Les maux de l'âme
Deux jours plus tard, sa mère en pleurs l'appela :
— C'est mieux comme ça ma chérie… C’est mieux comme ça, répéta-t-elle dans un sanglot. Il est parti, il avait tellement mal... » Charlie jeta le téléphone à travers sa chambre. Elle ferma les yeux, se recroquevilla contre le mur, et laissa ses sanglots l'emporter auprès de son père, entre-deux, au cœur du Styx, là où vivants et morts se séparent à jamais sous le regard méfiant de Charon. Je t'aime papa. Attends-moi. Papa, je t'aime.
Charlie finit par s’endormir et ne put répondre aux appels incessants. Le lendemain matin, elle se réveilla et se leva péniblement pour rejoindre sa mère. Ensemble, elles se rendirent d'abord à l'hôpital. Dans cette chambre, la dernière de son père, elle trouva son téléphone, son livre, sa valise vide et son lit vide. Vide de son papa qui se plaignait de la nourriture infecte de cet hôpital, des émissions de télévision toujours aussi stupides, des bouchons, bien sûr, de mauvaises qualités ou du personnel gentil mais pas toujours compétent. Pourquoi n'avait-elle pas été là dans les derniers instants de son père pour le rassurer, pour l'embrasser, pour lui dire à quel point elle l’aimait, se demandait-elle face à tout ce vide ? Il avait abandonné là, posée à plat sur la table de chevet, sa montre qu’il chérissait tant comme si, subitement, quelqu'un était entré dans sa chambre et l'avait kidnappé. sans lui laisser le temps de prendre ses affaires auxquelles il tenait tant. Papa, pourquoi j’ai permis à la mort de t'enlever, pourquoi je n’ai pas pu la repousser et la faire fuir, pourquoi je ne t'ai pas soufflé à l'oreille de te battre encore et encore contre cette sale maladie. Papa, pourquoi tu l'as laissée t'emmener ? Papa, j’aurais pu t'aider, on aurait pu gagner encore quelques jours de vie ensemble, quelques mois même !
Mais papa était parti. Loin de Charlie. Loin de celle qui l'aimait tant. Loin des sanglots de Charlie. Loin de sa peine.
Deux jours plus tard, juste après l'enterrement, quand tout le monde se retrouve pour d’ultimes paroles sur le défunt, elle préféra s’en aller. Elle savait qu’elle ne reviendrait jamais, Elle savait qu’elle continuerait encore quelque temps à appeler sa mère et puis les appels s'espaceraient petit à petit. En fait, elle n'était même pas sûre de la rappeler... Elle attrapa un bus, lui jeta un dernier regard et se dit : « plus jamais... » . Durant tout le trajet elle pleura à chaudes larmes. Elle essuyait ses yeux régulièrement mais, c'était plus fort qu'elle, le flot de larmes ne tarissait pas. Vingt-cinq minutes plus tard, alors qu’elle arrivait à destination, elle descendit, essuya une dernière fois ses yeux et fixa l'immeuble en face. Là, à l'intérieur, se trouvait son petit studio offert par son père, il y a six mois, en plein cœur de Paris pour qu’elle puisse faire ses études. Elle avait dix-sept ans, n’avait pas encore passé son bac et ne le passerait certainement jamais. Dorénavant,sa nouvelle vie, son avenir étaient ici.
Charlie ferma ses volets et se plongea avec délectation dans une autre vie, là où elle pourrait oublier ses peines, sa famille, ses amis, sa vie. Elle devenait enfin l’autre, celle qu’elle n’avait jamais pu être, celle qui prenait définitivement sa place, un beau matin pour réécrire sa propre vie et l’embellir. Plongée dans la semi-obscurité, elle s’allongea sur le vieux clic-clac qu’un ami de son père lui avait offert quand il lui avait acheté l’appartement, posa son ordinateur et commença à écrire. De jour, comme de nuit, les mots se posaient presque d’eux mêmes sur l’écran blanc. Elle l’avait imaginée depuis si longtemps, cette histoire ! Une vraie famille, un frère, une sœur, des parents, grands-parents, de la douceur, du chamallow, de la ouate à gogo. Depuis qu’elle était enfant l’écriture avait été un rempart contre sa mère. Maintenant, il était temps de tout faire exploser. Comment tout cela allait-il finir ?
Ça lui prit cinq mois. Elle envoya son manuscrit partout comme autant de bouteilles à la mer. Elle inonda les maisons d’éditions, les forums. Elle n’avait plus rien à perdre. Seule restait sa bouée de sauvetage, son récit. Si bien qu’une petite maison d'édition finit par la remarquer et accepter de faire paraître son roman. Cette année-là, elle remporta le prix du premier roman. Les concours, comme elle les appelait, Charlie s’en fichait, ce n’était pas ce qu’elle voulait, mais c'était toujours bon à prendre. Elle savait que c’était une étape obligatoire pour être reconnue.
Un mois plus tard, après que la presse locale se fût intéressée à son livre, elle obtint une interview sur France 3 île de France : « Le must du must », lui expliqua sa petite maison d'édition, une bonne vitrine, et crédible en plus, quelles que soient les critiques. Bonnes ou mauvaises, il fallait juste qu'elle soit assez percutante pour que les gens se rappellent d’elle. Et là, vu sa personnalité, ça pouvait même faire le buzz, ça serait cent mille ventes assurées !
Elle avait rendez-vous le dimanche 19 décembre pour un passage en direct à la fin du19/20. Mais les choses ne se passèrent pas comme prévu. Parce que Charlie se fichait complètement du nombre de livres vendus, de la gloire ou de toute autre manifestation de reconnaissance. Mais se faire remarquer l'amusait beaucoup plus. Elle n'attendait rien de personne, elle ne craignait rien. La vie l'attendait. Elle devait oublier, épuiser sa tristesse et son amertume.
Annotations
Versions