- Jamais!

Je tente d'écrire, ignorant les hurlements de la griffonne perchée sur mon lit. Mais mes doigts ne parviennent pas à former des mots. En fait, je n'arrive même pas à enfoncer les touches de mon clavier.

- Aki, c'est un point important de l'histoire, je tente d'expliquer pour la centième fois.

- Plutôt mourir!

- Vu que tu es l'un des deux personnages principaux, désolée, c'est impossible.

- Si tu écris ça, je démissionne !

- Bonne chance, très peu d'auteurs voudraient engager un griffon caractériel. Et surtout, peu d'auteurs reprendraient un personnage déjà créé par quelqu'un d'autre. Sauf pour une réécriture, mais c'est plus dans le cadre d'une oeuvre célèbre. Vu que je n'en suis qu'au début, la réécriture est exclue.

- Ce n'est pas logique. Absolument pas logique. Si tu écris ce passage, tes lecteurs vont froncer les sourcils et se désintéresser du livre.

- C'est parfaitement logique : tu le sauves car tu suis ton "code d'honneur", je réplique en la fixant.

- Pour chaque code, loi, règle, il y a une exception.

- Bon, très bien, si tu le sauves pas, que se passe-t-il donc?

- Et bien il meurt.

- Et?

- Et bon débarras!

- Si je le fais mourir au chapitre 6, il n'y a plus de suite possible!

- Il a tué mes compagnons, grince Aki, toutes ses plumes se hérissant.

Je crois même que son pelage se dresse le long de sa colonne vertébrale. Inutile donc de lui rappeler que, techniquement, c'est moi qui ai fait tuer ses amis. Si Shen est l'assassin, je suis la commanditaire.

- Une guerre vous oppose, c'est comme ça. Le but est justement qu'à ton contact, il change.

La colère brille dans ses yeux. Non, c'est au-delà de la colère: une véritable rage, une fureur sans nom. Brusquement, je crains pour notre appartement.

Ses griffes s'enfoncent dans le matelas, le lacérant.

- Aki, vois donc les choses sous un autre angle! je crie.

Si elle commence à déchiqueter mon lit, elle s'en prendra ensuite aux plantes, puis au canapé, puis aux rideaux, puis à la porte d'entrée, et terminera par mon bureau. Je connais son parcours "spécial défouloir" par cœur.

- Sous un autre angle? gronde-t-elle.

Je hoche vivement la tête. Le ménage et les explications foireuses à ma coloc, ça va bien cinq minutes. Depuis que j'ai commencé à écrire, j'ai dû changer de location sept fois. Et je suis maintenant sur la liste noire des colocataires : "folle", "coléreuse", "destructrice", "tornade" sont les doux qualificatifs que m'ont donné mes précédents compagnons de chambre. Bien entendu, ils ne sont jamais là quand je fais mes "crises". L'écriture est une activité solitaire plus pour les désastres qu'elle peut engendrer que parce qu'il est plus facile d'écrire au calme.

- Eh bien, il sera à ta merci et, en plus, il te sera redevable. Si tu veux venger tes compagnons, quoi de mieux que de l'avoir sous ta coupe? C'est encore plus humiliant pour lui!

- Vu comme ça...

Un sourire carnassier remplace son expression furibonde. Honnêtement, la différence entre les deux est minime. Voire inexistante, mais je m'en contenterai.

- Donc? je demande avec espoir.

- J'accepte.

Et Aki s'efface.

Je pousse un soupir de soulagement. Il sera facile de boucher les trous qu'elle a fait dans le matelas. Ou au moins de les cacher sous la couverture.

Je me tourne vers mon ordi, prête à écrire, quand mes doigts se figent soudain et qu'un fourmillement familier me parcourt.

Je lève les yeux et croise le regard bleu de Shen.

- Je suis absolument contre! siffle-t-il.

Il semblerait que je ne sois pas encore sortie de l'auberge.