Vacances en famille
Je rentrais à la pension pour l’heure du repas. Ils saluèrent mon entrée avec des éclats de joie. Ils étaient tous autour de la table et Judith était encore près de la cuisinière. À croire qu’elle ne la quittait jamais. Sa vie avait dû se passer à cette place et elle ne devait pas se supporter ailleurs. Valentine papotait avec son mari. Le curé avait repris sa place en face de lui, le dos à la fenêtre, laissant la chaise du coin libre pour Judith. Je ne comprenais pas pourquoi il devait absolument s’asseoir en face de Claude, mais leurs petites joutes oratoires, du genre de celle de Don Camillo et de Peppone des films de Julien Duvivier, devaient animer les repas et leur silence paraîtrait effrayant. Je répondis à leur accueil d’un simple geste de la main et posai mon sac sur une petite étagère derrière la porte. Je sentis dans mon dos leurs regards chargés de questions, mais j’étais décidée à leur montrer ce que ma grand-mère avait subi en leur compagnie en refusant de leur adresser la parole. Pendant mon absence, ils avaient dû beaucoup discuter de moi afin de décider du comportement à adopter. Ils avaient certainement étudié toutes les possibilités pour me faire parler et pour savoir ce que ma grand-mère pouvait bien penser d’eux. Je m’installais à côté de Claude en face de Simon. Le vieil homme avait les traits tirés et était encore plus pâle que la veille, mais il me sourit avec bonhomie. Mon grand-père soigna son entrée en arrivant le dernier. Il voulait certainement que je sache la hiérarchie à respecter dans sa maison. Il était le maître et avait tous les droits. Et bien, il allait apprendre que je n’étais pas un de ses sujets et qu’il ne me contrôlerait pas aussi facilement que les autres. Il s’installa en bout de table le visage fermé. J’essayais de calmer le tremblement de mes mains en les collant sous mes cuisses. Je m’obligeais à regarder par la fenêtre pour ne pas croiser son regard. Il était encore un peu trop tôt pour lui laisser connaître mes sentiments à son égard.
J’étais persuadée qu’ils allaient essayer de m’amadouer en tentant de me parler, mais ils avaient adopté une stratégie inverse. Leur conversation coula sur des sujets d’une banalité assommante concernant la pluie et le beau temps et les nouvelles de la santé des autres vieux de la région, ce qui devait correspondre à quatre-vingt-dix pour cent de la population. Entre des anecdotes sur des vies sans événements et les petits potins qui alimentaient leur quotidien, le repas se déroula sans que personne s’intéresse à moi. Si je n’étais pas sur mes gardes, j’aurais pu croire que j’étais comme n’importe qu’elle adolescente passant des vacances chez ses grands-parents. J’aurais trouvé leur conversation ennuyeuse, mais j’aurais éprouvé de la tendresse pour eux et leurs manies même les plus agaçantes.
Daniel entra brusquement dans la cuisine au moment où Judith posait une tarte aux framboises sur la table.
— Tu arrives à point nommé, Daniel. Prends-toi une assiette et installe-toi.
— Oh ! Merci Tante Judith ! Des framboises ! Je n’en avais pas mangé depuis la dernière fois que j’en ai mangé !
Il ne semblait pas plus cohérent que le matin, mais les autres acquiescèrent comme si cette phrase était proférée par monsieur de La Palice en personne. Daniel prit un plat dans le grand meuble en chêne et piqua au passage une des framboises qui ornaient le gâteau.
— Pas touche ! le gronda gentiment Judith. Tu seras servi avec tout le monde.
— Enlève ta casquette, veux-tu, demanda Valentine sur un ton qui n’aurait pas effrayé une chouette.
Daniel s’excusa poliment, souleva son couvre-chef et le retourna pour placer la visière sur la nuque. Il garda ses lunettes de soleil et cette fois, personne ne lui fit de réflexion, même mon grand-père ne releva pas ce manque évident de savoir-vivre. Jamais ma grand-mère n’aurait toléré ce genre d’attitude et Daniel n’aurait pas eu de couverts à sa table avec ce type de comportement.
Bientôt, chacun fit son petit compliment sur les talents de la cuisinière et la conversation repartit sur les premières framboises de la saison. Daniel se léchait les doigts avec gourmandise hochant la tête énergiquement pour approuver chacune de leur remarque comme une parole d’évangile horticole. Tout d’un coup, il se leva, débarrassa sa vaisselle et remit sa casquette à l’endroit. Puis, alors que je n’avais pas encore terminé ma dernière bouchée, il me tira par le bras m’obligeant à me lever pour le suivre.
— Ce n’est pas que l’on s’ennuie avec vous les tontons et les tatas, déclara-t-il en me tendant mon sac. Mais, on trouve un peu le temps long avec vous et on n’en a pas beaucoup. Je vais montrer le village à Maïa i tréma. Elle ne parle pas beaucoup parce qu’elle a beaucoup de choses à dire. Alors, je vais lui montrer les abreuvoirs, les fontaines et notre monument historique.
— Voilà qui est gentil de ta part Daniel, s’exclama le curé. Arrêtez-vous à l’église en rentrant, je vous ferai faire un tour.
Et voilà que la clique recommença à s’enthousiasmer pour un rien. Je n’étais pas venue ici pour jouer à la touriste dans un village dont la visite complète devait prendre trois minutes et demie en traînant des pieds. J’allais devoir trouver un moyen de me débarrasser de Daniel.
— Tu dois arrêter de m’appeler Maïa i tréma, dis-je une fois dans la rue.
— Pourquoi ? C’est comme ça que tu t’appelles.
— Ça m’énerve profondément et I Tréma n’est pas mon nom de famille. Je ne t’appelle pas Daniel un seul L.
— Oui, parce que c’est évident. Si je m’appelais Daniel avec deux L, je serais Danielle. Je serais une fille et je pourrais voler.
— Tu planes déjà pas mal, pas besoin d’en rajouter. Maintenant, tu vas te promener sans moi, j’ai d’autres trucs à faire.
— Quoi par exemple ?
— C’est pas tes oignons !
— Mes oignons ? Non bien sûr. Mais ce n’est pas les tiens non plus. Ce sont ceux du jardin de ton grand-père.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tu le fais exprès ou quoi ?
— Je suis un guerrier de la tribu des ouquois ! Je n’ai pas deux ailes et je ne peux pas voler, mais j’ai un dais pour couvrir ma tête et des lions qui me lèchent les pieds dans l’ombre. Je me tiens debout et je regarde le ciel en songeant, attentif aux étoiles sans nombre.
— C’est n’importe quoi !
— C’est du Hugo, mais à ma façon à moi.
On marchait à côté l’un de l’autre au milieu de la rue principale. À cette heure, il n’y avait personne dehors et le soleil commençait à cogner. Je gardai les yeux fixés sur le goudron craquelé, les mains coincées dans mes poches. J’avais mis ma salopette en jeans et je sentis la toile me coller les cuisses. Mon sac battait nerveusement sur ma hanche au rythme de mes pas. Daniel essayait de marcher à ma hauteur, mais cela ne correspondait pas à sa cadence naturelle et il me dépassait sans cesse. Alors, il se retournait vers moi pour me parler, le dos à la rue. Ses bras me paraissaient longs et désarticulés. Ils soulignaient chacune de ses paroles par une envolée de doigts nerveux.
— Tu es complètement cinglé, dis-je en le regardant cette fois.
Il tendit son index vers moi et l’agita comme un mouchoir.
— Je ne suis pas cinglé. Je suis un peu à part, lança-t-il l’air très sérieux. Dans un monde où tout le monde le fait exprès, on remarque toujours les ouquois.
— Tu devrais me laisser tranquille et allez dire tes poèmes à quelqu’un d’autre.
— Je ne le peux pas.
— C’est mon grand-père qui t’a demandé de me suivre partout ?
— Jean ? Non, pourquoi ferait-il cela ?
Je haussais les épaules et tentais de le dépasser, mais il se colla à nouveau à mon côté.
— Laisse-moi, j’ai envie d’être seule.
— Tu es malheureuse. Je ne peux pas te laisser seule.
— Je vais bien. Je n’ai pas besoin de toi.
— Je suis ton ami, Maïa i tréma. Les vrais amis sont là quand on en a besoin ou pas ou quand on en a envie des fois. Les faux-amis ressemblent aux vrais, mais ils ne parlent pas la même langue.
— Qu’est-ce qui te ferait taire, Daniel avec un L ?
— Rien. Je parle même en dormant et parfois je dors en parlant. Mais, je peux arrêter si tu me le demandes gentiment. Je voudrais tant te faire plaisir parce que comme cela je serai un homme. Être un homme, c’est donner du plaisir.
— C’est de quel poète ça ?
— Je ne me rappelle pas son nom. C’était dans un film que j’ai commencé à regarder une nuit à la télé, mais Maman a éteint le poste. Elle ne voulait pas que je regarde le poète distribuer son plaisir à des filles à moitié nues. Dommage, j’aurais pu en savoir plus sur le sexe. Mais Papa a tenu à m’expliquer ensuite que l’amour ce n’était pas ça et il s’embrouillait dans ses explications. Parfois, il oublie que je n’ai plus six ans. Je savais déjà ce dont il essayait de ne pas me parler. Je l’avais lu dans l’encyclopédie numéro huit. Celle que mes parents cachent derrière la bibliothèque pour que je ne la trouve pas. Moi, je voulais juste avoir une information plus pratique, c’est tout. Mais, les parents voient le mal partout. Maintenant, ils restent avec moi le soir quand je regarde la télé.
Il leva les bras au ciel et les laissa retomber le long de son corps avec un soupir d’exaspération roque qui le fit ressembler à un prédicateur devant un parterre de pécheurs récidivistes. Il se tourna vers moi ravi.
— Mais, alors, ça marche son truc au poète sans culotte ! Tu souris Maïa i tréma et cela vaut bien mieux que les rois et la gloire.
Nous avons continué de marcher guidés par les inclinaisons de la route et les impulsions de Daniel. Il me montra la fontaine de la rue de la Fontaine qui portait bien son nom et qui était pour lui le signe d’un bon sens montagnard en voie de disparition.
— Quel est l’intérêt de donner des noms de gens à des rues ou à des places ? Les gens changent. Les héros d’hier ne sont plus ceux d’aujourd’hui. Tandis qu’une fontaine, c’est toujours une fontaine. Tu ne peux pas te tromper. Toutes les rues qui portent le nom d’Emmanuel Brousse ont une banque. Si tu demandes le chemin de la banque, personne ne pense au pauvre ministre.
— Comment fait-on s’il y a plusieurs fontaines dans le village ?
— On les peint de couleurs différentes.
Nous avons emprunté des escaliers, des ruelles étroites et en pentes. Il me montra les jardins sur le chemin des écoliers pour que je sache de quoi parlaient ceux de la pension quand ils s’inquiétaient de la pluie ou de la grêle. Nous sommes passés devant l’école où les cours de récréation semblaient ouvertes sur la montagne et nous avons fini notre parcours sous l’ombre des marronniers devant l’église. Daniel disparut dans une ruelle derrière la pharmacie. Je m’installais sur un banc de pierre en face de l’église, le dos calé contre un mur et je sortis mon carnet à dessin. Je traçais en quelques traits rapides la tour massive du clocher surmonté d’une cage en fer forgé qui lui donnait l’air d’une tour de garde coiffée des arceaux d’une robe de marquise.
— Salut ! me lança un grand type en se plantant devant moi. Tu n’es pas d’ici. T’es en vacances ?
En relevant la tête vers lui, je notais tout de suite les cuisses musclées, le bassin étroit et les épaules larges. Il avait un sourire ravageur ouvert sur des dents carnassières et des yeux bleu gris dont la couleur était rehaussée par son teint hâlé. Pour couronner le tout, il avait une crinière blonde décoiffée qui devait attirer les doigts des filles comme un aimant. Je n’avais jamais vu un garçon aussi beau avec un air aussi arrogant.
— Moi, c’est Éric. Et toi ?
— Te fatigue pas. Je ne cherche pas d’ami.
— Et bien, tu n’es pas très sympa ! J’ai vu que tu étais seule et je n’ai rien à faire jusqu’à ce soir et je me disais que l’on pourrait passer le temps ensemble un moment.
Je devais reconnaître que les garçons du coin étaient directs. Mais, j’avais déjà Daniel dans les jambes et je n’avais pas l’intention de m’en coller un second. Je rangeais mes affaires dans mon sac en réfléchissant à la meilleure réponse à lui donner.
— J’ai déjà quelqu’un qui me tient compagnie.
— Tu parles de Double D, Daniel le Dingo ? Je vous ai vu ensemble. Laisse tomber, ce type est complètement siphonné. Si tu commences avec lui, tu ne t’en sortiras pas. Il est collant comme de la glu et c’est une véritable pipelette.
— Tu le connais ?
— J’habite ici. Tout le monde connait Daniel. C'est pas pour être méchant, mais c’est un peu l’idiot du village. Remarque, il ne ferait pas de mal à une mouche même si parfois il pique des crises. Mais bon, c’est pas ça faute. Il a plusieurs pièces sans lumière là-haut, ajouta-t-il en pointant sa tête de son doigt. Si tu vois ce que je veux dire.
Je hochais la tête. Il ne se posa pas plus de questions sur mon attitude distante. Il ne devait pas avoir l’habitude d’essuyer un refus.
— Je t’offre un verre au café si tu veux.
Ce type-là avait un petit quelque chose qui disait viens avec moi et un je ne sais quoi de pars et ne te retourne pas. Je choisis la première option. Je me disais en le suivant que j’aurais pu résister un peu plus, mais au fond de moi, une voix me disait que je n’aurais pas une seconde chance. Je ne savais pas pourquoi, mais cette voix sonnait comme celle de ma grand-mère.
Depuis la terrasse du café, je vis revenir Daniel vers le banc où il m’avait laissée. Il portait un petit paquet dans la main. Quand il découvrit la place vide, il se mit à tournoyer sur lui-même. Sa bouche s’ouvrait et se fermait comme celle d’un poisson hors de l’eau. Il me chercha un instant sur le parking, puis il courut vers la terrasse du café. Il s’arrêta net à quelques pas de notre table. J’esquissai un geste pour lui faire signe, mais Éric posa sa main sur la mienne et se rapprocha de moi d’une façon un peu familière. Daniel tourna des talons et partit en courant dans la rue qui descendait vers chez lui avec un cri d’animal blessé. Éric eut un petit ricanement désagréable et je le repoussais sur sa chaise. Je surpris le regard envieux d’une fille qui s’approchait de nous et je me redressais en oubliant Daniel.
Lorsque je rentrais à la pension, Daniel était assis sur la marche. Il avait toujours son paquet à la main.
— Je suis désolé, dit-il en me tendant le petit paquet.
— Mais pourquoi ?
— Je t’ai laissée toute seule avec Éric Stupido.
— Oh ! Ce n’est pas grave. Je me suis débrouillée toute seule. On a discuté un moment et puis un groupe d’amis à lui est arrivé et je suis partie.
— Tu l’aimes bien ?
— Qu’est-ce que cela peut te faire ?
— Cela peut me faire mal. Je suppose que tu l’aimes bien quand même. Toutes les filles l’aiment bien.
— Si tu veux dire que je le trouve plutôt pas mal. Je dirais que c’est un beau mec. Qu’est-ce que tu veux savoir encore ?
— Tu aimes les tuiles aux amandes ? Parce que c’est ce que je voulais t’apporter. C’est une des spécialités de mon père.
Je l’ai regardé rentrer chez lui avec un petit pincement au fond de ma gorge. C’était quelque chose de nouveau comme un petit goût amer. Pourtant, je n’avais pas encore touché une amande.
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