Naissance et renaissance

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Les armées Exiniennes et Ugres qui se faisaient face étaient prodigieuses. La bataille commença à l''aube et ne s'acheva qu'au crépuscule. Elle fut d’une redoutable violence qui anéantit une grande partie des ressources en hommes et déboucha sur une guerre de position. Les terres furent abondamment abreuvées par le sang du carnage constamment alimenté par les renforts qui continuaient d'arriver du Nord et du Sud. En seulement cinq jours, beaucoup perdirent leur jeunesse et lorsque les combats cessaient, la vermine et la maladie continuaient de tourmenter les vivants.

C’est alors que les armées d'Yvanion, soutenu par des royaumes lui ayant prêté une allégeance de circonstances, se deversèrent hardiment sur la plaine. Ce ne fut pas les renforts promis, mais une force d’invasion et d’occupation. Elles soumirent les villes comme les campagnes et les lieux forts. Les deux colosses incapables de de s'unir pour empêcher leur propre trépas, Yvanion s’empara de leurs pays en quelques semaines.

Sargonne n’avait pas la puissance économique ou militaire de ses adversaires. Même si sa stratégie fut haïssable, Yvanion s’en retourna victorieux et en paix, il défit une autorité bâtit sur des siècles à l’aide d’un simple principe humain : un père n’assassine pas son fils. Sacrifier son aîné fut une bien vilaine chose, mais elle engendra l'union qui, bien qu'imposée, était la seule voie viable pour que l'humanité un jour soit libre. Nombreux sont ceux qui encore aujourd'hui assimilent ses actes à une trop forte ambition. Mais il ne fit que s’adapter à la situation de son époque.

Gaïl le Vénérable, Mémoires du Monde d'Omne


***

— J’ai ajouté à son eau un breuvage de ma composition, expliqua Véra. Son esprit s’est égaré dans les limbes de la démence tout au long de ces trois jours.

Éclairé par les torches encadrant la porte qui menait aux oubliettes, le visage de la reine mère apparaissait impitoyable.

— Sache mon fils, que tout ce temps j’ai travaillé à ce qu’il voit ce que nous voulions qu’il voit et à lui faire entendre ce que nous voulions qu’il entende. 

Toujours bien droite, elle parlait sereinement, ses mains jointes au niveau de son bas ventre. Caribéris les regardait. Elles étaient terriblement ridées et abîmées, comme si le temps y avait prélevé son dû pour le visage qu’il avait épargné. Bizarrement, le roi n’avait jamais remarqué ce détail. Cette femme qu’il admirait tant, qui en ce monde d’hommes avait maintes fois vaincu l’adversité, s’apprêtait à perdre un combat qu’elle ne pouvait gagner. Sa mère elle-même vieillissait. Plus troublé qu’il ne le laissa paraître, il hocha simplement la tête en signe d’approbation. 

— Néanmoins, souligna-t-elle, j’ai une source annexe d’inquiétude, j’ai eu beaucoup de mal à me procurer la jumalaïa.

Caribéris s’étonna : 

— L’arrivage en provenance de l’empire d'Argad aurait-il diminué ?

— Grandement et soudainement oui. Il faudra résoudre ce problème au plus vite pour ne pas risquer de voir nos modes de fonctionnement fortement entravés.

L'affaire n'était pas à pas à prendre à la légère et le souverain prit un air grave.

— C'est étrange, c'est un commerce extrêmement lucratif pour l'empereur Sardan. Je lui ferais envoyer un messager pour lui demander de quoi il en retourne. 

— Méfie-toi, c’est un insulaire mégalomane régnant sur des sauvages. On ne peut jamais vraiment savoir ce qu’il se passe dans la tête de ces peuples arriérés. En tout cas, j’ai dû utiliser la jumalaïa avec parcimonie. L’efficacité de la décoction s’en est forcément trouvée amoindrie et j’espère que les doses auront été suffisantes. 

Caribéris n’avait aucun doute sur les capacités de sa mère à élaborer des drogues efficaces malgré la pénurie d’ingrédients. Elle était une princesse systagénoise et avait grandi dans un royaume où le pouvoir était encore très lié au mysticisme. Même après son mariage avec son père, elle n’avait jamais totalement arrêté ses pratiques impies et avait gardé un fort attachement aux coutumes de son pays. 

— Je vais aller constater ça de ce pas, répondit le souverain.

Il leva les yeux vers son escorte qui s’était tenue à l’écart. Les deux soldats s’activèrent et l’un d’eux ouvrit l’accès aux oubliettes. Caribéris déposa un baiser sur le front maternel. 

— Merci mère, je n’ai point en ce monde de soutien plus robuste que le vôtre. 

Puis il rejoint les gardes et ils commencèrent leur longue descente vers les tréfonds du mont Carcandre. En son commencement, la prison ressemblait à toutes autres. Des murs de pierres taillées, un plafond poutré et un sol garni de volumineux pavés. Les cellules se succédaient avec une torche enchâssée entre chacune d’elles. Ils croisèrent Haron, un vieux bossu responsable des prisonniers. C’était un individu à l’âge indéfinissable, qui de mémoire d’homme avait toujours été là. Personne ne lui connaissait de prédécesseur et il ne semblait jamais quitter ces murs pour manger, dormir, ou soulager un besoin naturel. Mais le travail était bien fait, il ne demandait jamais rien, ne faisait pas parler de lui et personne ne lui accordait la moindre attention. De tout de façon, il pratiquait un langage que nul ne comprenait totalement. Lorsqu’il vit le roi, il s’inclina à de multiples reprises et dit d’une voix nasillarde :

— Ha ! S’tmessire, éziou plaichir. Hé ! Hé ! Diou èrluc per cevoir. Hé ! Cé vrai. 

Puis il se retira avec une vivacité qu’on ne lui aurait pas soupçonnée et se remit à ses affaires. La troupe l’avait simplement salué de la tête sans ralentir le pas. Les couloirs et les escaliers se succédaient en une lente plongée vers le passé. Plus ils s’enfonçaient dans la colline et plus les marches étaient usées, les pierres parant les murs devenaient plus imposantes, leurs formes se diversifiaient et leur régularité déclinait. 

— Mais pourquoi donc l’avez-vous emprisonné aussi loin ? s’agaça le monarque.

— Le Régisseur nous a dit de le placer dans les oubliettes les plus sombres, Sire.

— J’ai du mal à imaginer ce que nos ancêtres avaient jugé bon d’enfermer aussi profondément, mais je doute qu’il fût question de simple prêcheur.

Caribéris n’alla pas plus loin dans la critique. On ne demandait pas aux soldats de réfléchir et ils avaient parfaitement exécuté l’ordre qui leur avait été donné. Ils passèrent une limite très marquée où la roche brute succéda subitement aux pierres taillées. La forme des artères devint moins régulière, la pénombre s’accentua et leur avancée fut moins aisée. Ils finirent tout de même par parvenir à la cellule du prêcheur et le souverain s’y engouffra seul, torche à la main.

Bravonarol était étendu sur le ventre dans la fange putride qui recouvrait le sol de sa cellule. À côté de lui était posée une écuelle de bois dont la bouillie translucide n’avait visiblement pas été touchée.

— Votre délai de réflexion est arrivé à terme, lui lança le roi, qu’elle est votre réponse ?

Le prisonnier resta inerte. Caribéris croyant un instant qu’il était mort sentit une rage brûlante l’envahir. Mais le corps sans vie fut soudainement pris d’un soubresaut. Bravonarol tâtonna le sol, puis poussa une longue plainte d’agonie en tentant de se relever. Il se redressa avec difficulté. Il avait fallu trois jours à peine pour qu’il ne soit plus que l’ombre de lui même. L’homme était maintenant barbu et amaigri. La blessure à son nez avait vilaine allure, ses yeux avaient dégonflé, mais leur contour avaient pris une teinte sombre et un aspect nécrosé. Les linges du malheureux étaient humides, souillés par la boue infecte de sa geôle. Il était complètement égaré, le regard vitreux, les mains tremblantes, comme sorties d’un long cauchemar qui lui avait ôté la capacité à se raccrocher à la réalité. Sa vision s’était adaptée à l’obscurité permanente dans laquelle il vivait et la flamme de la torche fut pour lui une agression douloureuse. Il leva des mains craintives pour s’en protéger et ne vit qu’une imposante silhouette baignant dans un halo à la luminosité éclatante.

— Qui… Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Bien que diminué, Bravonarol en imposait toujours par sa puissante carrure, son ossature à la fois épaisse et dense. Caribéris savait que l’homme n’était pas complètement anéanti, qu’il ne le serait jamais. Alors, pour asseoir son ascendant psychologique sur le prêcheur affaibli, il gronda :

— Je suis votre roi !

Sa voix résonna dans la cellule et Bravonarol, habitué au silence le plus complet, en fut presque assourdi. Il se jeta aux pieds du souverain, se prosterna et se mit à sangloter.

— Pardon, mon Seigneur, pardon… Kao s’est penché sur ma misérable personne, il m’a parlé pour terrasser mon aveuglement. Comment n’ait je pu reconnaître en vous son œuvre ? J’étais un orgueilleux, je croyais le représenter et je n’ai même pas su voir l’incarnation de sa volonté quand elle était là, juste devant moi. 

Les larmes coulaient abondamment sur ses joues, et ses paroles étaient entrecoupées par des lamentations. 

— Merci, mon Seigneur, merci de m’avoir ainsi enfermé. Vous m’avez ouvert les yeux, vous m’avez fait rencontrer notre créateur. 

— Allons, dit le souverain, relevez-vous. Qu’importe nos fautes, seule notre histoire en ce monde compte. Les erreurs commises sont à la fin bien peu de chose comparée à la réalisation d’une vie. 

Alors que Bravonarol se remettait sur ses pieds, Caribéris continua :

— Cet épisode appartient au passé, pensez à l’avenir et à ce que nous pouvons accomplir. Notre rencontre n’est pas due au hasard, c’est la volonté de Kao. Acceptez de vous mettre à mes côtés et nous propagerons la vraie foi sur le Thésan. Vous êtes vous-même sorti de l’aveuglement en trois jours seulement. De la même manière, nous rendrons la vue au peuple égaré, même si cela doit prendre plusieurs générations. 

— Bien sûr mon Seigneur, ma vie est vôtre, je vous suivrais et vous servirez. 

— Vous obtiendrez tout ce dont vous avez besoin pour convertir le Thésan. Soyez ma plus haute autorité religieuse ! Je vous donnerais le titre de "Pèmes" pour père messager. Vous pourrez vous entourer des prêcheurs de votre choix, ils deviendront vos prêtres et vous aurez toute liberté d’initiatives pour propager la foi. 

— Merci, mon Seigneur, vous me donnez une chance de me racheter.

Bravonarol, complètement hagard, dans un réflexe animé par ses convictions, saisi sans force les mains du monarque et ajouta d’une voix chancelante :

— Le monde est sur la bonne voie, nous concrétiserons le projet que le divin a pour sa création. Je… je serais votre plus fidèle… Votre... plus dévoué… Gardien de la foi… Le… Plus… Intraitable aussi…

Le prêcheur voulait continuer, mais il était sur le point de défaillir.

— Garde ! cria le roi

Une des sentinelles ouvrit la porte. 

— Cet homme n’est plus un prisonnier, il vient de devenir l’un des personnages les plus importants du royaume. Emmenez-le immédiatement à mon soigneur, il doit s’occuper de lui toutes affaires cessantes. Je veux ensuite qu’on le lave, qu’on l’habille et qu’il soit nourri. Puis se tournant vers Bravonarol il ajouta :

— Reprenez des forces Pèmes, je passerai vous voir quand vous serez reposé. 

Un deuxième soldat entra. Il prêta main-forte au premier pour soutenir l’ecclésiaste. Alors qu’ils passaient les bras du malheureux autour de leurs épaules, Caribéris se retira. Cheminant seul à travers la pénombre, il songeait au formidable revirement du prêcheur. Il n’y avait ni calcul ni malice dans son comportement. Tout son corps avait trahi une sincérité sans faille, une dévotion aveugle à celui qu’il considérait maintenant comme son seigneur. Quel prodigieux travail avait accompli sa mère ! De quels ténébreux pouvoirs avait-elle usé, pour ainsi changer la façon de penser d’un pareil fanatique ? En trois jours seulement ! Elle était la personne dont il était le plus proche en ce monde, pourtant, une part de son être restait un mystère pour lui. Cette mère aimante à l’énigmatique mysticisme était à ce jour l’un de ses plus puissants alliés. Elle venait de le mettre au monde une seconde fois, plus beau, plus fort et avait fait acquérir l’éternité à son nom. Elle venait de donner naissance à un dieu. 

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