Le centre de coordination littéraire

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Des centaines de voyants clignotaient furieusement sur les pupitres de la grande salle de contrôle. Le plafond de cette pièce aux dimensions gigantesques était très haut de façon à ce que le volume d’air soit immense. Dès la construction du bâtiment, les architectes avaient prévu la surchauffe liée à l’intense activité intellectuelle de l’équipe. Il y avait naturellement un système de climatisation, mais le patron était très sensible aux questions environnementales et on ne le mettait en marche qu’en cas d’urgence. La dernière fois correspondait au jour où l’on avait reçu un texte de Houellebecq.

Jean-Michel P., le patron, occupait le bureau central. Autour de lui virevoltaient plusieurs assistants dans un gracieux ballet de blouses blanches. Il était concentré sur un texte abordant le thème des libérations spectaculaires. Son air soucieux reflétait la difficulté qu’il rencontrait dans sa lecture. L’histoire était peu vraisemblable. Jugez-en vous-même : un dictateur nommé Benito s’évadait d’une forteresse dans laquelle il était emprisonné, grâce à l’intervention d’un commando arrivé par les airs. Le parachutisme au secours des tyrans ! Ce succès n’était que temporaire et Benito finissait par être victime d’une révolution et exécuté par une foule en colère.

Jean-Michel P. se gratta le front. Le texte était mauvais, mais son cœur lui disait que l’auteur y avait mis toute son âme. Ce chef que ses techniciens appelaient affectueusement « boss » ou « patron » rédigea donc un commentaire encourageant puis envoya sa réponse à l’auteur débutant. Le patron se montrait toujours bienveillant. C’est à ce moment que Bertrand poussa un cri de surprise. Le technicien s’approcha de Jean-Michel P., l’air affolé.

— Patron ! Désolé de vous déranger. Nous venons de recevoir un texte en réponse au défi # 23 datant d’il y a 15 ans ! C’est incroyable !

Bertrand était bouleversé. Son teint déjà pâle en temps normal était cadavérique. Son visage tremblait d’émotion et de grosses gouttes de sueur coulaient sur son front un peu trop haut.

— Allons, Bertrand, restez calme, gardez votre lèvre supérieure rigide, comme disent nos amis d’outre-manche ! Jean-Michel savait parler à ses subordonnés. Le jeune Bertrand reprit son souffle et des couleurs.

— Oui chef, merci chef. Le jeune homme ajouta d’un ton hésitant :

— Tous les mots y sont sauf « Paquet » qui a visiblement été oublié. C’est incroyable !

Jean-Michel P. sourit.

— Je ne suis pas aussi étonné que vous, Bertrand. Cet auteur est très distrait. Je vais rédiger un commentaire sympathique et en profiter pour lui rappeler le règlement de notre défi « Une nouvelle chaque dimanche ».

Clarisse était la plus jeune stagiaire de l’équipe. Elle attendait poliment un peu à l’écart pour laisser le « boss » parler avec Bertrand. Jean-Michel P. lui fit signe de la tête et elle s’approcha.

— Oui Clarisse, que se passe-t-il ?

— C’est le poète fou, chef. Il a récidivé ce matin de bonne heure avec un texte de 280 vers.

— Aaaarggghhhhh ! Enfer et damnation ! Ce n’est plus possible ! Comment dompter ce poète stakhanoviste ? Jean-Michel P. se sentait soudain fatigué. Il faut dire que cet auteur envoyait régulièrement des textes dix fois trop longs et rarement en rapport avec le thème du défi. Il ne soulignait que rarement les mots-clés et Jean-Michel P. ou l’un de ses assistants si ce n’est plusieurs, passaient des heures pour les rechercher parmi les vers plus ou moins inspirés. Tous, je dis bien tous, craignaient le poète fou. Certains parmi les plus jeunes, l’avaient baptisé le « serial poète ».

Devant l’air un peu abattu de son chef, Clarisse, soucieuse de se montrer utile, lança :

— Il y a peut-être une solution patron. Et si on le bannissait ?

— Mais Clarisse, vous savez bien que les modérateurs du site sont aux abonnés absents depuis 10 ans ! On ne peut bannir personne, on ne peut même pas changer l’interface graphique du site !

Jean-Michel P. se prit la tête entre les mains. Sa bonne humeur naturelle menaçait de le quitter. Il livra pourtant un combat contre lui-même pour retrouver son sourire.

— Clarisse, ne vous inquiétez pas, je vais gérer les débordements poétiques de notre ami.

Une nouvelle journée venait de commencer au centre de coordination littéraire du défi « Une nouvelle chaque dimanche ». C’était parfois dur, mais le patron tenait bon la barre pour la plus grande joie des millions de lecteurs qui se régalaient de textes variés au style délicat. Pourvu que cela dure !

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