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Le jour du rendez-vous chez l’avocat, tu demandes un « congé de circonstances » à l’école, toi qui n’as jamais eu le prétexte d’un enfant malade pour t’absenter.
Étienne t’accueille les bras ouverts :
– Francoise, je suis très content de te revoir !
Il te désigne à Nazir :
– Voilà une sacrée femme ! Intelligente et tellement classe !
Puis enchaîne sur une série de compliments qui te surprend :
– Sacrée Françoise ! Tu as toujours eu une telle allure, un tel aplomb.
Et il en rajoute encore :
– Si tu savais comme je t’admirais quand j’étais étudiant. Je crois même que j’étais secrètement amoureux de toi. Chaque fois que Maxime m’invitait chez vous, j’espérais te croiser. Mais tu m’ignorais.
Tu pouffes. C’est amusant de voir l’ami de ton frère, que tu regardais effectivement un peu de haut à l’époque, être devenu non seulement un homme, mais un homme vieillissant. Ses compliments sont-ils sincères ou juste polis ? Quoi qu’il en soit, tu rougis.
Il vous reçoit autour d’une table ovale dans son petit bureau situé dans un immeuble plutôt modeste au nord de Bruxelles, avec vue sur l’Atomium. Il y a un interprète pachto. Ils ne serrent pas la main de Zohal, ni l’un ni l’autre. Eux connaissent les usages.
D’un ton pressé et fébrile qui t’étonne, Zohal entame une discussion avec l’interprète, ou plutôt un monologue. Elle parle vite et beaucoup. Beaucoup trop pour que celui-ci puisse traduire. Tu as envie de leur demander d’arrêter. Votre interlocuteur, c’est l’avocat.
Celui-ci profite d’un silence pour s’imposer avec délicatesse et confirmer les explications d’Olympe. Il conseille en priorité une nouvelle procédure au nom de Zohal avec comme nouvel argument la disparition de son mari et l’impossibilité pour une femme « sans homme » de retourner vivre dans un pays qui est aux mains des talibans. Ses explications sont claires. Il ajoute que d’ici quelques mois, il faudra aussi lancer une procédure au nom de Nazir avec comme argument l’intérêt supérieur de l’enfant et la continuité de sa brillante scolarité.
Il vous raccompagne en te chargeant d’embrasser « ton enfoiré de frère ». Pourquoi répondrais-tu que celui-ci est sans emploi, sans domicile et que toi, tu es sans nouvelles ? Maxime n’apprécierait pas. Tu te contentes donc d’un « Je n’y manquerai pas. »
Durant le trajet de retour, comme les fois précédentes, Zohal dort sur la banquette arrière. Et Nazir te raconte enfin comment son père a disparu en Turquie.
Après plusieurs semaines de démarches à Izmir, celui-ci avait trouvé des passeurs et payé un trajet vers l’Europe pour eux trois. Une nuit, on les a aidés à embarquer dans les soutes d’un gros paquebot. Ils étaient une dizaine, tous afghans, à se faufiler dans l’ombre, derrière un « guide » inquiet et agressif.
On les a poussés, « Dépêchez-vous », « Taisez-vous ». Une fois installé à l’intérieur du bateau, Nazir a remarqué que son père n’était plus là. Zohal s’est mise à crier. Elle voulait sortir. Deux hommes l’ont fait taire en la menaçant d’un couteau. Encore une fois un couteau… Le voyage en mer a duré trois jours. Sa mère n’a cessé de gémir durant tout le trajet. Après le débarquement au Nord de l’Italie, on leur a immédiatement ordonné de monter dans un camion. Nazir ignorait la destination finale. Ce n’est qu’en sortant du camion vingt heures plus tard qu’il a entendu « Welcome in Belgium ».
Le père avait donc tout organisé. Les a-t-il abandonnés là exprès ? En pensant les avoir mis en sécurité ? Est-il retourné en Afghanistan pour tenter de sauver ses filles ? Cela te semble probable.
Tu le demandes à Nazir qui secoue la tête :
– Non, mon grand-père est à Kaboul. C’est lui qui s’occupe de notre maison. C’est le papa de mon papa. Lui non plus n’a pas de nouvelles.
– Ben alors que s’est-il passé selon toi ?
– Je ne sais pas, Madame. Peut-être ils l’ont tué. Pour le voler. C’est mon papa qui avait notre argent.
Le lendemain, tu contactes le service des disparitions du Comité international de la Croix-Rouge. Une dame t’informe qu’il y a effectivement moyen d’entamer une procédure de recherche de corps. Les résultats dépendent des accords de collaboration avec les différents pays. Hélas, en Turquie, cela ne fonctionne pas très bien. Elle t’explique la démarche. Il faudra répondre à une série de questions qui servent à identifier un cadavre : taches de naissance, cicatrices, couleur des yeux, des cheveux, corpulence et taille. Elle ajoute que c’est éprouvant. Quand tu répètes ces informations à Nazir, il te répond que oui, sa mère le fera. Mais pas maintenant.
Le train-train reprend son cours.
Parfois, tu t’observes dans le miroir en repensant aux compliments d’Etienne Pontus. « Tellement classe »… Tu souris en évoquant le « gamin » de tes souvenirs. Un jour, tu te maquilles. Légèrement. Et les jours suivants aussi. Tu es plus détendue, plus joyeuse. Souvent Nazir et toi, vous chantez dans la voiture en allant à l’école. Il lève les yeux au ciel quand tu passes Edith Piaf en boucle. Alors tu mets Léo Ferré...
– C’est pour t’aider à apprendre le français, mon grand. Ta prof a conseillé la chanson française.
Un soir, tu joues aux échecs avec Nazir. Tu gagnes. Évidemment. Alors vous recommencez une partie. Une ou deux tous les jours. C’est chouette.
La semaine suivante, Zohal prend la place de son fils devant l’échiquier et… elle te bat. Vexée ? Oui, tu l’es ! Mais finalement, si peu. Tu ris : tellement fière, ravie comme si c’était toi la gagnante. Ton invitée, pleine d’angoisses, de tabous, de souffrances, vient de te vaincre avec une facilité déconcertante. Tu la félicites avec un enthousiasme excessif, mais sincère. À partir de ce soir-là, vous jouez quotidiennement. Les parties sont longues et hardues. Tu es ravie. Parfois, ton père les observe d’un air plus attentif. Même si tu sais qu’il a toujours préféré les Dames. À tous points de vue…
Vasile passe vous saluer régulièrement. Il gare toujours son semi-remorque à moitié sur le trottoir, mais comme ses visites ont lieu durant la semaine, il n’y a aucun touriste pour rouspéter. A-t-il obtenu un permis de travail depuis l’accident ? Tu en doutes.
Tu es perplexe face à la fidélité de ce jeune chauffeur, face à son affection sincère pour ton père. Tu lui prépares du café et répètes régulièrement qu’il est interdit de boire de l’alcool quand on conduit. Il rit. Il rit encore en visionnant une vidéo sur le téléphone de Nazir. Il rit aussi quand tu lui montres ta nouvelle voiture.
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