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Vous roulez dans le petit matin noir. Maxime a mis un CD de tango argentin dans le lecteur de sa vieille voiture de vieux frimeur. Interdiction d’écouter les informations en boucle.

– Laisse tomber, Fran’. Les journalistes sont des charognards.

Ton frère conduit bien, calmement. Tu apprécies. Sa prudence. Et sa présence.

Que devient-il depuis fin décembre ? Oseras-tu lui demander ? Réussiras-tu à rassembler assez d’énergie pour sortir de ton chagrin et t’intéresser à lui ?

– Et toi, Maxou, comment se passe ta vie ? Tu sais qu’on a vu ton ami Étienne ?

Deux questions d’un coup. La seconde pour étouffer la première ? La seconde parce que tu n’arrives pas à détacher tes pensées de Zohal ?

– Ah… Étienne ? Ben oui, figure-toi qu’il m’a renvoyé un mail après votre rendez-vous. Je me demande même si tu lui as pas tapé dans l’œil.

– Arrête, va. Tu m’as déjà bien regardée ?

– Ben oui. Tu es charmante. Et tu ne parais pas ton âge ! La vie au plein air, sans doute.

Étonnée et flattée. Pourquoi ton frère te balance de telles inepties ? Pourrais-tu profiter de ces compliments sans douter de leur sincérité, et cela malgré ton cœur brisé par un drame épouvantable ? N’est-ce pas indécent ?

Vous traversez la frontière française.

Tu relances ta question, sans plus y proposer d’échappatoire.

– Et toi alors, ça va ?

– Bah… Je suis retourné vivre chez Déborah.

– Mmm. Cool. Et ça se passe mieux ?

– Euh… on est allé voir un… thérapeute de couple.

Tu perçois son malaise, énorme, à partager cette confidence avec toi. Surtout ne pas ricaner.

– Toi ?! Tu as accepté de consulter un psy ? Comment cette chère Déborah a réussi un tel exploit ?

– Elle ne m’a pas trop laissé le choix, j’avoue…

– Et ?

– Ben, il faut bien reconnaître que ça nous a aidés. C’est vraiment une femme bien, Déborah. Je sais que tu ne l’as jamais beaucoup appréciée. Elle a son petit caractère, c’est sûr. Mais je n’ai pas été facile, moi non plus. Quand j’ai perdu mon boulot, j’ai passé plusieurs mois sans décoller de son divan. Allongé, à glander sur mon téléphone toute la journée. Les seules courses dont je me chargeais encore, c’était acheter du vin rouge pour le souper que je lui laissais préparer. Je passais mon temps à tout critiquer, ronchonner. Jamais je ne m’intéressais à elle. Et évidemment, j’étais jaloux dès qu’elle sortait sans moi.

Ton frère qui se remet en question… Waouh. Tu ne réagis pas à sa projection initiale où il a décidé de tes sentiments pour sa compagne. C’est son ressenti, après tout. Et d’ailleurs, il n’a pas tout à fait tort. Déborah t’a toujours semblé encore plus futile que lui. Ne serait-il pas temps que tu fasses un effort pour t’intéresser à elle ?

– Et tu sais quoi, Fran… ? C’est à mon retour de la nuit passée chez toi que j’ai eu le premier déclic. Cette pauvre femme et son adorable gamin, Papa et son handicap, puis ce guignol de camionneur… Sais pas exactement pourquoi, mais suis parti regonflé. Franchement, j’ai pas compris comment ça s’est joué, mais ce qui est sûr, c’est qu’à votre contact à vous tous, j’avais récupéré de l’énergie. De la lucidité aussi. Une envie de réparer. Alors j’ai appelé Déborah et lui ai enfin demandé pardon.

Alors là ! De mieux en mieux. Ton frère qui parle de ses émotions, qui exprime de la gratitude, de la culpabilité. Si tu t’attendais à ça ! Tu n’es plus à une larme près. Tu essuies discrètement celle qui coule sur ta joue.

– Merci Maxime de me raconter tout ça. Merci d’être là.

Le panneau « Pas de Calais » annonce votre arrivée imminente. Vas-tu lui raconter la blague du chauffeur de bus belge qui fait demi-tour à la lecture de ce nom ? Laisse tomber.

Vous voilà à Coquelles. Il est trop tôt. Il gèle. Vous laissez les énormes galeries commerciales sur le côté et vous vous arrêtez dans la cafétéria d’une pompe à essence. Le café est mauvais et le croissant gras. Beaucoup d’Anglais se pressent au bar en attendant l’heure d’embarquer avec leur voiture au terminal Charles Dickens de l’Eurotunnel. Pour eux, pour toi, cette traversée de la Manche est tellement simple.

Ton frère s’exclame.

– Ah, voilà, ça y est !

– Quoi ?

– Étienne m’a répondu. Je lui avais envoyé un mail hier soir pour lui expliquer la situation.

Tu n’y avais même pas pensé.

– Il est catégorique : ils ne peuvent absolument pas le garder enfermé, il est mineur.

Vous marchez autour du centre de rétention pour « étrangers retenus ». Bâtiment préfabriqué en briquettes blanches, hauts grillages à mailles serrées, larges rouleaux de barbelés à lames de rasoirs. Et ce qualificatif ridicule : « retenus ». La formulation passive te scandalise. Retenus par qui ? Par quoi ? Quel incroyable euphémisme. Une hypocrisie de plus.

Le bénévole avec qui tu es en lien depuis hier soir t’a mentionné l’existence de « cabines téléphoniques en zones de vie des personnes retenues ». Il a promis de t’arranger un rendez-vous téléphonique avec ton protégé dans la matinée.

Mais Étienne Pontus est plus performant.

Le téléphone de Maxime sonne.

– Génial. T’es trop fort. Merci mon Tienou. Je te tiens au courant.

Il te sourit.

– Voilà. On peut y aller.

– Où ça ?

– Le chercher. Ils sont avertis.

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