Chapitre 20 : Le maître des ombres
Irina
15 avril de l’an 5004 après la guerre des sangs
La cour va finir par devenir plus dangereuse qu’un champ de bataille. Il y a deux semaines un couple de seigneurs a été accusé de trahison au profit d’Isgar et a été exécuté. Les preuves ont été apportées par le maître des ombres, le procès fut rapide et la sentence immédiate. Ces exécutions parmi les vieux membres de la cour jetèrent un froid au palais. Il s’agissait d’un couple de barons installés ici depuis des années. Ils avaient délaissé leur fief lorsque tous les hommes furent réquisitionnés par l’armée de feu le duc de Sartov. Ils ressentaient donc une haine non dissimulée à son égard et pouvaient profiter ici d’un train de vie qui leur était inaccessible dans leur baronnie désormais trop appauvrie pour leur conférer le confort qu’ils estimaient mériter.
Mais visiblement, alors que la nouvelle de la mort du duc aurait dû les réjouir, la purge de son armée qui s’en est suivie et l’annonce de la mise à sac de leur village les a encore plus fâchés et ils se seraient alors retournés contre Orania. C’est peut-être de cela que parlait Nikolaj lorsqu’il me disait que les petits seigneurs voyaient d’un mauvais œil cette guerre et le roi. Il n’empêche que quelques vampires ont quitté la cour suite à ces évènements mais ce matin même c’est un comte qui a été arrêté juste avant son départ pour le motif qu’il soutiendrait Grigori au titre de roi. Son procès aura lieu demain mais il est peu probable qu’il s’en tire, le nouveau juge suprême n’est pas plus clément que le précédent en ce qui concerne la trahison.
Avec ces dernières arrestations aucun noble, pas même au conseil, n’a l’air serein. Nikolaj lui-même se dit inquiet car, le concernant, il n’est pas convaincu de la culpabilité des personnes arrêtées et il craint que cela ne nuise à la loyauté des autres seigneurs envers Miroslaw. Toutefois Youri reste extrêmement proche du souverain, ce qui rend ne serait-ce que sa critique extrêmement difficile. Nikolaj discute plus que d’habitude avec ses amis mais surtout avec Andru, le capitaine des gardes, et ni l’un ni l’autre ne semble garder son calme durant leurs discussions. Les ministres ne font pas exception et se font régulièrement des messes basses entre eux lorsque ni le roi ni le baron de Mafmar ne sont là. Nikolaj s’entretient également souvent avec une certaine dame Luna, la veuve d’un des chevaliers de Miroslaw décédé à Polyamar, qui semble particulièrement effrayée. En vérité tout le monde a l’air inquiet et je doute que cette cour par deux fois reformée ne contienne que des traîtres. Non en vérité ce Youri est des plus oppressants et sa simple vue fait taire même les langues les mieux pendues.
Lui par contre ne parle pour ainsi dire jamais, on le voit parfois chuchoter des choses aux oreilles du souverain mais bien rares sont les nobles à l’avoir déjà entendu. Ceci dit tout aussi rares sont les vampires s’en plaignant, le contact avec un tel personnage ne peut vraisemblablement apporter que des malheurs.
Cette après-midi j’eus l’occasion de discuter avec dame Luna. Elle était très belle, ce qui me fit soupçonner la réelle raison des nombreuses rencontres entre Nikolaj et ladite dame, bien que jamais le désormais ministre de la diplomatie n’oserait l’admettre. Cette beauté accentuait encore davantage la détresse qu’elle affichait en permanence sur son visage. La discussion commença sur des choses banales mais elle ne put demeurer bien longtemps éloignée du principal sujet de préoccupation du moment. Elle me confia d’un air terrifié après avoir bien regardé autour d’elle :
« Ecoutez, je ne vous connais pas mais prenez bien garde si vous cachez quelque chose et plus encore si vous ne cachez rien ; le moindre doute suffirait à vous faire exécuter… J’ai entendu dire que le noble arrêté ce matin l’avait été parce qu’on l’avait vu brûler un papier avant de partir… Actuellement ce monstre doit être en train de « questionner » ce pauvre seigneur… Même les titres ne vous protègent pas de lui… »
J’avais fini par être habituée aux visages dissimulateurs de la cour et moi-même je me surprenais à être bien moins expressive que par le passé… mais pas cette dame, la peur étreignait son cœur d’une façon si visible que ça en devenait touchant… Avait-elle quelque chose à se reprocher ? Toujours est-il qu’un si beau visage plongé dans tant de tourmentes ne put que lui faire gagner mon affection. Une fois cette discussion terminée elle partit après m’avoir fait un sourire qui exprimait bien mieux que mille mots une certaine complicité.
Son inexpérience à la cour, cette ambiance pesante le tout couplé à son deuil devait lui laisser les nerfs à vif et sans raison particulière j’eus envie de la protéger, comme Nikolaj l'avait fait à mon arrivée à la cour. Après tout qu’importe qu’elle ait des choses à se reprocher, j’ai moi-même mon secret sur lequel j’écris et sans Nikolaj, il aurait sans nul doute déjà été découvert. Si je ne la protège pas personne ne le fera, personne ne se sacrifiera pour elle ici.
Christina
Cette journée fut décidément remplie de mauvaises surprises et ma souveraine est sur les dents. Dès le matin nous avons appris que deux de nos espions avaient été exécutés à Valassmar… Vassilissa rentra dans une rage folle et ordonna qu’on accélère le rythme de marche.
En effet il n’avait pas cessé de pleuvoir depuis le début de la campagne et cela, couplé au brouillard omniprésent, avait considérablement ralenti notre avancée. Antun, le duc de Kulmar, arguait qu’il serait risqué de s’avancer à l’aveuglette mais aujourd’hui la reine n’était pas d’humeur à discuter :
« Si nous n’y voyons rien, nos ennemis non plus, vous n’allez tout de même pas être plus pusillanime qu’une femme ? Si nous faisons de nouveau cinq kilomètres en une journée je jure de donner cette armée à Christina ! »
Antun ordonna alors de presser le pas. Nous avancions bien, jusqu’à ce que vers quatorze heures nous entendîmes des bruits de combats devant nous. Le brouillard ne permettait pas de voir à plus de quelques mètres mais rapidement un chevalier vint nous alerter : l’avant-garde était au prise avec l’ennemi, nous n’avions aucune idée de leurs effectifs ni de leur positionnement.
Le duc de Kulmar après quelques hésitations ordonna à l’armée de se presser afin qu’elle rejoigne entièrement le combat dès que possible. Il fut ordonné que la situation, à défaut du temps, soit éclaircie au plus vite.
Rapidement l’armée courut et nous entendîmes bientôt la mélodieuse symphonie des lames entrecoupée des hurlements de rage et de souffrance.
Cette situation dura deux heures sans que nous n’arrivions à avoir davantage de renseignements. Il paraissait malgré tout que nous étions en train de gagner ce combat. Vers seize heures le soleil parvint enfin à percer le brouillard et nous découvrîmes alors l’armée adverse sur une colline face à nous, immensément nombreuse, tandis que leur avant-garde refluait. Nos deux forces étaient à quelques centaines de mètres et notre ennemi avait perdu bon nombre d’hommes sur le champ de bataille contre tout juste quelques dizaines de notre côté.
Le général adverse avait sans doute été aussi surpris que nous mais sa retenue l’avait sans doute empêché d’envoyer l’ensemble de ses troupes, sans quoi une bataille titanesque serait en train de se dérouler. Malgré la victoire lors de cette escarmouche, ma souveraine enragea encore plus en voyant la troupe adverse : contrairement aux estimations qui avaient été faites, l’armée qui se tenait entre la nôtre et Rutor disposait d’autant voire plus d’hommes que nous.
Les informations selon lesquelles tout Orania était sur le pied de guerre se voyaient confirmées. Ce maudit royaume avait réussi en un temps record à amasser des quantités considérables d’hommes et à les acheminer ici en à peine un hiver…
Le terrain ne se prêtait clairement pas à une bataille selon Antun, duc de Kulmar... L’ennemi tenait une colline et notre armée était au milieu de bosquets rendant son déploiement impossible. Ainsi, malgré la victoire, nous retraitâmes sur quelques lieues sans perdre l’armée ennemie de vue. Cette dernière ne put pas nous poursuivre toute surprise qu’elle était de nous trouver là et visiblement peu préparée pour une bataille impromptue.
La victoire en un an est certes fortement compromise mais au moins nous savons où se trouve l’armée ennemie et nous allons montrer à Orania que la nôtre n’est plus la même que du temps de Boleslaw !
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