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Ashak, boulettes aux oignons et poireaux avec sauce tomate et menthe séchée. Mantou, ravioli avec bœuf haché, coriandre, cumin et sauce au yaourt. Mastawa, riz, pois chiches et viande d’agneau assaisonnés de zeste d’orange et piments. Bolanie, chaussons farcis de poireaux épicés. Borani kadu, butternut sauté. Borani Bajan, aubergines frites et ail.

C’est délicieux, exquis, savoureux, succulent, Nom de Dieu.

Vasile, le Grand José, Quentin et Zora la fille de la soupe, Georgette la garde-malade, Rita l’énergéticienne, Étienne Pontus, Déborah et Maxime, votre père et toi. Le festin vous rassemble tous.

La table de la cuisine a été collée contre celle du salon. Toutes deux réunies par une grande nappe rouge. Tu as cueilli des perce-neige pour décorer.

Nazir et Zohal courent incessamment de la cuisine au salon avec de nouveaux plats plus parfumés les uns que les autres. Ton père se lèche les doigts. Vasile rit de contentement en versant du vin au Grand José et à Maxime. Georgette répète « Ah si je m’attendais à goûter ce genre de… mmm… choses dans ma vie ! » Quentin et sa copine observent toute la scène d’un air entendu. Rita bénit le ciel, le soleil et les étoiles, puis finalement tout l’univers, pour cet émerveillement gustatif, ce moment d’intense connexion au Vivant. Quant à « votre » avocat, il ne tarit pas d’éloges sur le repas de Zohal et son fils, une vraie plaidoirie des saveurs. Mais surtout, il en réserve autant pour toi : ta maison tellement charmante, ton jardin tellement magique, la vue tellement grandiose, ton sens de l’hospitalité tellement…

Ton frère t’a annoncé sa venue le matin même, d’un ton faussement innocent :

– À propos, Fran, j’ai eu Étienne ce matin au téléphone. Je lui ai proposé de se joindre à nous ce midi s’il n’avait rien de prévu. Et figure-toi qu’il a accepté. J’espère que ça ne te dérange pas, hein ?

Puis, il t’a lancé un clin d’œil. Presque grivois. Tu as levé les yeux au ciel. Qu’est-ce qu’il croit ? Que tu vas draguer son vieil ami, trois ans plus jeune que toi ? Quoi qu’il en soit, tu as passé ton pull-over en cachemire bleu, celui qui met tes yeux en valeur et tu t’es maquillée. Très légèrement.

Et maintenant, tu acceptes volontiers qu’Étienne te verse un autre verre du délicieux Bourgogne qu’il a offert et qui se marie parfaitement avec la cuisine traditionnelle afghane. Oui, oui. Et qu’il te parle d’un formidable petit restaurant indien qu’il aimerait t’inviter à découvrir et dont les saveurs ne sont pas sans évoquer cet incroyable festin. Oui, oui.

Ce cher Étienne sauvera tes amis, c’est certain. Il est… motivé.

Il y a quinze jours, le « sauvetage » de tes protégés avait été fêté une première fois lors d’une surprenante cérémonie à l’occasion de votre retour à l’école, à toi et Nazir. Banderoles de bienvenue dans la classe, discours ému du directeur, collègues qui t’embrassent, te félicitent comme si c’était toi qui avais secouru les naufragés. La joie de Nazir devant l’accueil chaleureux de ses camarades t’avait réjouie. Et ta méfiance initiale face à cette démonstration un peu grandiloquente s’était transformée en réel plaisir de voir le retour de ton fils de cœur fêté avec enthousiasme. Tu avais souri sincèrement en profitant des accolades de tous tes collègues, sans plus remettre en cause leur sincérité.

En quittant l’école, tu avais admis que s’ils avaient modifié leur attitude envers toi, c’était tout simplement parce que toi aussi, tu avais changé depuis le début de ton hébergement. Tu es devenue moins méfiante, moins plaintive, beaucoup plus dynamique et joyeuse. Et quand ta collègue de science te l’a fait remarquer avec sa franchise habituelle, tu as acquiescé sans te vexer.

La fête d’aujourd’hui est organisée à l’initiative de Zohal pour vous remercier. Tous. Manana. Célébrer son retour au monde.

Tu te lèves et la rejoins à la cuisine. Elle est belle. Son visage, un peu rouge à cause des diverses cuissons en cours, est rayonnant. Quelques mèches de cheveux dépassent de son voile coloré.

Zohal, cette femme qui a perdu deux fils dans un accident de voiture, qui a vu le troisième être abattu d’une balle dans la tête tandis que ses deux filles étaient enlevées et mariées de force à des criminels fanatiques, cette femme dont le mari a disparu en Turquie, probablement dévalisé, puis assassiné sur un port en pleine nuit, cette femme qui vient d’échapper à la mort avec son petit dernier… Cette femme est ton amie.

Es-tu cynique de formuler l’idée que le drame en Mer du Nord a été la « douche froide » qui lui a permis d’ancrer son exil, d’accepter enfin ton aide, ton amitié ? Ses crises de spasmophilie ont totalement disparu. Rita l’a reçue pour des soins énergétiques dès le lendemain de votre retour. La séance a duré plus de deux heures. Rita est une ressource précieuse. Du haut de ses soixante-huit ans, elle irradie de joie de vivre et de bienveillance. Dès la première séance, elle a réussi à établir un lien de confiance avec l’Afghane désemparée. Les soins qu’elle propose ne sont sans doute pas conventionnels, mais conviennent parfaitement à ta protégée. Tu es convaincue de leur efficacité et a définitivement rangé les anxiolytiques et somnifères du docteur tout en haut de ton armoire à pharmacie. Il te semble que Zohal est enfin « connectée » au monde, qu’elle a récupéré une vitalité que tu ne lui as jamais connue.

Nazir aussi va bien. N’est-ce pas la définition de la résilience ? Retrouver la force de se réjouir de joies ordinaires, de consolider son accroche à la vie grâce à des projets aussi simples et beaux que cuisiner pour ses amis ou cueillir des perce-neige.

La remise au monde de Zohal n’est pas une guérison définitive. Tu en es parfaitement consciente. Les questions restent douloureusement béantes. Retrouvera-t-elle un jour la trace de son mari disparu ? Réussira-t-elle à revoir ses deux filles chéries ?

Et même si aucun renoncement n’est satisfaisant, leur tragique destin les force tous deux à une résignation provisoire. Accepter les douceurs du quotidien, en profiter, malgré le poids énorme des incertitudes, juste pour permettre à Nazir de se construire un avenir. Deviendra-t-il ingénieur comme il en rêve ? Nul ne le sait, mais dès lundi, il retournera à l’école.

Quelques jours après votre retour, vous avez aussi eu une conversation franche à propos de ce fameux cousin qui, après coup, semblerait plutôt être le cousin d’un cousin de son mari. Zohal t’a confié ne l’avoir jamais rencontré à l’époque de sa vie à Kaboul. Face à ton incompréhension, elle a encore répété qu’en Afghanistan, ce sont leurs belle-familles qui décident du sort des veuves. Tu lui as rétorqué que désormais, elle vivait en Belgique et que c’était terminé d’obéir aux hommes. Son petit rire a marqué son approbation définitive. La bonne nouvelle, c’est que lors du naufrage, leurs deux téléphones ont coulé, ils ont définitivement perdu le numéro WhatsApp de ce « cousin », leur seul contact. Sait-il qu’ils ont survécu ? A-t-il tenté de les retrouver ? Zohal hausse les épaules avec une indifférence non-feinte. La terreur vécue sur le canot pneumatique semble l’avoir convaincue de renoncer définitivement à un quelconque projet de rejoindre l’Angleterre. Sans oublier Étienne Pontus qui leur a encore garanti d’obtenir des résultats positifs sur leur prochaine demande. Lui aussi a été ému par le naufrage et le miracle des retrouvailles avec Zohal. Sa présence aujourd’hui te réjouit. Il est charmant.

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