiel pour justifier ses pertes de mémoire ou contradictions. Sans oublier la prise de médicaments qui a forcément affecté la cohérence de son récit. Hélas, c’est trop tard. C’est totalement injuste. Mais c’est la loi.

Elle continue :

– Une première demande en votre nom, Nazir, vous permettrait sans doute d’obtenir tous deux une nouvelle place dans un centre d’hébergement.

Nazir répond :

– Ma maman ne veut plus retourner dans un centre. Jamais.

Tu es surprise, même si tu te doutes que la vie dans un hébergement collectif est difficile pour une femme seule. Nazir t’a confié que la présence de nombreux hommes afghans avait été oppressante pour elle quand il partait à l’école. Cache-t-elle quelque chose d’autre ? Pourquoi cette pensée te traverse-t-elle ?

Olympe vous explique aussi la procédure de régularisation basée sur des raisons de santé. Elle s’adresse à toi :

– Prenez un rendez-vous pour Zohal chez un psychiatre. Le stress post-traumatique est une maladie sérieuse. Il rédigera un rapport complet sur son état de santé.

Elle précise :

– Notez bien que les régularisations médicales sont exceptionnelles. À moins de souffrir d’un cancer en stade terminal. Et encore…

Elle garantit :

– Ceci dit, malgré le nombre inouï d’avis négatifs reçus par les Afghans, il n’y a actuellement aucune expulsion vers l’Afghanistan, dans la mesure où leur gouvernement n’est plus reconnu.

– Mais que deviennent-ils ?

– La débrouille, la solidarité entre eux, les hébergements collectifs, les squats, les tentes, la rue, le départ vers d’autres pays… Bref, le grand n’importe quoi ! Pauvres gens.

Elle tient des considérations plus générales sur le scandale de la situation des réfugiés ces derniers mois : les nouveaux venus campent le long du canal de Bruxelles sans aucune aide. Elle pointe la défaillance de la ministre en charge de l’asile, le non-respect des droits les plus élémentaires dans un soi-disant État de droit.

Tu es d’accord avec elle, mais tu n’embrayes pas sur ce sujet. Tu n’as qu’une seule obsession : aider les deux tiens, Nazir et Zohal.

Elle termine en vous félicitant pour votre futur rendez-vous avec maître Pontus, « l’un des meilleurs ».

Durant tout l’entretien, Zohal a les yeux hagards. Elle sourit mécaniquement quand elle croise ton regard soucieux. Nazir tente au mieux de rester attentif, mais finalement Olympe s’adresse surtout à toi. Tu annonces que tu peux les héberger le temps nécessaire. Tu demandes à Nazir de traduire ton offre à sa mère.

À votre retour, ton impression est que la situation s’est éclaircie. Pourtant, leur désespoir semble plus lourd que jamais. Zohal s’endort à l’arrière. Nazir est assis près de toi, silencieux.

Tes pensées s’attardent sur ce Mounib, ce frère qui a brisé la vie de toute sa famille pour vivre son histoire d’amour. Comment est-il possible qu’il ne donne aucune nouvelle ? Ignore-t-il les conséquences de sa fuite ? En même temps, comment pourrait-il affronter cette culpabilité le jour où il apprendra les événements dramatiques qu’a provoqués sa fugue ?

Finalement, tu oses poser l’autre question qui te turlupine :

– Et tes deux autres frères, ils sont morts comment ?

– Un accident, Madame.

– De voiture ?

– Oui, Madame.

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