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Vous n’irez pas vous balader sur la plage de sable brun, sous les falaises, le long des vagues grises. Faire le plein d’iode. Ramasser des coquillages. Ou manger des moules. Non.
– Bon… on rentre ?
– Et ma maman ?
Le bénévole t’envoie une copie du communiqué reçu par son association.
« Les corps des naufragés seront autopsiés par l’Institut médico-légal de Lille. Les proches de personnes disparues ne sont pas autorisés à reconnaître les corps, mais sont invités à laisser leur ADN. »
Tu montres discrètement le document à Maxime.
– M’enfin ! Et on fait comment alors ? Donne, on transfère à Étienne. Il trouvera une solution.
Malheureusement, l’avocat est occupé au tribunal toute la journée. Vous informez la garde-malade que vous passerez la journée à Calais. Tu entends son émotion au téléphone, elle te promet de choyer particulièrement ton papa. Ce drame a aussi changé ton regard sur cette femme que tu estimais peu sensible, peu ouverte, peu généreuse. Tu la remercies chaleureusement. Tu utilises son prénom. « Encore merci Georgette ». Et elle te renvoie des paroles d’encouragement. « Ne vous inquiétez pas pour votre papa. Je suis là. Et surtout tenez bon, Françoise. »
Après deux cafés supplémentaires et une heure d’errance dans les rues gelées de Calais, Maxime te prend à part :
– Écoute, c’est inutile de poireauter ici. En plus, ton bénévole, il a bien dit que, pour le moment, aucun des corps ne correspond à la description de Zohal ?
– Oui, oui. Il me l’a encore confirmé ce matin.
– Allez, on se casse, on rentre. On reviendra quand ils l’auront repêchée. S’ils la repêchent…
Tu te tournes pour vérifier que Nazir n’a pas entendu. Il claque des dents quelques pas plus loin. Il est vêtu d’un fin training et sweat gris, trop grands, sans doute fournis par le centre fermé de Coquelles. Il ne conteste pas votre décision, il ne parle pas, en état de totale sidération. Tu te demandes s’il parviendra un jour à raconter le naufrage, les derniers moments, les dernières images, les derniers mots de Zohal engloutie dans l’eau.
Vous vous mettez en route, le chauffage à fond. Nazir s’endort à l’arrière, dans une position identique à celle de sa maman lors des autres trajets en voiture. Tu l’observes dans le rétroviseur. Quelle fragilité ! Quelle souffrance !
Tu n’as plus l’énergie de papoter avec ton frère. Tu l’entends passer quelques coups de fil en lien avec un hypothétique nouveau boulot. Il faudra que tu le dédommages pour le carburant. Il appelle aussi sa compagne, lui raconte votre triste matinée. Leur échange te paraît sincère, amoureux. Tu es contente pour eux et lui chuchotes de la saluer de ta part.
Vous approchez de la frontière belge. Tu fais défiler des photos de Zohal sur ton téléphone. Quand tu vois apparaître le nom du bénévole de Caritas sur l’écran, tu décroches avant même d’entendre la sonnerie.
Et voilà qu’il t’annonce… un miracle.
– Demi-tour !!!
D’autres rescapés ont été secourus par un second bateau. Parmi eux, une femme en état d’hypothermie avancée a directement été hospitalisée à la Clinique des 2 Caps. Un établissement privé. Elle a passé plusieurs heures dans le coma après un arrêt cardio-ventilatoire. Désormais, elle est sauvée. Consciente. Ils ignorent son nom. Mais la description correspond.
Comment est-ce possible ?
On s’en fout. On y va.
Parce que c’est elle ! Tu le sais. Comme tu savais qu’ils étaient dans ce bateau.
Tu trouves le numéro de la clinique privée et l’appelles. Tu expliques la situation à une secrétaire qui te passe une infirmière qui te passe un chef de service qui te passe la rescapée. Il t’informe qu’elle ne s’exprime pas, en état de totale sidération. Elle aussi.
– Zohal ?
Un filet de voix faible murmure :
– Françoise ? Où mon fils ?
– ICI ! IL EST ICI !
Tu hurles.
– NAZIR ! Réveille-toi.
Le gamin a les yeux embués, hagards.
Tu lui passes le téléphone.
– Mour ?!!!1
C’est bien elle. Inch Allah ! Alléluia !
Ton frère rejoint la première sortie pour effectuer un demi-tour, mais se gare un instant au lieu de remonter immédiatement sur l’autoroute.
– Qu’est-ce que tu fous, Maxime ?
– Excuse-moi, Fran’.
Il bondit hors de la voiture, lève les bras vers le ciel et pousse un rugissement de joie.
– MAHAHAHA ! YA ! HOU ! YOUHOU !
Il tourne autour de la voiture en sautant, bondissant, beuglant.
– C’est trop d’émotions. Je vais redémarrer. Pardon.
1Maman en pachto
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