Transfuge de classe

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La première fois que j’ai entendu ce terme, je suis resté coi. Quoi ça voulait dire quoi ce truc ? J’avais bien entendu parler de déterminisme social, ça va, je crois que j’en avais bien conscience de cette chose, je le vivais tous les jours, mais « transfuge de classe » ? Ascenseur social, oui, en panne assurément, je dirais depuis longtemps, il suffit de lire, de voir certaines photos pour se le ramasser en pleine gueule l’idée du coup de la panne, rien de vraiment nouveau quoi à moins d’être aveugle et sourd. Mais « transfuge de classe » ? Un livre, pas lu encore dix ans après sa sortie, dont tout le monde autour de moi parlait à l’époque, d’Édouard Louis, Eddy Bellegueule. Normalien le mec. Il y a un truc que je ne comprends pas, donc apparemment faut vraiment que je le lise ce bouquin.

Après le mot à la mode et mis à toutes les sauces que c’en est écœurant, « résilient », c’est désormais « transfuge de classe », c’est cool. Si j’étais acide, je dirais qu’entre-temps Sarkozy a été président, lui et sa foutue méritocratie à la con. Une phrase, un dialogue n’a pas arrêté de me poursuivre depuis son élection, ce sont les propos prêtés à François Mitterrand dans les dialogues du film de Robert Guédiguian Le Promeneur du Champ-de-Mars :

« Depuis la Révolution, il n'y a pas beaucoup de chefs d'Etat qui ont régné aussi longtemps. (...) Personne n'aura fait mieux que moi depuis Napoléon III. De Gaulle, si on lui enlève le 18 juin, il ne lui reste pas grand-chose. Moi, j'aurai duré quatorze ans et je n'ai pas été chassé par la rue. Je suis le dernier des grands présidents. (...) Après moi, il n'y en aura plus d'autres. (...) À cause de l'Europe, à cause de la mondialisation, rien ne sera plus pareil. (...) Il n'y aura plus que des financiers et des comptables. »

« Des financiers et des comptables... » Je sais parfaitement que des financiers et des comptables, il y en avait aussi avant, seulement l’élection de Mitterrand a représenté une sacré bouffée d’oxygène pour la jeunesse, on a un peu tendance à l’oublier. Avec l’arrivée des radios libres, si j’étais méchant, je dirais aussi la fin de l’ORTF (effective en 1974 pour rappel), la dépénalisation de l’homosexualité, l’abolition de la peine de mort et j’en oublie. Je ne suis pas spécialiste de la vie politique, et je n’évoque pas Mitterrand pour lancer des polémiques dont je me fous au fond, juste cette phrase, « Après moi, (...) il n'y aura plus que des financiers et des comptables. »

Je me souviens de mes éducateurs qui campaient en plein hiver devant la préfecture pour que les subventions ne leur soient pas coupées. Nous, âmes à la dérive, on hallucinait du paradoxe contents d’être relativement au chaud, avec un repas dans le bide. Du sigle, SDF, qui remplace le mot vagabond depuis 1983, terme froid, clinique, odieux. Je me souviens des coupes budgétaires dans les hôpitaux et la police, même sous Sarkozy, ce parangon pourtant plein de tics nerveux de la sécurité.

Méritocratie.

Ça, c’est vraiment un terme qui me laisse songeur. Donc une reconnaissance du mérite, c’est ça que ça voudrait dire ? Mon cul. C’est du Zazie, dans le métro. Mon cul, donc. Si je vous disais ce que j’ai dû faire dans ma vie pour obtenir certains boulots, pour rien, pendant des années à montrer désespérément patte blanche, parce que de reconnaissance, il n’y a jamais eu, je n’aurais pas assez de pages pour l’écrire. De la bile, ça oui, à revendre, mais pas assez de pages. Combien d’élus pour combien de recalés ? Alors oui, une fois passé ce miroir, on peut dire et se raconter, mais les ceux qui sont laissés pour compte ? Des SDF, par exemple, qui cumulent deux, trois boulots, et dont on ne perçoit pas la détresse, j’ai côtoyé, ce n’est pas vraiment un chiffre abstrait. Et personne pour les entendre, eux.

Il fut un temps où je travaillais rue d’Ulm, et il y avait, régulièrement, des conférences sur le sans-abrisme en partenariat avec l’Association Emmaüs auxquelles je pouvais assister, en accord avec mon chef de service. Au courant de mon passé. Et un des intervenants a été le préparateur mental des athlètes de haut-niveau à l’INSEP. Présence plutôt incongrue pour parler des roms vivant dans la rue, a priori. Je m'en souviendrais comme si c’était hier, lorsqu’il nous a dit que la force mentale qu’avaient les roms, des plus jeunes aux plus âgés, pour avoir la capacité d’endurer leurs conditions d’extrême pauvreté et de misère dépassait de très loin celle de ses athlètes, de haut niveau donc. Ça remet les choses d’aplomb et un peu en perspective. Et eux, de méritocratie, ils n’en auront pas le droit. Jamais. Parce que ça voudrait dire qu’on les regarde et qu’on les écoute, et non, il ne faut pas rêver. Jamais.

Mourir ou crever. C’est le titre du livre de James Jones qui fut adapté au cinéma par Terrence Malick et qui devint La ligne rouge. Mourir ou crever. Dignement ou comme un chien, voilà ce qu'interroge ce titre. Implacablement. J’ai vécu des choses folles qui ont tué, qui ont blessé, qui ont rendu fou, qui ont mis en prison, qui ont cassé des gens irrémédiablement. Et moi, là, debout, halluciné d’une vie que je ne comprends pas, à jamais inadapté. Certains pensaient que j’étais un ancien de la légion, un militaire revenu d’opex quoi. Non, non, qu'un putain de survivant d’une putain de casse sociale, point, barre. Et j’ai continué à me battre, sans aucune reconnaissance, illusoire de toute façon, juste pour survivre. Pas de répit. Je sais que c’est foutrement chimérique, ô, ça oui, juste je fais ce qu’on me demande, sinon, ce serait bien pire encore. Saleté de saleté de putain de saleté de merde !

Et les petites leçons données par des conseilleurs qui n’ont jamais eu à payer, comment dire ? Merde. Sèchement, merde. Un copain m’a fait cette réflexion, comme quoi je n’étais pas quelqu’un de résilient, pas encore, juste quelqu’un avec une résistance incroyable. Et pourtant que je me sens si friable et si épuisé. Je ne me souviens plus de qui a dit, « parole libérée est parole terrible. » Peut-être que le jour où je parviendrais à la libérer, cette parole, toute terrible qu’elle soit, alors je serais résilient, peut-être. Pour le transfuge de classe, ce sera pour une autre vie, plus rien dans les chaussettes, là, cramé. Envie de calme, de sérénité, et ce n’est pas une chose qui m’attend visiblement. Ballot.

Je ne sais pas vraiment comment finir ce billet. Que je n’aie pas la folie de vouloir changer le sens des rivières, c’est trop tard pour moi, c’est devenu un combat d’arrière-garde. Que je n’ai que très peu de modèles dans ma vie. J’ai celui d’Emil Zátopek, raconté dans Courir de Jean Échenoz avec une délicatesse rare. Harvey Keitel aussi. Si sublime de solidité fragile. Et avoir leur classe folle face à l’adversité. Cette dernière dignité quand tout a été irrémédiablement perdu.

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