La décision de l'assassin
Kuro frémit en entendant le prince prononcer son nom. Son vrai nom.
Le destin… est vraiment étrange.
Il avait d’abord entendu cette chanson. Combien y avait-il de chances pour que les vers et la mélodie qu’il avait griffonnés plusieurs siècles auparavant sur un morceau de parchemin soient chantés et joués à l’endroit même où il était envoyé en mission ? L’aubergiste qu’il avait alors payé ainsi avait donc gardé la partition et la chanson… Et ce jeune violoniste avait apprise la ballade… Celle où il avait tenté de décharger sa culpabilité, de l’étouffer en la transformant en mots. Car il était ce seigneur félon. Celui-là même qui, afin de protéger le pays des elfes du règne d’un prince trop égoïste avait renié son serment sacré. La jeune fille qui l’avait emmenée était une humaine, et ce fut en grande partie pourquoi son maître avait si violement refusé ses avances. Elle appartenait vraisemblablement à l’une des familles nobles d’un pays voisin qui désirait faire part de sa sollicitude envers le roi agonisant. La demoiselle avait juré à Kuro qu’aucun mal ne serait fait à son maître. Car, malgré le caractère de son prince, il le considérait encore comme sa responsabilité et avait refusé de le tuer, ce qui aurait pourtant été plus facile. Il avait oublié le nom de cette jeune fille, comme il avait oublié le nom du royaume dont elle se disait être originaire. Autrefois poète très reconnu au sein de la cour elfique, et ayant perdu son honneur, son maître et son pays, il n’avait pu s’empêcher de coucher cette histoire sur papier… Cela s’était déroulé peu de temps avant qu’il ne rejoigne les Serres Assassines. La morale de l’organisation n’avait pour fondements que l’argent et l’intérêt politique, mais comment Kuro pouvait-il servir une autre cause à présent ? Il s’était déchu lui-même, avait changé de nom. Plus rien n’avait d’importance. Mais voilà que le prince qu’il avait trahi se trouvait devant lui… Jamais il n’aurait cru le revoir un jour, et certainement pas de cette façon. Qui aurait pu croire en effet, que le prince serait sa cible…
Kuro tiqua.
Non… c’est impossible…
Il se mit à trembler violement.
Et pourtant…
— Vous n’êtes pas mort, mais personne ne vous garde… commença-t-il dans un souffle.
— J’étais son secret. Nulle autre qu’elle n’avait connaissance de cet endroit, chuchota le prince.
— « Elle » ?
— La reine… à laquelle tu m’as abandonné…
— La reine… cette demoiselle était une souveraine ?
Le prince ricana.
— Ainsi tu l’ignorais ? Dans le fond… peu importe à présent.
Il y eut un court silence avant que Kuro ne murmure dans un souffle :
— Personne ne sait qui vous êtes, ni où vous êtes… cependant on m’envoie pour vous tuer…
— Me tuer ?
Kuro était tellement obnubilé par ses propres pensées qu’il entendit à peine la question. Depuis le début, il avait douté de l’intérêt de tuer un prisonnier, toutefois, en tant qu’assassin, il n’avait pas à se poser ce genre de question. Mais ce prisonnier n’était pas ordinaire. Il s’agissait d’Ace Chêneblanc, l’unique fils de Sève Chêneblanc. Sa disparition avait fait scandale, néanmoins les recherches s’étaient vite arrêtées. Aucun elfe ne voulait voir sur le trône ce prince idiot et vaniteux. La succession était passée au membre royal le plus proche : un cousin. D’après les dernières rumeurs en provenance du royaume des elfes, ce dernier avait succombé à la même maladie incurable qui avait emporté le précédent roi. La lignée originelle, au fil du temps, s’était appauvrie, et…
— Vous êtes le dernier.
Quand ces mots franchirent ses lèvres, Kuro n’en revenait pas. Il plongea son regard dans celui émeraude de son prince.
Voilà pourquoi on veut votre mort.
Le jeune homme réalisa soudain qu’il tenait toujours dans son poing serré la chevelure du prince. Il desserra immédiatement ses doigts et lâcha prise. L’elfe prisonnier émit une sorte de rire sec et détourna la tête.
— Tu es donc… venu finir le travail… Cela veut dire que mon cousin s’est éteint, n’est-ce pas ? Je suis le seul… Chêneblanc…Et, selon le pacte… nul ne peut monter sur le trône si ma lignée ne s’est pas effectivement… éteinte en intégralité…
Kuro serra les dents, sentant la rage l’envahir. En effet, d’après un très ancien pacte avec les Arbres Gardiens, aucun nouveau roi ne pouvait régner sur les elfes si un seul membre de la lignée des Chêneblanc vivait. Or, personne ne savait où se trouvait le prince disparu –même Kuro l’ignorait, comme il ignorait en fait tout de cette jeune fille éprise de son maître. Personne n’était entré dans cette prison depuis des lustres et le prince affirmait être le « secret » de la reine, un secret qu’elle avait emporté a priori avec elle dans la tombe. Alors, comment ?
Les orbes noirs, évidement.
Les trésors des quatre plus grandes familles des elfes, que seuls les maîtres de ces familles pouvaient utiliser et encore, à la condition de le faire ensemble. Le pouvoir des orbes était surtout informatif, comme certaines boules de cristal que l’on trouvait dans de rares boutiques de mages, mais leur utilisation avait un prix : une partie de l’âme des utilisateurs et le sang d’un innocent. Voilà pourquoi ces orbes avaient été proscrits, car considérés comme ténébreux. Les chefs de famille les avaient sortis de leur sommeil, c’était là la seule explication. Et ils ne l’avaient pas fait par amour de la lignée, non. Au contraire, ayant découvert que le prince était encore en vie, ils avaient fait appel aux Serres Assassines, l’organisation de l’ombre la plus active et efficace du continent pour le tuer.
Encore de pitoyables plans politiques de domination… pensa Kuro. Mais voilà, celui que l’on a envoyé pour cette tâche c’est moi. Ils ne pouvaient évidement pas se douter qu’un elfe, autrefois vassal de ce même prince, était devenu membre des Serres…
L’assassin jeta un nouveau regard à la silhouette blonde étendue devant lui. Si un autre que lui avait été envoyé, il l’aurait tué, ignorant tout de l’identité de ce prisonnier oublié. Mais… aussi fort que soit son désir de voir son maître sur le trône des elfes, ce prince en guenilles, jadis arrogant, pouvait-il faire un bon roi ?
— Prince…
L’autre releva la tête. Leurs regards se croisèrent.
— Je ne vous ai pas tué autrefois, car vous demeuriez envers et contre tout mon prince.
L'elfe continua à le fixer, une lueur perplexe dans les yeux. Ses larmes coulaient toujours, traçant des balafres liquides sur son visage sale.
— On m’a envoyé vous tuer, poursuivit Kuro après une courte pause, mais en tant que prisonnier. Jusqu’à présent, j’ignorai tout de votre identité. Mais le pays elfique a perdu son dernier monarque. Il a besoin d’un roi. Serez-vous ce souverain ?
— Tu… veux placer un échec comme moi sur le trône ?
— Le trône vous reviens de droit. Mais vous devrez prouver aux elfes que vous en êtes digne. (Son regard se durcit). Que les choses soient claires cependant : je ne vous aide pas en tant que vassal. Alius est mort. Je suis Kuro, l'assassin.
Le prince eut un sourire sans joie.
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