Chapitre 8 : Le duc de Sartov et Nikolaj
Ivan
La fête donnée en l’honneur du duc de Sartov fut sublime, surtout en comparaison de sa victoire qui était somme toute assez peu glorieuse par rapport à d’autres qu’il avait pu remporter dans le passé. Les meilleures bouteilles de sang et pièces d’humains avaient été sorties pour l’occasion, chacun était venu habillé de ses plus beaux atours et tout le gratin du royaume était là. Même le roi fit acte de présence et remercia le duc de ses services avec le manque d’éloquence et de charisme qu’on lui connait. Je faisais bien pâle figure à côté de tous ces nobles gens.
La personne qui semblait la moins enthousiaste ici était le duc lui-même, il avait vécu tant de triomphes que celui-ci le laissait tout à fait indifférent. Il parlait avec les convives sans s’impliquer et répondait ce qu’il devait répondre avec le ton et l’expression qu’il fallait. Ses yeux quant à eux demeuraient vides. Je profitais d’un moment où il fut isolé pour l’approcher. Bien qu’impressionné par son immense prestance ainsi que par son prestige, je feignis l’indifférence, comme une année à la cour me l’avait appris.
C’était la première fois que je voyais le duc d’aussi près, il faisait bien deux mètres et avait une longue barbe noire, caractéristique de la mode du millénaire dernier. Jamais il n’avait voulu s’en séparer.
Je dis alors d’un ton assuré :
« C’est une bien faste réunion pour une si petite victoire, vous ne trouvez pas ? »
J’eus aimé déceler une petite lueur d’intérêt dans les yeux du duc mais ils demeurèrent dans leur torpeur.
« Et bien en voilà au moins un qui ne me félicite pas pour ma « brillante » victoire… En effet, je suis arrivé avec quatre mille hommes et deux-cents vampires, le pauvre comte n’a pas compris ce qui lui arrivait que son château était pris et sa famille et lui empalés. J’ai tout juste pu abreuver Buve-sang de deux gardes… Quelle tristesse »
Il ne se séparait jamais de son immense épée Buve-Sang, la lame des plus grands chefs de guerre d’Orania, qui avait la caractéristique d’aspirer le sang des ennemis qu’elle coupait et qui, selon la légende, aurait été donnée au plus grand des chefs de guerre vampire, celui qui gagna la guerre des sangs, le grand Kazimierz, par Valass lui-même !
La lame brillait d’une lueur rougeâtre et mesurait plus d’un mètre et demi. Son pommeau avait un crâne de vampire comme effigie et un rubis se trouvait dans la bouche. Il paraitrait que si quelqu’un d’indigne essayait de s’accaparer cette épée, son sang serait aspiré jusqu’à ce qu’il la relâche.
Elle fait partie des deux épées légendaires du royaume avec Brise-l’âme, l’épée des rois, mais qui est plus petite et se caractérise par un éclat bleuâtre.
Toujours est-il qu’après mon moment d’égarement dû à l’admiration d’un tel trésor, je repris mes esprits et lui demandai :
« -Mais pourquoi quelqu’un tel que vous s’en va-t-il prendre le commandement d’aussi futiles batailles ?
-Pour lutter contre l’ennui… Je me remémore sans cesse les batailles que je menais aux côtés du roi Boleslaw, comment nous avons combattu et vaincu les royaumes d’Aartov et d’Isgar, comment la lutte était acharnée, les corps à corps féroces et la victoire savoureuse. J’essaye dès que possible de retrouver de telles sensations… »
La violence et la gloire semblaient avoir créé chez lui une profonde accoutumance. Sans sa fidélité absolue envers le royaume il ne fait aucun doute qu’il aurait déjà levé son armée afin de périr dans une ultime et épique confrontation, cédant ainsi à la malédiction de l’ennui.
Une fois ces réponses obtenues, j’émis un petit ricanement ce qui provoqua chez le duc une certaine interrogation.
« La transition entre Boleslaw et Vanceslas II a dû être des plus ardues, expliquais-je, entre une cour de guerriers et une de comploteurs, dont je suis un digne représentant. Malgré tout vous restez fidèle. C’est impressionnant. En vérité vous ne vous faîtes guère d’illusion et au fond vous ne nous méprisez même pas, vous nous ignorez, vous vous moquez de nos intrigues et vous ne faites qu’espérer que ces dernières provoquent une immense guerre afin qu’enfin vos pulsions mortifères puissent être assouvies. Toutefois votre fidélité à la couronne vous empêche de provoquer et même de laisser se provoquer un tel chaos. Au fond vous espérez qu’un adversaire digne de vous émerge de ces complots et pour être sûr que ce dernier sera un adversaire à votre taille, vous vous devez de ne laisser aucune chance à ceux qui font la moindre erreur ! C’est pour ça que vous écrasez personnellement dans l‘œuf toute rébellion. Vous en voulez aux instigateurs, non pas de se rebeller, mais bien de s’être faits découverts et ainsi d’avoir fait preuve d’incompétence, et c’est pourquoi vous les détruisez-vous même. »
Il me regarda et, tout en conservant son air inexpressif, émit un petit rire.
« Vous avez bien du toupet de prétendre pouvoir ainsi sonder mon âme, je me demande quant à moi pourquoi vous me dites tout ça ? Est-ce pour m’impressionner ? Non, vous savez très bien que c’est quelque chose dont je ne suis plus capable depuis très longtemps. C’est davantage pour vous impressionner vous-même. Vous êtes semble-t-il observateur et vous aimez que vos déductions soient justes. Vous attendez juste une confirmation de ma part afin de vous en assurer… Mais il est vrai que vous êtes doué dans ce domaine »
Je ne pouvais pas rester indifférent au compliment que venait de me faire le duc, je continuai donc sur ma lancée, en gardant mon air stoïque :
« Du coup, étant donné que vous vous moquez bien des intrigues de cour, pouvez-vous me dire qui vous a laissé entendre que le comte d’Oma fomentait une rébellion ? »
Il rit de nouveau :
« Si cela peut vous satisfaire, au moins la question est claire et je n’aime pas les interminables discussions détournées pour finalement m’arracher une demi-miette d’information. Il s’agit du grand-duc d’Ortov qui avait apparemment reçu des éléments compromettant sur le comte… Il m’a donc envoyé faire justice… Et je sais à quel point il aime qu’elle soit soit rendue à coup d’épée. »
Je le remerciai de cette information et m’apprêtais à prendre congé, lorsqu’il reprit la parole :
« Au fait, vous cachez bien vos expressions mais vos yeux, eux, en disent encore beaucoup trop. Il est facile pour quelqu’un d’aguerri de voir ce que vous ressentez »
Puis il se retourna et s’en alla vers d’autres convives qui voulaient sans doute le féliciter.
Moi par contre je n’ai pas réussi à le faire changer de regard une seule fois.
Irina
17 mai de l’an 5002 après la guerre des sangs
Nikolaj et moi faisons route vers Valassmar depuis maintenant presque deux semaines. Nous n’étions vraisemblablement plus très loin, bien que notre rythme fût assez lent. La calèche s’était en effet embourbée à peine deux jours après notre départ, ce qui nous avait ralenti. Nous avons beaucoup échangé durant ce trajet, il était des plus galants et jamais de ma vie je n’avais rencontré une personne si polie et suivant si scrupuleusement l’étiquette de la noblesse.
Il avait seulement quatre-vingt-dix-neuf ans ce qui, vu l’âge de son frère, correspondait à la période d’attente d’à peu près cent ans entre deux grossesses de vampire. C’est là chose récurrente dans la haute aristocratie, les pères essayent d’avoir au moins deux fils le plus vite possible afin d’assurer la lignée et leur famille n’avait pas dérogé à la règle.
Il m’expliquait comment, après avoir donné naissance à son deuxième fils, son père était parti à la guerre dans les armées de Boleslaw et comment il était mort lors de la bataille de l’étang cramoisi. Il s’agissait de l’ultime affrontement de la guerre contre le royaume d’Isgar.
Il me racontait comment son frère était devenu comte très tôt et comment ils avaient tous deux été éduqués très durement dans la tradition familiale. Bien que nous nous connaissions de mieux en mieux, il semblait toujours placer un écran de convenances entre nous, ce qui ne m’empêchait pas de malgré tout l’apprécier.
Toutefois aujourd’hui il me surprit en m’interrogeant lors de notre déjeuner :
« Excusez-moi de vous poser cette question ainsi mais elle me taraude depuis notre départ, j’ai remarqué qu’un pigeon voyageur en destination d’Antamar manquait, y seriez-vous pour quelque chose ? »
Bien que je me fusse préparée à cette question, je ne pus empêcher mon cœur de battre plus fort que d’accoutumé. Je lui expliquai malgré tout le plus calmement possible :
« En effet, je voulais que ces monstres sachent où j’étais et que leur fin était proche, je m’en excuse, j’aurais dû en effet vous demander l’autorisation d’utiliser ainsi vos oiseaux. »
Il me regarda un court instant, puis me rassura :
« Ne vous en faites pas, c’est une réaction compréhensible et je m’excuse de vous avoir fait révéler ainsi le contenu d’un message qui ne me concernait pas »
« Il n’y a pas lieu de s’excuser, ce n’était pas vraiment un secret. J’ai écrit cette lettre sur le coup de la colère puis elle m’est sortie de la tête. Ces humains ne sont vraiment que des animaux, je suis impatiente que votre frère les écrase pour de bon et les remette à leur juste place ! »
J’avais tout de même l’impression de surjouer, après tout c’était la première fois que je mentais au jour le jour et je n’en avais pas encore acquis la totale habitude. Pourtant il me répondit de sa douce et calme voix qui étouffait toute peur en moi :
« Votre ressentiment est compréhensible, toutefois au fond je ne pense pas qu’ils nous soient inférieurs, l’histoire a voulu que ce soit nous qui gagnions la guerre des sangs et qui les asservissions mais cela aurait tout à fait pu être l’inverse. Et puis malgré leurs nombreuses révoltes, car celle que vous avez vécu n’est pas la première, je n’ai jamais ouïe dire que Valass était descendu du ciel pour les remettre à leur place. »
J’étais tout à fait étonnée qu’un vampire tienne de telles paroles, je n’étais peut-être pas la seule à penser comme je le faisais finalement. Je lui répondis en feignant l’indignation :
« Vous ne pensez pas que la place des humains soit d’être à nos pieds !? »
« Hélas non, mais je ferais tout pour qu’ils le restent, non pas car c’est leur nature mais pour notre propre sécurité. Si les humains parvenaient à se libérer, nul doute que vu leur nombre et la haine qu’ils éprouvent à notre égard, nous serions promptement exterminés. Toutefois croire que c’est leur nature qui les rend esclave est faux et dangereux car, à cause de cela, nous les sous-estimons et risquons de nous reposer sur de fausses certitudes pour les arrêter. Je ne crois pour ma part qu’en la force ; c’est uniquement elle qui les maintient dans la servitude. S’ils venaient à nous renverser, cette nouvelle situation ne serait pas plus naturelle que la précédente, cela signifierait simplement que le rapport de force se serait inversé. Mais nul doute qu’ils s’empresseraient de justifier cela par quelques croyances ou droits naturels. »
Il ne pensait donc pas comme moi mais il n’éprouvait visiblement nulle haine envers les hommes, il ne se sentait pas même supérieur. Il estimait simplement cette situation comme la seule possible pour la survie des siens et de lui-même.
Si Renaud parvient un jour à créer une société de bonne entente entre humains et vampires, Nikolaj saurait certainement s’en accommoder.
Après cet échange une question me revint en tête et je ne pus m’empêcher de la poser :
« A mon tour de vous poser une question qui date d’avant notre départ, pourquoi votre frère parut étonné lorsque vous avez exprimé votre souhait de m’accompagner à Valassmar ? »
Il fut étonné que je me souvienne de ce détail mais il me répondit avec sa courtoisie habituelle :
« Il était surpris car je me suis déjà rendu à la capitale. J’y suis resté trois ans afin de tenir mon frère informé lorsque le nouveau roi monta sur le trône. Je n’ai connu la cour précédente que par ce qu’il en restait mais apparemment tous les grands chevaliers de Boleslaw avaient été promptement remplacés par des intrigants. Ces anciens guerriers furent nombreux à se révolter mais, hélas pour eux, le Duc de Sartov resta fidèle au roi. Après quelques batailles et en seulement deux ans le règne de Vanceslas II était assuré sans qu’il n’y soit pour rien. Le palais fut alors changé en un lieu de commérages et de complots. J’en suis parti ; moi qui admirais les récits de Boleslaw j’avais été très déçu par l’état actuel de la cour. Mais je ne pouvais pas vous laisser avec une escorte purement humaine et puis… on y mange beaucoup plus d’humains qu’à Urnia, m’assura-t-il en rigolant. »
Après tout, c’est tant mieux ; je vais avoir un guide privilégié afin de me fondre dans la masse et servir au mieux les plans de Renaud.
Annotations