Un air de famille
Paris 10ème, 19 décembre 2022. 20h43
— Mais c'est Charlie à la télé ! Qu’est-ce qu’elle fout là, celle-là ? André, va me chercher le programme ! Tu te dépêches ou tu veux que je me lève ?
André, le plus jeune des fils de Véronique, se précipita pour attraper le programme sur la petite table. Pour rien au monde il n'aurait voulu décevoir sa mère.
— Eh, pourquoi elle rigole comme ça elle ? Elle a pété un plomb ou quoi ? Cette honte ! Remarque, pour une fois elle est marrante ! Qu’il est con ce gosse ! C'est pas la peine d'être soi-disant précoce pour pas être foutu de ramener le bon programme ! Adrien !! Va me chercher le programme de cette semaine ! C'est pas possible, elle a un pet au casque ! Pourquoi elle rigole bêtement: Quelle bécasse !
André, maintenant assis sur un des fauteuils, ne put s’empêcher de commenter :
— Maman, tu vois pas qu’elle est mal, là ! Elle est au bord des larmes !
— Elle est au bord des larmes, c'est vrai ? Pauv'chérie ! Et sa mère alors ! Qu'elle a abandonnée du jour au lendemain ! Elle s'est barrée sans rien dire ! À l'instant où son père est mort, elle s'est tirée ! Pas une nouvelle, rien ! Et qui c'est qui l'a torchée, hein ! Qui c'est qui lui a fait ses courses, qui l'a amenée à l'école. Et son père, il était où son père ? C'est lui, peut-être, qui a accouché, qui a souffert, qui s’est tapé les rhumes, les devoirs, tout ça, quoi ? Et maintenant, elle vend plein de livres, elle passe à la télé, elle gagne plein d’argent et elle revient toujours pas !
Soudain, Véronique s’arrêta de jacasser : le son s’était éteint. Elle attrapa la télécommande sur le bras du canapé et essaya de le remonter avant de s’apercevoir que le problème ne venait pas de l'appareil. En effet, c'était sur le plateau de France 3 île de France, qu'un silence glacial régnait. La scène semblait figée : ni le présentateur ni Charlie ne bougeaient.
— Qu’est-ce qui s'est passé, cria Véronique ?
André eût très envie de lui répondre que si elle s’était tût une seconde, elle l'aurait sût. Mais au lieu de ça, il lui expliqua :
— Elle lui a mis une baffe !
— Mais pourquoi ?
— Il lui a dit qu’elle était immature et que son attitude était plus proche de celle d’une enfant gâtée que d’une auteure.
— Ha ! Il a raison, elle a toujours été pourrie gâtée par son père. Ça lui retombe sur la figure, c’est bien fait !
Sur le plateau, le présentateur avait vite repris ses esprits et continuait, comme si rien ne s’était passé. Professionnel jusqu'au bout, il avait même lancé face caméra un petit sourire de connivence. Le vieux briscard, âgé de cinquante-trois ans, qui luttait contre un embonpoint semblant vouloir s’installer durablement, était rodé à l’exercice. Mais, alors que l'entretien touchait à sa fin, il décocha une dernière flèche :
— Mademoiselle, cette interview fut très instructive autant pour moi que pour les téléspectateurs : ceux-ci seront les plus à même de juger si ça vaut le coup de découvrir votre livre... ou pas. Pour ma part, au vu de tout ce que vous semblez avoir bu et fumé – de la marijuana, peut-être ? – j’aurai tendance à plutôt conseiller aux téléspectateurs de s’abstenir !
Et le générique fut lancé. On n'entendit qu’un lointain « Qu’est-ce que ça te fait connard ? » Puis les téléspectateurs purent apercevoir une silhouette se lever et se diriger vers le présentateur.
Derrière son écran, Véronique s’était empressée de vérifier les dires de Jean-Pierre Tournier, en se rapprochant le plus prêt possible de son poste de télévision. En effet, elle avait les yeux bien rouges ! Et ça lui réussissait : pour une fois qu'elle la surprenait un peu !
— Regarde Lili, c'est ta sœur, Charlie, avec un coup dans le nez ! Regarde ! Elle est plus rigolote comme ça, s’esclaffa-t-elle ! Qu’est-ce qu’elle ressemble à son père quand même ! Lui aussi, il était doué pour les affaires ! Parce que vous allez voir qu’elle va en vendre pleins, de ses bouquins ! Ah, il me manque, mon Francis ! Peut-être, il faudrait que je me trouve un autre amoureux... Bon, vous me ferez penser, les enfants, qu’il faut que je la rappelle quand même, la petite : c'est ma fille après tout aussi ! Et la fille de...
— Maman, l'interrompit Lili, maman, moureux ?
Lili, la petite dernière, Francis, n’avait pas eu le temps de la connaître. Elle était tombée enceinte deux mois avant sa mort. Un cadeau d’adieu, en quelque sorte. Le deuil serait certainement plus facile avec un peu de Francis en elle, Véronique n’avait pas eu le cœur de lui annoncer cette nouvelle grossesse alors qu’il était déjà en soins palliatifs. Et contrairement à Charlie, elle pouvait l’élever comme bon lui semblait. Mère et fille avaient d’ailleurs développé une belle complicité. À présent, avec Lili et ses deux garçons, ils formaient enfin une vraie famille.
— Oh ma chérie, tu es bien la fille de ta mère toi ! gloussa Véronique. Eh oui, ma chérie, maman, elle voudrait bien un autre amoureux. Un beau, grand, blond... Et puis riche tant qu’à faire ! Mais bon, à mon âge, je n'accepterais pas n'importe qui ! Je suis même pas sûre d'en vouloir un autre finalement… On n’est pas bien ici en famille, avec vous mes chéris, sans mec pour nous dire ce qu’on doit faire ou à attendre que je lui prépare son repas ? Elle est pas belle notre vie ?
— Ouais, il manque que mamie Chicotte, ajouta André et le tableau sera complet !
— Ah oui, mamie Chicotte, elle était gentille. C'est dommage qu’on la voit plus, remarqua Adrien.
— Gentille avec toi chéri, parce que tu n’as pas besoin qu’elle s’occupe de toi... Non, laisse là où elle est, mamie Chicotte. Si tu veux, on l'appellera mais, pitié, laisse là dans sa maison de retraite !
— Chalie, ajouta Lili. Chalie ?
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