Chapitre 40 : Les souffrances d'Orania

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Christina

Ce n’est pas parce que je suis enceinte que je ne suis pas retournée mener mes troupes dès que possible ! La campagne a hélas mal commencé puisque, contre tout attente, le duc de Cracvonia est parvenu à prendre Joltourmar à la toute fin de l’hiver au prix de presque dix-mille hommes selon nos informateurs.

Malgré les pertes ennemies cela reste un terrible revers. Aartov peine à engranger des succès importants tandis que nous subissons défaite sur défaite depuis plus d’un an. Toutefois nous disposons enfin d’une armée nombreuse et performante, sans compter que notre opposant direct a vu ses effectifs fondre à force de lancer des assauts sur les murs de la ville. Nous avons donc presque trente-mille hommes contre peu ou prou le même nombre en face avec les renforts reçus.

Le comte d’Or propose de forcer la bataille, profitant que son armée soit épuisée et les blessés pas encore convalescents. Pour se faire il compte se placer sur la seule route reliant Orania à Joultamor en profitant du fait qu’Altor soit toujours debout. Si le duc souhaite continuer à recevoir du ravitaillement il n’aura d’autre choix que de venir reprendre ladite route manu militari, avec une armée diminuée et affaiblie. De plus nous pourrions également recevoir des renforts venant de la citadelle et notre chaine d’approvisionnement ne serait nullement menacée grâce aux immenses réserves amassées dans la forteresse.

Pour une fois même le duc de Kulmar se rangea de l’avis du comte. L’armée quitta donc immédiatement ses quartiers d’hiver pour venir couper les ravitaillements du duc au plus vite. Pendant ces quelques réunions stratégiques mon mari n’avait pas paru meilleur stratège que séducteur, il se contentait généralement d’acquiescer d’un air benêt à tout ce qu’on lui disait en faisant mine de comprendre ce qu’il se passait ; mais lorsqu’il réalisa que bataille il y aurait, un sourire d’enfant illumina son visage et il avalisa également le plan, comme si son avis eut été celui me faisant prendre la décision. Tant de naïveté dans une période aussi critique pour mon royaume m’exaspérait mais je ne pus m’empêcher d’émettre un petit sourire en voyant cet enfant dans un corps adulte presque sautiller de joie à l’idée d’aller étriper honorablement quelques manants et chevaliers ennemis.

Malgré tout je n’étais pas totalement rassurée, ce général avait déjà remporté bien des victoires, tant sous Boleslaw que pendant cette guerre, il n’était pas certain que nous vainquions même avec tous ces avantages. Toutefois ne rien faire était synonyme de défaite certaine. Il faut donc appliquer ce plan et je me ferai un plaisir de dévorer ce démon lorsqu’il me sera apporté comme prisonnier !

Volodia

La campagne reprend et, après un peu plus de quinze jours de marche, nous voilà arrivés à Arnov. Cette ville est nettement moins imposante que Vanov, bien que son architecture soit semblable. Les vampires sont de plus en plus impatients d’en découdre avec les humains et l’arrivée en dessous des murs n’a fait qu’accentuer cette sensation en les persuadant que la bataille serait pour bientôt. Les chevaliers se sentent d'autant plus enhardis que nos opposants ne seraient que sept-mille selon nos dernières informations. La perspective d’une victoire facile servant de défouloir face aux difficultés que rencontrent tant le royaume que les petits seigneurs gonfle également le moral. Nul ne doute du résultat de la campagne et le principal sujet de conversation consiste à savoir comment torturer les humains qui seront capturés !

Je participe d’ailleurs activement à ces débats, après tout, ces rebelles m’ont humilié en prenant mon village et nous affaiblissent considérablement pendant notre guerre à l’extérieur. A cause d’eux j’ai été contraint de céder les maigres ressources que j’avais emportées pour soutenir l’effort de guerre. Dès que je parle à quelques seigneurs venant de lointains petits hameaux, ils me disent également que leurs hommes sont mobilisés et que leur or est confisqué à cause des difficultés rencontrées… Tout cela à cause de la corruption sous Vanceslas II qui a ruiné le royaume à force de mauvaise gestion… Au fond heureusement que feu le grand-duc d’Ortov l’a tué, il est même dommage qu’il ait été purgé pour cela.

Mais hauts les cœurs ! Enfin les bonnes nouvelles reviennent ! Le duc de Cracvonia a pris Joltourmar en Isgar alors que l’armée humaine a été repérée à quelques jours de marche d’ici ! Une fois qu’ils seront défaits... et bien peut être que la simple perspective de voir affluer tant de renforts forcera Isgar et Aartov à signer la paix et je pourrai enfin rentrer chez moi !

Irina

29 avril de l’an 5006 après la guerre des sangs.

Après presque dix mois d’exil forcé hors de la capitale, je reçus enfin une missive de Nikolaj m’enjoignant à rentrer. Il rajoutait d’ailleurs qu’il serait idéal que je sois de retour avant le premier juin… Je n’avais aucune idée du pourquoi : il ne me semblait pas qu’il y ait quelque célébration particulière ce jour-ci. Je découvrirai sans doute cela si je parviens à être de retour avant la date indiquée. Une fois la lettre lue, je fis mes bagages le plus vite possible et partis à cheval en direction de la capitale.

Je finissais par être habituée à faire ainsi de longs trajets sans calèche. Mais cette fois-ci Eryk ne serait pas là pour chasser et m’apporter de la nourriture pour les repas, aussi décidai-je de préparer mon itinéraire de façon à passer dans quelques petites baronnies sur le chemin et y demander l’hospitalité.

Je dois bien admettre que l’accueil des gens de la campagne n’est pas moins bon ici que de là d’où je viens. Même mon père que je détestais avait toujours ouvert grand sa porte aux étrangers venus demander le gîte et le couvert pour une journée. Je fis ainsi la connaissance de quelques barons ainsi que de leur cour. Je mangeai tantôt de la volaille, tantôt du porc et même une fois de l’humain ! J’avais beau désapprouver cette pratique, l’humain étant mort et sa viande dans mon assiette il eut été inutile de refuser. De plus cela pouvait attirer quelques soupçons à mon égard.

La dame qui me reçut en m’offrant ainsi de la chair humaine se nommait Natalia. Son mari le baron était actuellement à la guerre, dans l’armée sur le front d'Aartov. Elle dina avec moi le soir de mon arrivée et me fit part de ses tracas. Elle m’exposa sa situation ainsi :

« Madame, j’ai entendu que vous étiez en route pour Valassmar ! Pardonnez-moi de ne pas être totalement désintéressée dans mon hospitalité mais si vous avez la moindre possibilité d’expliquer à la cour notre situation ici, je vous en serai extrêmement reconnaissante ! Presque tous les vampires sont partis à la guerre, ne reste que les femmes et les enfants. Nombre de nos fermiers et ouvriers les plus costauds ont également été réquisitionnés. Nous peinons à réparer ce qui doit l’être et le peu d’humains qu'il nous reste risque de mourir de faim avec toute la nourriture qui nous est prise pour les besoins de l’armée. Les fermiers étant partis les récoltes sont de pire en pire chaque année ce qui n’arrange rien. Enfin nous croulons sous les impôts alors même que nous n’avons plus d’or. Malgré tout cela et alors que nous sommes des centaines voire des milliers de seigneurs dans cette situation, nul ne nous écoute à Valassmar. Si l’un d’entre nous ne paye pas, parce qu’il ne le peut tout simplement plus, les grands seigneurs envoient leurs hommes pour nous prendre de force le peu qu’il nous reste. Eux ont encore bien de l’or, bien des hommes et bien de la nourriture mais ils ne payent pas davantage que nous alors qu’ils possèdent tant encore. Nous vivons bien dans le même royaume et servons bien le même roi, chacun devrait payer selon ses moyens. Sachez que nous sommes bien conscients de la situation du pays mais justement, pour que celle-ci s’améliore, il faut que toutes les ressources soient mobilisées et les ressources qu’il reste sont chez les grands seigneurs, les petits n’ont plus rien depuis fort longtemps ! »

Elle me disait cela en toute dignité mais au fur et à mesure qu’elle progressait dans son réquisitoire, je la voyais s’affaisser, comme si elle ployait de honte d’ainsi demander de l’aide à un invité. J’avais en effet aperçu ses champs vides à mon arrivée, j’avais constaté l’état de délabrement de sa demeure et j’avais vu l’espoir des enfants, apercevant un cavalier au loin, déçu lorsqu’ils purent m’identifier plus clairement. La situation des humains n’était pas meilleure. En plus d’être encore plus exploité qu’à l’accoutumée par les vampires afin de compenser les départs, chacun craignait pour les hommes de sa famille. La situation que m’avait présenté Nikolaj dans les confins du royaume était en fait pire que ce que j’avais imaginé. Depuis tant de temps maintenant il avait réussi à faire en sorte que pas un seigneur ne se révolte et même que pas un ne se plaigne. Un tel résultat obtenu dans pareilles conditions me paraissait exceptionnel mais de toute évidence cela n’allait pas durer éternellement.

Je promis donc à cette dame de faire mon possible pour transmettre son message à la cour et, une fois qu’elle m’eut remerciée, je montai me coucher pour repartir le lendemain aux aurores. Chaque village dans lequel je rentrais éprouvait des difficultés similaires, bien que parfois un peu meilleure par-ci parfois un peu moins bonne par là. Cette guerre pour la libération des hommes participait paradoxalement à la souffrance de tous ceux qui n’étaient pas encore affranchis. Après tout, c’était bien là le prix à payer ; une guerre sans dommage collatéral est difficilement imaginable. Je me promis néanmoins de faire mon possible pour réduire les peines de ces gens, vampires comme humains, en intercédant en leur faveur auprès de Nikolaj. Lui m’écouterait et sans doute que, perché au troisième cercle de Valassmar, il ne connaissait pas la véritable situation de ces gens-là.

Enfin, malgré tous ces détours, je devrais être présente à la capitale au premier juin !

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