La Ballade
Artémis brillait dans toute sa blanche gloire céleste. Les tavernes et auberges étaient bondées de monde. Des centaines de rires s’élevaient des rues, des fenêtres, des balcons. Des milliers de bougies, lampadaires et torches scintillaient, illuminant Capcorn d’une constellation orangée. L’air fleurait bon la bière, les confiseries, la charcuterie, le caramel et les épices. Kuro sourit. Il était temps de passer à l’action.
Alors qu’il était tapi contre les tuiles d’un toit, le château de la capitale de Froidelande le surplombant de toute sa hauteur, l’assassin se déplia, rapide comme un serpent, et s’élança.
Il s’était à nouveau drapé dans ses habits noirs, redevenant une ombre parmi celles de la nuit. Il courut de toit en toit, à une vitesse folle. Chaque pas le rapprochait davantage encore des hautes murailles en forme de dragon endormi qui ceignaient le bas du promontoire. Cette protection n’était pas réellement nécessaire, la dent rocheuse offrant déjà un immense mur partant presque à la verticale, où le seul accès résidait en un long et étroit escalier qui s’ouvrait derrière un pont-levis enjambant un profond ravin que la mer avait creusé au fil du temps, séparant un peu plus chaque décennie le château de sa capitale.
Parvenant soudain au bout des toits, Kuro n’hésita pas et sauta dans le vide.
Il franchit aisément l’avenue bondée de monde en contrebas ainsi que les murs d’enceinte et atterrit sur une petite saillie dans la roche, plusieurs mètres au-dessus des murailles. Se déplaçant un peu sur la gauche, afin de ne pas se trouver sous la lumière de la lune qui baignait de sa clarté argentée le côté ouest du promontoire, il entama sa longue ascension.
Son agilité elfique lui permit de progresser rapidement. Moins d’une demi-heure après son atterrissage, il atteignait les murs du château. Ces derniers jaillissaient de la roche comme une sirène jaillirait de la mer, dominant la cité illuminée de Capcorn. Les murs comprenaient de nombreuses aspérités et étaient décorés de moult encorbellements, corniches stylisées et gargouilles en forme de dragons, aussi Kuro n’eut aucun mal à s’élever, d’étage en étage. Le bruit assourdissant de la mer percutant la falaise, sur sa gauche, lui parvenait étouffé par la hauteur. Profitant d’une corniche, il contourna une petite tourelle et arriva devant une fenêtre rectangulaire, de taille moyenne, quelques mètres sous le toit d’ardoise. Si le château était élégant, il avait été autrefois une forteresse construite pour résister à des assauts ennemis, aussi toutes les fenêtres, comme il l’avait observé, n’étaient pas vitrées.
L’assassin se faufila souplement par l’ouverture et se retrouva dans un étroit escalier en colimaçon. Se remémorant les plans, il conclut être dans la partie sud-ouest du château. L’escalier était sombre et, sans sa vision nocturne, l'elfe n’aurait certainement rien vu. Un silence pesant y régnait, toutefois, en tendant l’oreille, il percevait l’écho d’une musique.
L’assassin inspira profondément. Pour atteindre la galerie menant à la tour nord, il devait passer par les combles, situées juste au-dessus de la salle de bal. Le seul autre chemin existant lui ferait emprunter une infinité de couloirs et d’escaliers où il risquerait à tout moment de croiser quelqu’un. Bien qu’entraîner à tuer, le credo des Serres Assassines était clair : aucune victime, hormis la cible. C’était d’ailleurs cette précision et cette qualité qui la différenciait des autres organisations de l’ombre. Discrétion et efficacité, telles étaient les conditions qui faisaient leur renommée.
Et, ce soir encore, j’honorerai mon serment.
D’un pas léger, il monta les dernières marches et aboutit à un couloir qu’il suivit sur plusieurs mètres. Une fine pellicule de poussière voilait les pierres du sol. Peu de monde passait par là. Le couloir déboucha sur le palier d’un autre escalier en colimaçon. Devant se rendre dans les combles, Kuro n’hésita pas une seconde et gravit à nouveau une volée de marches. Après avoir fait coulisser le loquet de fer d’une antique porte de chêne, il s’arrêta sur une espèce de balcon intérieur, large de trois pas et long de deux environs. Un épais silence régnait, uniquement troublé par une musique mélodieuse et le souffle ouaté de centaines de respirations. S’approchant du bord du balcon, l'elfe put contempler la vaste salle de bal qui s’étalait trente mètres plus bas. Il reconnut même le ménestrel qui était en train de se produire : le jeune chat-garou de la fontaine. L’air qu’il jouait sembla familier à l’assassin, mais il n’y prêta pas attention, se focalisant plutôt sur le lacis de poutres qui s’entrecroisait devant lui.
D’après le vieil architecte du port, le château avait jadis été une forteresse de bois, Froidelande étant surtout réputé pour ses immenses forêts et ses bûcherons, à l’époque. Ce n’était que lorsque le commerce marin s’était développé et qu’il fut plus aisé d’importer des pierres, que la forteresse connut les premières grandes modifications. Les fondations étant cependant solides, surtout concernant le toit, personne n’avait jugé bon de remplacer les poutres par des voûtes de pierre. Sachant aussi que les charpentiers froidelandais d’autrefois possédaient un sens… étrange de la configuration, c’était réellement un véritable entrelacs de poutres et poutrelles que Kuro avait sous les yeux.
De petits balcons comme celui où il se trouvait fleurissaient un peu partout, certainement pour que les charpentiers royaux puissent vérifier l’état des poutres. Visualisant son itinéraire qui le ferait traverser la salle de bal jusqu’au balcon qui s’ouvrait devant lui, Kuro s’élança avec une grâce féline. Dissimulé aux yeux des convives en contrebas par la semi-obscurité qui régnait à cette hauteur, il sauta de poutres en poutres.
Voici l’histoire d’un seigneur d’antan
Qui renia de sa loyauté le serment
Pour le bien de son pays
Son prince et maître trahit
Kuro se figea soudain, accroupi sur l’une des poutres, tandis que les paroles du jeune ménestrel résonnaient jusqu’à lui.
Cette chanson… c’est…
L’héritier d’un royaume, arrogant et fier
Ne pensait qu’à déclarer la guerre
Aux royaumes voisins, pourtant ses alliés
Auxquels il voulait faire valoir sa supériorité
Son père s’y opposant fermement
Le prince n’eut d’autre choix que d’abandonner sa soif de sang
Mais de cette aventure, il garda rancœur
Jugeant que le roi était dans l’erreur
Il devint égoïste et amer
Et, lorsque tomba malade son monarque de père
Le prince jura que le jour de son couronnement
Il déclarerait la guerre et, de ses ennemis verseraient le sang
Son plus fidèle serviteur
L’un de ses seigneurs
Tenta en vain lui faire entendre raison
Par trois fois supplia l’héritier furibond
Jusqu’à que ce dernier ne l’exile pour insubordination
Jugeant que l’importun lui faisait affront
Peu après, une jeune fille d’une lointaine contrée alliée vint visiter le roi moribond
Espérant lui apporter quelques mots de consolation
Mais dès que le regard de la demoiselle sur l’héritier se posa
En son cœur l’amour s’enflamma
Elle prolongea son séjour, fit part au prince de ses sentiments
Hélas, loin de lui plaire, le prince les renia violemment
« T’aimer ? Pour qui me prends-tu ?
Tu es laide, indésirable, rien qu’un déchet, un rebus !»
Telle fut sa réponse cruelle
Qui meurtrit l’âme de la donzelle d’une douleur éternelle
Blessée, elle laissa sa rage l’emporter
« Tu seras à moi, même contre ton gré »
Le seigneur banni
N’avait pas encore quitté le pays
Redoutant le pire pour l’avenir
Et ne pouvant raisonner le prince, il décida de le trahir
Pour le salut du peuple et du royaume entier
Avec l’aide de la jeune fille éconduite organisa l’enlèvement de l’héritier
Sur un bateau, ligoté
La demoiselle emporta son aimé
Le trône revint à un cousin du prince disparu
Duquel parler on entendit jamais plus
Personne ne chercha même à le retrouver
Tant il s’était fait détesté
Le seigneur félon s’exila de son plein gré
Voulant son péché expier
Tout comme le prince arrogant
De lui on n'eut plus vent…
Le ménestrel se tut. Seules les notes mi-joyeuses mi-tristes du violon résonnaient. Kuro serra les dents. Tout son corps tremblait sous le coup d’une émotion que le jeune homme n’avait plus ressentie depuis longtemps. Se faisant fureur, il poursuivit sa progression, atteignit l’autre balcon, ouvrit la porte qui le fermait et s’élança dans le corridor sur lequel elle donnait. Les ombres se refermèrent sur lui, tandis que les ultimes notes de la mélodie s’éteignaient.
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