Le loup et le faucon - Partie 2
Jo se tourna vers une cabane en bois, un peu plus loin, et appela quelqu’un. L’homme arriva, s’exprima dans une langue qu’aucun des convives présents ne comprenait. Jo lui répondit puis continua à lui parler dans la même langue. L’homme, en face de lui opina. Jo, résuma ainsi la conversation à ceux qui l’entouraient :
— C’est bon, on peut y aller... Fabio va surveiller que tout se passe bien. Si vous avez un problème, il sera à vos côtés. Ça va toujours Dan ?
Celui-ci confirma que tout allait bien pour lui par un signe de tête. Mais déjà le geste semblait moins sûr. Dan, qui avait déjà terminé d’avaler le breuvage verdâtre, sentait que sa tête commençait à tourner. Il hésitait à la tourner de gauche à droite, de droite à gauche, de bas en haut ou de haut en bas. La confusion régnait maintenant dans tout son corps mais aussi dans son esprit. Il se sentait partir lentement mais sûrement. Il avait l’impression que ses gestes ralentissaient. Les autres aussi bougeaient plus lentement et la nature se mettait aussi à trembler, à bruisser. Un arbre, maintenant, lui murmurait quelque chose à l’oreille. Religieusement, il l’écoutait. Ce qu’il avait à lui dire était de la plus haute importance, il le sentait. Un éclair fit trembler tout son être et il se revit, petit garçon, dans la cour de l’institut près de son platane. Celui-ci commençait à s’articuler et, soudain, attrapa de ses longues branches le petit garçon d’alors puis le propulsa au cœur de la jungle, ici-même, devant l’arbre qui lui parlait quelques instants plus tôt. Dan lui demanda d’attendre une minute pour qu’il puisse enlever son t-shirt. Il faisait très chaud. Il ne tenait plus debout et comprenait mieux, à cet instant, les animaux qui avaient besoin de s’appuyer sur leur quatre pattes pour assurer leur démarche et se rapprocher du sol nourricier. Enfin, il pût reprendre sa conversation avec l’arbre aux longues branches qui se terminaient par des mains d’homme gigantesques.
— T’es qui toi ? s’enquit ce dernier.
— Un loup. Et toi ?
— Moi, je suis le faucon. Je veille sur les bois et sur ma famille. Et l’homme, en face de lui, debout, raide comme un piquet, leva doucement ces deux bras un peu plus haut encore et les rabaissa lentement. Qu’est-ce que tu fais ici ?
— Je ne sais plus.
Dan, à quatre pattes, tournait autour de l’homme. L’autre, les bras à l'horizontal, demeurait immobile.
— … J’ai perdu ma meute… Et toi, tu fais quoi là, à planer au-dessus de cette clairière ?
— Je souffre… En silence. Et j’attends que ceux que j’aime viennent me rejoindre. On s’est échoué tous les deux ici on dirait. Et toi, elles sont où tes racines ?
— Je n’en ai pas. A présent des larmes coulaient le long du visage de Daniel. Il essuya ses yeux et continua : je ne connais pas mes parents, je ne sais pas si j’ai des frères et sœurs : je ne connais rien de moi… Je suis tout seul mais je veux tous les retrouver. Je ne connaîtrai pas la paix tant que je ne les verrai pas. Je veux savoir d’où je viens, à qui je ressemble, je veux apprendre mon histoire, je veux savoir où ils se trouvent. Chaque jour depuis que j’ai l’âge de penser, de rêver, j’imagine le visage de mon père et celui de ma mère. Tous les jours, je vis avec des fantômes que je redessine à chacune de mes rencontres : Cet homme que je vois pour la première fois, il a des yeux qui ont un peu la même forme que les miens : c'est sûr, c’est lui. Il a une barbe. Alors, j’ajoute une barbe à l’idée que je me fais de mon père. Il y a des jours où je ne sais plus qui je suis, où j’en suis. Les images se mélangent dans ma tête. Comme maintenant : toi, Jo, tu as plusieurs visages, tu es une racine mais tu es aussi un faucon, tu te démultiplies ! Jo, oh, Jo, j’ai peur, j’ai peur !
Jo l’attrapa par la ceinture de son pantalon alors qu’il s’apprêtait à s’en aller en courant vers la forêt. Il le releva et lui attrapa les bras.
— Reviens petit, t’en vas pas, c’est dangereux par-là, tu vas te faire manger par les arbres et tu ne pourras plus jamais bouger. Reste avec moi, t’es mieux ici…
Jo, plus habitué que Dan à ingérer ce genre de psychotropes n’échappait pas aux hallucinations mais parvenait, en revanche, à les maîtriser, à s’en méfier. Jo qui revenait peu à peu à la réalité, se demanda pourquoi il parlait à Dan, d’arbres qui allaient le manger. Il s’aperçut aussi qu’il le tenait dans ses bras tandis que ce dernier continuait à se débattre, décidé probablement à en découdre avec la forêt. Puis, soudainement, Dan commença à pleurer, à évoquer un serpent qui essayait de l'avaler et puis il tomba en syncope. Son corps s’effondra, inerte, entre les bras de Jo qui, surpris, bascula en arrière. Sans rien dire, muet, heureux aussi car il savait ce que cela signifiait, mais inquiet, Jo l'attrapa sous les bras et le releva doucement. Il le confia à Fabio et partit chercher quelques herbes qui l'aideraient à le réveiller.
— Alors, comment ça va Dan ? Est-ce que tu te sens mieux maintenant ?
— Oui Jo, mais qu’est-ce que je t’ai dit ?
— Je vais te raconter ce dont je me souviens. Pour le reste, il faudra demander à Fabio. Ou aux autres, si tu préfères et s’ils sont arrivés à te suivre dans tes pérégrinations, ajouta Jo en souriant.
Lui-même était heureux de ce qu’il avait obtenu de Dan. Il en demanderait plus lui aussi à Fabio mais il avait l’impression qu’il était parvenu à assez se livrer pour se libérer du poids qu’il semblait porter. Et il s’était évanoui. La syncope, c'était souvent un signe. Cet enfant était appelé à suivre sa route, il en était sûr : il serait chaman lui aussi un jour. Mais il devait comprendre de lui-même. Il lui faudrait être prêt pour intégrer ce fait. Puis, même s’il devait déjà être très sensible au monde vivant, végétal et minéral – sans qu'il imagine forcément toutes les capacités qu’il portait en lui – il devrait apprendre, beaucoup et longtemps.
Une fois la nuit tombée, ils mangèrent tous ensemble autour d’un feu. Épuisés par leur expérience, personne n’avait vraiment envie de parler. Seul Jo, coutumier de l’ayahuasca et heureux d'avoir dégoté ce gamin si prometteur, avait le sourire aux lèvres.
— Je vais vous expliquer pourquoi j’ai commencé par cette séance. Vous vous êtes inscrit à ce stage de chamanisme d’un niveau confirmé. Vous êtes donc déjà initié à cette pratique. Et vous le savez, l’ayahuasca n’est qu’un moyen, parmi d’autres, de trouver le chemin. Ce soir, nous allons nous reposer et dès demain nous commencerons les initiations pour que vous parveniez à entrer en transe. Je ferai une démonstration et je vous enseignerai les techniques pour y parvenir. Puis, il se tourna vers Dan.
— Dan, viens avec moi, je voudrais te parler.
Jo se leva et s’éloigna avec Dan. Il se dirigea vers une petite pièce fermée par un rideau en laine grossière. A l’intérieur, une table basse, sur laquelle trônait une longue et épaisse bougie blanche, des coussins et un petit placard rustique constituaient les seuls meubles, la seule décoration. Jo invita Dan à s’asseoir puis il engagea la conversation.
— Ne t’inquiète pas, je veux juste te connaître un peu mieux… Tu as quel âge ?
— Dix-neuf ans.
— Et qu’est-ce qui t’as amené ici ?
— Je sais pas, j’avais envie de voir la jungle, la drogue, l’aventure, tout ça quoi…
— Non Dan, les véritables raisons…
Dan se tortilla sur son coussin. Jo qui sentit sa gêne mais aussi son envie de se confier lui proposa alors de boire un verre. Puis, il ajouta :
— Tu sais que c’est un stage niveau confirmé pour ceux qui connaissent déjà pas mal de choses sur cet univers…
— Oui, j’ai entendu tout à l’heure…
— Donc tu ne le savais pas ?
— Non.
Dan baissa la tête comme un enfant qui vient d'avouer sa faute.
— C’est pas moi. En fait, c’est un copain qui m’a inscrit. Mon meilleur copain, Thomas.
Il prit une gorgée du curieux breuvage que lui avait servi Jo et se mit à tousser. Quand ce dernier vit son air surpris, il lui indiqua que c’était du mescal, une liqueur d’agave, tout en se gardant bien de lui montrer la larve de chenille au fond de la bouteille. Dan, comme rassuré que Jo ait pût lui donner un nom, même s’il ne l’avait jamais entendu avant, opina et continua son récit.
— L’autre soir, dans sa chambre d'étudiant, on a beaucoup bu. On a allumé son ordinateur et on a commencé à surfer sur Snap, discuter avec des potes. On a continué à boire, à rigoler. Et puis, je ne sais plus comment c’est venu dans la discussion mais il m’a balancé que j’avais un univers « étriqué » , qu’en fait j’avais rien vu d’autre que mon foyer et mon lycée. Je lui ai répondu que je m’en fichais si j’avais un univers « étriqué » , parce que, j’étais libre et que je pouvais faire ce que je voulais, quand je voulais. Alors, il m’a dit ok, ferme les yeux et je m’occupe de tout. C'est bientôt ton anniversaire et on va le fêter avec un tout petit peu d'avance parce que j'ai un cadeau pour toi. Et, ça, si tu le fais, je m’excuserai auprès de toi et je reconnaîtrai que tu es un grand aventurier. Après avoir hésité un moment, ma curiosité l’a emporté, je me suis laissé prendre au jeu. Il m’a servi encore un verre en me disant que j’en aurai besoin. J’ai donc fermé les yeux et attendu. Je me souviens, je l’ai entendu fouiller dans sa veste, attraper quelque chose, s'asseoir et taper sur le clavier de son ordinateur. Quand je les ai rouverts, il m’a dit de mettre mon manteau, de venir avec lui et il a ajouté que je recevrai le reste des informations par Internet, sur mon téléphone. On était au moins à trois grammes alors je l’ai suivi sans me poser plus de questions.
Quand on est arrivé à la gare, je lui ai dit qu’il était barjot. Il n'a rien répondu. Il s'est juste dirigé vers un automate. Il m’a pris un billet de train, l'a glissé dans une enveloppe qui'il venait de tirer de sa poche il me l'a donné et et m’a demandé de ne l'ouvrir qu’une fois que j’étais parti. Ce que j’ai fait. Quand j’ai vu Charles de Gaulle, je me suis douté que cet abruti m’avait certainement pris un billet d’avion sur Internet. Mais pour où ? Donc, j’ai continué ma route, torturé par l'envie d'apprendre ma destination. Arrivé à l’aéroport, je me suis précipité sur mon téléphone pour voir s’il m’avait envoyé quelque chose. Et là, j'ai vu qu'un mail venait d'arriver. je l'ai ouvert. Il contenait un billet d’avion : je partais pour le Pérou !
Mon avion décollait, à 9h10, dans moins d’une demie heure ! J’ai embarqué tout de suite. Je suis arrivé à Lima vers deux heures de l'après-midi. J'ai cherché un bus qui allait à Pucallpa. J'étais déjà crevé et, surtout, j'avais très mal à la téte ! Quand j'ai enfin pu m'installer à ma place, j'ai rangé mon sac à dos et je me suis endormi : j'ai passé la moitié du trajet affalé sur mon siège, à pioncer ! Après, ça allait mieux. J'ai pu essayer de me rappeller ce qu'il m'était arrivé. Je réalisais enfin ce que j'avais fait : Comment j'avais pu dire oui comme ça, sans réfléchir, à mon pote ? Mais maintenant, j'étais là, à admirer de magnifiques paysages pendant que les autres trimaient à la fac. Après tout, dans deux jours c'était les vacances de Paques. Je perdrais pas grand chose de toutes façons... J'ai réfléchi comme ça, longtemps, et je n'ai pas vu passer le temps jusqu'à la fin du voyage.
Arrivé à Pucallpa, avant de repartir en direction d'Iquitos, j’ai acheté un sac, quelques vêtements, une brosse à dent. Thomas m'avait envoyé plusieurs mails et, dans chacun d'eux, une nouvelle ville vers laquelle je devait me rendre. Là, dans un énième message, il m'indiquait juste de prendre le Henry 2. J'ai cherché pendant deux heures ce que ça pouvait bien vouloir dire. Après avoir demandé à au moins cinquante personnes, j'ai enfin compris qu'il s'agissait d'un bateau. C'était marrant, à l'intérieur, il y avait pleins de hamacs de toutes les couleurs pour les voyageurs ! Mais tu dois connaître, non ? Et, je suis resté cinq jours sur ce bateau ! Cinq jours ! Le pire c'est qu'une fois arrivé à Iquitos, j'ai dû reprendre un bus ! Dès que je me suis posé sur mon siège, j'ai ouvert le dernier mail qu'il restait à lire : je devais descendre au kilomètre 50 et suivre le chemin de terre jusqu'au camp.
— Dis-moi, s'amusa Jo, c’est une très bonne idée qu’il a eue ton copain mais tu n’avais pas un problème avec lui par hasard parce que le niveau expert c’est pas réservé à tout le monde…
— Si, il m’en veut depuis deux mois… Il est jaloux… Parce que j’ai couché avec Mathilde… C'était notre éducatrice. Je suis orphelin, j’ai été élevé à la Ddass et quand j'étais petit, elle s’est beaucoup occupée de moi… J'ai jamais vu quelqu'un d'aussi gentil. Quand j'étais petit et que je faisais des bêtises, elle me couvrait toujours. Elle expliquait à ses collègues que j'étais juste malheureux.
— Et maintenant c’est toi qui t’occupe d’elle, compléta Jo en souriant…
— Oui, et Thomas, il l’aime aussi.
— J'espère que vous ne mettrez pas votre amitié en péril pour une femme, commenta Jo, plus sérieux : c'est précieux, ce genre de choses ! Bon, on fait comment alors ? Tu débutes et ça risque d’être compliqué pour toi...
— Vous voulez que je m’en aille alors ?
— Et toi, tu veux quoi ?
— Moi, ça m’est égal que ça soit dur ou pas. Je suis bien ici mais si vous voulez que je m’en aille, je m’en vais. Et Dan se leva.
— Où tu vas comme ça Dan ? Je t’ai dit que c’était comme tu voulais !
— C’est vrai ? Ah ben, merci alors !
— De rien. Tu ferras ce que tu peux, c’est tout. On verra bien ce que ça donne…
Dan se rassit, resta silencieux quelques instants puis demanda :
— Tu as déjà été amoureux, toi ?
— Oui, je crois...
— Et tu es toujours avec elle ?
— Non... Et je ne suis pas resté très longtemps avec elle d'ailleurs. Quelques mois, tout au plus. Ça s'est mal terminé assez vite...
— Et ça t’as fait mal ?
— Oui, j’ai souffert. D'autant que c'était mon premier véritable amour. Après, je me suis méfié. Et, de fait, de toutes façons, il faut être une femme très amoureuse pour venir jusqu’ici, ajouta-t-il en riant.
— Moi, en dehors de Mathilde avec qui je suis depuis tout jeune – je crois que j’avais seize ans la première fois qu’on a couché ensemble – , les autres, j’arrive pas à les garder : Je couche avec elle et je les vire. Il n’y a que Mathilde… Mais Mathilde, c’est différent… Elle a de beaux yeux, en forme d'amandes et sa peau est douce, tu peux même pas t'imaginer : tout est douceur et tendresse chez elle. Je n’ai qu’elle. Des fois je pars plusieurs jours, elle me cherche, je ne lui donne pas de nouvelles, je me planque et puis quand j’en ai marre, quand je m’ennuie d’elle, je reviens. Elle me pardonne toujours Mathilde.
— Tu as de la chance de l’avoir. Elle est précieuse, ne la fait pas trop souffrir parce qu’un jour elle peut quand même décider de partir….
— Oui, peut-être… On peut fumer ici ?
Et Dan sortit de sa poche un paquet de cigarette qu’il ouvrit immédiatement. A l’intérieur, l’une d’elle était sans filtre, artisanale. Il attrapa celle-là, la tapota machinalement contre la table et attrapa ensuite un briquet dans sa poche :
— Tu fumes ?
— T’es pas un peu jeune pour fumer ça ?
— J’ai dix-neuf ans et je crois que j’en fume depuis que j’ai douze ans, à peu près.
— Et alors, tu penses qu'on est vieux à dix-neuf ans ?
Devant la moue désapprobatrice du jeune homme, Jo capitula, se leva, ouvrit le tiroir de la commode et en sortit un sachet d‘herbe :
— Tiens, prends plutôt ça. Au moins, c’est de la bonne qualité.
— Merci…
— Je vais me coucher. Bonne nuit. A demain.
Dan hocha la tête, tira sur le joint et ferma doucement les yeux.
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