Tu es fini
Tu marches le long de la route. Quelques voitures te dépassent de temps à autre... Plongé dans tes souvenirs, tu te souviens d'il y a quelques mois, d'un soir, d'une route fort semblable à celle-ci. Tu étais fatigué et ne pensais qu'à deux choses : rentrer chez toi et dormir. Tu cherchais une station de radio, histoire de te maintenir éveillé, et tu ne l'avais pas vue. Des centaines de kilos de métal et de plastique roulant à vive allure et heurtant son petit corps de cinq ans. À quoi tient la vie ? Un simple moment d'inattention et tout bascule...
Comme dans un rêve, après t'être arrêté – bien trop tard cependant – tu sortais de ta voiture et la scène qui s'offrait à toi te pétrifiait d'horreur : un père complètement perdu tenant inutilement sa roue de secours, totalement statique dans la nuit noire, semblant ne pas comprendre ce qu'il venait de se passer. La mère, hystérique, se jetait sur toi, hurlant :
- C'est votre faute ! Mon dieu mais regardez ce que vous avez fait !
Et justement, tu regardais. Malgré les cris et les coups de la mère, tu ne pouvais détacher tes yeux du corps brisé et maculé de sang de l'enfant.
Il te fallut quelques secondes pour t'apercevoir d'un détail, un tout petit détail, mais d'une si grande importance ! Montant dans l'air glacial de la nuit noire, un léger nuage de vapeur sortait de la bouche de la fillette : elle vivait !
Sortant de ta torpeur, tu te précipitais sur le père toujours si stupidement immobile et lui criais d'appeler une ambulance. « Maudit soit mon GSM et sa batterie vide ! » pestais-tu amèrement. Lorsque l'homme compris enfin et pris son téléphone, tu te précipitais sur l'enfant qui te fixait de ses yeux vides.
Après une courte discussion, abattu, le père raccrochait et disait fatalement :
- L'ambulance arrivera dans trois quart d'heure, l'hôpital est trop loin pour faire plus vite.
Après avoir pris le pouls sous les menaces de la mère qui refusait de te laisser toucher son enfant, tu te tournais vers eux :
- Alors c'est fini... il n'y a plus d'espoir...
Le cri de douleur de la mère te déchira en même temps que la nuit.
Toujours aujourd'hui, tu ne passes pas une nuit sans rêver des yeux sans vie de la fillette ni sans entendre résonner au fond de toi le cri déchirant de sa mère. Nul jour ne se passe sans que tu ne penses à cette terrible nuit, cette nuit où tant de vies ont été détruites. Celle des parents, abattus par la mort de leur fille unique, celle de l'enfant, qui jamais ne vivra l'avenir que tu lui as retiré. Et la tienne.
Ta vie d’avant le drame, c'était : « Have a good job, good wife and it's OK. » Mais ça, c'était avant...
Des fiançailles rompues tout d'abord. Comment cette jeune femme pétillante qui partageait ta vie aurait-elle pu continuer avec un homme brisé ne sachant même plus se regarder dans un miroir ?
Un licenciement ensuite. On ne peut pas dire que le goût de travailler te soit resté après ça. À ce niveau, ton patron t'a fait une faveur : il t'a épargné l'écriture de ta lettre de démission. Tu ne te sentais plus l'envie de rien : comment profiter du bonheur de la vie en l'ayant enlevée à une innocente ?
Et puis, tu t'es retrouvé tout seul. Tu t'es rendu compte que ta petite vie qui te paraissait sans accrocs n'était qu'une façade. Une simple façade cachant une vérité que tu ne voulais entendre, mais que tu ne pouvais qu'écouter dès lors que le voile était tombé. Tes amis, que tu croyais sincères, t'ont tourné le dos. Qu'est-ce que tu pouvais être crédule ! Ces personnes vivant dans le luxe et la richesse, tout comme toi avant, n'avaient que faire de l'épave que tu es devenu. Pourquoi se fatigueraient-ils ? Ton seul vrai succès a été de travailler assez dur pour décrocher la place de tes rêves qui t'a amené dans la cour des grands. Mais ça aussi tu l'as perdu.
Personne pour t'aider. Personne pour te relever.
Alors tu as tout vendu, jusqu'à ta maison, ta voiture et a versé l'argent à des œuvres, espérant ainsi te soulager de ce poids en aidant des enfants défavorisés à mieux vivre. Peine perdue. Que croyais-tu ? Que donner de l'argent effacerait ton acte ? Que cela te permettrait de reprendre le cours de ta vie maintenant détruite ? Quelle naïveté...
Et là, en marchant dans la sombre et froide nuit, seul au bord de la route, tu t'interroges : et si tu faisais en sorte que la prochaine voiture qui te dépasse soit la dernière ?
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