Le choix des dieux
La chambre d’attente des combattants n’avait rien d’agréable. Des murs sombres, un plafond bas, une unique torche dont la lumière vacillante peinait à éclairer la pénombre. Assis seul sur un banc taillé dans la pierre froide, Izba, les coudes sur les cuisses et la tête basse, luttait contre l’agression de l’attente qui le consumait. Ses jambes s’agitaient nerveusement. Ses pensées oscillaient entre doute et excitation. Il n’en pouvait plus de cette passivité, il voulait en finir.
Au petit matin, il était sorti de la maison par la fenêtre afin de ne réveiller personne. Sa nuit avait été trop courte et il avait voulu passer seul les heures qui le séparaient de son grand combat. Tentant de fuir son esprit qui le tourmentait il s’était retiré au milieu nature. C’est dans cette terre sauvage, où s’était perpétuée sa lignée, où elle avait été façonnée ; qu’il avait voulu puiser sa force et communier avec ses ancêtres. Il était parti se recueillir sur leurs tombes, souvenir silencieux du clan déchu des Méridéamane dont il était le dernier représentant. Au milieu des monticules, ultime trace de leur passage sur la terre de Dacéane, il s’était allongé. Il avait alors ressenti son propre flétrissement, l’assèchement de ses mauvaises pensées qui l’encombraient. La force, la vaillance, le courage, l’esprit combatif l’avaient peu à peu envahi, comme insuffler par la terre des morts. Pour sa survie et celle de son clan. Pour son honneur et celui des siens. Pour ces causes dépassant sa simple personne et pour pouvoir regarder ses ancêtres dans les yeux lors de leurs retrouvailles au Saoghail Bonis ; il allait partir à l’assaut de l’arène, de son adversaire et de son peuple. Son esprit était prêt, alors il avait mangé un peu. Du pain, du fromage et une pomme qui apportèrent à son corps l’énergie nécessaire sans le surcharger. Il avait ensuite manié ses scramasaxes et échauffé son corps pour le combat. Puis lorsque l’heure fut venue, il s’était dirigé vers l’hémicycle. On l’avait placé dans la chambre qui donnait sur la porte sud, tout un symbole étant donné l’origine géographique de sa race. Il était demeuré à attendre.
À l’extérieur, il avait entendu la foule remplir peu à peu les gradins et la clameur augmenter. Il avait écouté les cérémonies des druidesses commémorant l’arrivée du grand jour. Il avait prêté l’oreille à la commémoration du sang où après une longue litanie sur les dieux, la bravoure et le respect des ancêtres, une amphore gigantesque de vin avait été décapitée au milieu de l’arène. Sous une tempête d’acclamations, une partie de son contenu avait été déversé sur le sable puis l’autre distribuée à la publique. Tout ce temps il était resté seul et même maintenant, alors que Domoïos devait être entouré de druidesses récitant des formules porteuses de victoire, personne n’était venu le voir. Tous s’attendaient à ce que le champion de Dacéana gagne, lui n’était qu’une bizarrerie, un Nohyxois ayant particulièrement réussi, mais qui retomberait vite dans l’oubli.
Le sermon de Maul avait commencé, le moment approchait. Il se leva, saisit ses scramasaxes et pratiqua quelques enchaînements. Toutes ses années de sacrifice pour atteindre un seul but et le moment où il fallait réussir étaient là, sur le point de se réaliser. Dans quel état allait-il ressortir de cet amphithéâtre ? Et s’il échouait ? Il entendit le patriarche appeler le nom de Domoïos et il y eut une détonation de cris, d’applaudissements et d’acclamations. Au-dessus de sa tête, le plafond de pierres vibrait sous les chocs furieux des pieds des spectateurs. Izba rangea ses lames dans leurs fourreaux. Puis, il s’approcha de la sortie, son tour allait venir. Il prit une profonde respiration et prêta l’oreille.
— Il a été la révélation de ce tournoi,
ça y est c’était à lui.
— Que s’avance Izba l’aclanide,
Il s’élança vers la lumière, quittant sa pénombre protectrice, il avait l’impression de plonger dans des eaux saturées par la menace.
— Fils d’Ekta, présente-toi à nous guerrier.
Il avait posé le pied dehors, la lumière vive d’une journée sans nuages l’agressait et un déluge de huées s’abattit sur lui, comme un grondement écrasant. Ils le détestaient tous. À une époque, lui aussi les avait haïs en retour, mais plus maintenant. Exécrer tout un peuple était chose bien trop fatigante et prenait trop de temps. Alors, au fil des années, son amertume avait diminué jusqu’à disparaître. Aujourd’hui, il avait une chance de faire un pied de nez à cette population persécutrice, même si le plus dur restait à faire. Il s’avança en direction de Domoïos qui le regardait les bras croisés. Il ne les écoutait pas. Comme à son habitude, il s’était réfugié dans ses pensées. "Ekta mon père, Oruga mon aïeul, dans les instants qui viennent nous saurons si ces années de souffrance ont été utiles. Je dois réussir pour l’honneur de Nohyx, mère de notre race." À peine arrivé face à l’Héméien, celui-ci sortit ses lames de leurs fourreaux et déclara sur un ton sentencieux :
— Ainsi le premier Nohyxois à atteindre la finale me fait face. Félicitations à toi Izba fils d’Ekta, ta bravoure n’a d’égal que ta détermination et tu as prouvé à notre peuple que son ignorance à ton sujet était parfaite. Je te ferais honneur en te combattant comme mon égal et la race dont tu es issu sera pour moi une raison supplémentaire de donner fougue et vigueur à mes coups ! En ce jour et à tout jamais ; Domoïos sera le tourment qui accable la déesse mère et sa lignée à la peau bleue ! Alors, enfant de Nohyx, Macdiar se souviendra vers laquelle de ses descendances va sa préférence. Je serais impitoyable !
Pour seule réponse, Izba sortit ses lames. La foule s’était tue. En ce jour particulier, pour cette finale hors norme, il avait été décidé de ne pas utiliser de musiciens pour rythmer le combat. L’agitation et les bruits s’amenuisèrent, il ne resta bientôt plus que quelques éclats de voix localisés, puis tout se tut. Au pied de l’estrade des hautes personnalités, les druidesses affublées de leurs ornements animaliers étaient comme pétrifiées. Au-dessus, les recruteurs du Thésan dans leurs armures sombres occupaient cette fois-ci la totalité des sièges. Debout derrière eux, leurs gardes du corps étaient parfaitement immobiles. Sur leurs boucliers brillaient les armoiries de leurs royaumes : le pont escalier à onze arches montant vers dix étoiles d’or pour Sargonne, le serpent vert-de-gris entourant une pioche pour l’Exinie et la croix écarlate d’Ugrion pour l’Ugreterre. Tous étaient silencieux et concentrés. Même le patriarche entouré de Fénulka et Mirodanos semblait totalement absorbé par ce qui se déroulait sous ses yeux.
Les deux combattants se faisaient face, Izba en garde et Domoïos la tête haute, les bras ballants, la pointe de ses scramasaxes touchant le sol. Maul se leva et pour la première fois dans l’histoire du tournoi, il n’eut pas à obtenir le calme. Il prit un instant puis lança comme un coup de tonnerre :
— Combattez !
Les deux adversaires restaient immobiles et s’observaient. Domoïos n’était toujours pas en garde. Ses longs bras pendaient contre son corps. Les yeux vides, la bouche ouverte il se mit lentement à lever la tête vers le ciel en émettant un long râle rocailleux. Il semblait pris par une transe. Lorsque son regard revint sur Izba, il affichait un sourire plein d’arrogance. Soudain il s’élança. D’une vitesse fulgurante, il réduisit la distance et assaillit son adversaire de coups. Izba ne s’était pas laissé surprendre. Il s’était d’abord écarté puis avait évité la déferlante qui avait suivi. Ses pas avaient été précis, ses appuis sûrs. Mais le guerrier à la peau bleue n’eut pas de répit, son adversaire chargeait à nouveau. Les lames le frôlaient, faisaient siffler l’air qu’elle fendait, elles étaient très mobiles et s’étaient muées en une persécution incessante. Tout n’était que ruses, le corps de l’Héméien trahissait des attaques qui n’arrivaient jamais où il semblait l’indiquer. Il sautait en portant un coup vers les jambes, se baissait en frappant en direction des épaules. Ses assauts du tranchant finissaient en estoc ou déviaient brusquement de leur trajectoire.
Le fondement de la technique nohyxoise consistait en une défense patiente et sans défaut, à la recherche d’une ouverture dans laquelle le combattant lançait une contre-attaque foudroyante. Domoïos avait gagné tous ses duels par la profusion d’attaques qu’il pouvait mener et qui empêchaient toute réaction. Son incroyable énergie lui avait permis de venir à bout des plus endurants. Mais il avait sous-estimé son opposant. Izba ne reculait pas. Il évitait, déviait, se déplaçait pareil à un souffle tourbillonnant à l’intérieur d’un cercle imaginaire. Malgré la puissance de l’Héméien, il réussissait à compenser par une formidable fluidité. À aucun moment le guerrier à la peau bleu ne tenta la moindre riposte. Le champion de Dacéana comprit vite que ses bottes habituelles ne suffiraient pas, il devait forcer son art.
— Tu te défends bien l’aclanide, que penser d’une race qui met au ban le meilleur d’entre eux ? lança Domoïos en riant. Puis se remettant en garde il lança :
— Passons aux choses sérieuses !
Il se rua sur le Nohyxois. Le combat devint plus physique les impacts se firent plus nombreux. Izba ne pouvait plus se contenter d’éviter, son adversaire avait bien trop de talent et usait de toute son adresse. Une opulence de coups à la fois lourds et rapides déferla sur lui comme un éboulement étincelant aux éclats argentés. Les attaques étaient devenues plus précises, il n’y avait aucune perte aucun geste inutile, chacune pouvait faire couler le sang. Les lames qui se heurtaient crachaient des étincelles rouges dans un retentissant fracas de métal.
Malgré tout, l’Héméien ne frappait pas en direction des parties vitales, il voulait blesser, humilier, il voulait que cela prenne du temps. Izba dut braver une série d’enchaînements terrible. Un scramasaxe fonçait vers son épaule alors qu’un autre visait le genou, un coup d’estoc vers l’abdomen, un autre dû tranchant porté en gyrant vers les côtes. Les lames folles et imprévisibles étaient possédées par la hargne d’un prédateur affamé, quand d’un seul coup, elles furent balayées par un adroit revers du Nohyxois qui contre attaqua et fit jaillir le premier sang de la joue de son adversaire. Ému, le guerrier à la peau bleue remercia intérieurement ses ancêtres. Leur art pouvait tenir tête à Domoïos lui-même ! Mais le temps n’était pas aux réjouissances, le visage de l’Héméien devint terne, en lui bouillonnait une ardente colère.
— Chien ! éructa le champion en se passant la main sur le visage. Tu es le plus vicieux de ta race de sournois, tu es un rat !
Domoïos se mit à effectuer une ronde nerveuse autour de son ennemi en déversant un flot de menaces et d’injures. Izba restait immobile. Il le suivait uniquement du regard. Chaque fois que l’Héméien approchait la limite de son champ de vision, il bondissait pour lui faire face à nouveau.
— Et bien l’aclanide, tu sautilles comme une souris apeurée ! Qu’est ce que c’est que cette façon de combattre ? lança Domoïos avec un rire mauvais. Quelle honte ! Être atteint par un Nohyxois descendant de lâches en plus.
Le guerrier à la peau bleue restait concentré. Il avait entendu ce genre d’insulte tant de fois qu’elles n’avaient plus aucune prise sur lui. Le champion de Dacéana continuait de tourner, faisant parfois des mouvements brusques pour faire sursauter son adversaire. Mais Izba gardait un calme froid et total qui agaça prodigieusement l’Héméien. N’y tenant plus, Domoïos chargea et fit virer le court du combat vers un domaine qu’il maîtrisait bien mieux que le Nohyxois : la force brute. Il n’y avait plus aucune finesse, il ne cherchait plus à faire durer le plaisir, il frappait avec sauvagerie et brûlait de blesser à son tour, de démembrer.
Izba, pour compenser leur différence de puissances dû se montrer beaucoup plus mobile et même reculer. Il éprouvait la grande force d’un Domoïos enflammé par la fureur. Dans l’hémicycle résonnaient les coups et les cris d’efforts au milieu d’un silence de mort. Le Nohyxois défendait, l’Héméien attaquait, des siècles d’une lutte ancestrale se résumaient dans le combat qui avait lieu. Domoïos se déchaînait dans un spectaculaire déploiement de férocité. Il était tel un rocher massif dévalant une pente. Effrayant, solide, inarrêtable. Ses scramasaxes, entraînés par la puissance de ses bras, tombaient comme des masses lancées à une cadence infernale. Izba, plus effacé, se dérobait. Il était impalpable, semblable à un courant d’air que le puissant ballet des lames traversait sans rencontrer d’obstacles. Par intermittence, lorsque l’urgence l’exigeait, il devait tout de même parer. Il sentait alors se propager à travers ses épées, l’onde destructrice qui essayait de l’éradiquer chaque nouvel impact était plus douloureux que le précédent, ses bras s’engourdissaient. Bien que son talent lui permettait de faire face à ce dur tourment, c’est intérieurement qu’il s’épuisait. Il devait lutter contre une peur qui s’était insinuée et montait lentement en lui. La peur d’être blessé, la peur de mourir, mais pire que tout, la peur d’échouer.
Les bras de l’Héméien semblaient capables de distorsions inhumaines tant les angles d’attaques étaient changeants, mais le Nohyxois était très mobile, fléchissait, changeait de posture avec une vivacité redoutable. De leur lutte enragée s’éleva un nuage de poussière, comme si l’arène entière avait été en flamme. Les épées virevoltaient, les fers se croisaient, quand brusquement, Izba lança les pointes de ses scramasaxes en avant et porta un coup prodigieux sur le poitrail de cuir du champion. Le choc arracha à Domoïos un cri retentissant alors qu’il faisait une série de pas maladroits pour ne pas perdre l’équilibre. Le Nohyxois avait trouvé l’ouverture et avait rencontré la réussite à sa seconde contre attaque. Il avait gagné.
L’assistance interloquée resta muette et le fier Domoïos pris d’un rire hystérique lança :
— Il est trop top pour jubiler, déjection nohyxoise. Ceci n’est pas un banal combat. Tu es un descendant des tribus du Sud alors que ce sont celles de l’Ouest qui m’ont fait. Sur le champ de bataille, une simple blessure n’aurait pu avoir raison de ma volonté de te détruire. Puis sa peau rouge se ternie de gris, les arrête de son visage ressortirent, ses traits furent déformés par la haine et pris d’une rage intraitable, il se mit à hurler :
— À mort l’aclanide ! Un combat à mort pour la victoire !
Mais alors qu’il finissait sa phrase, Izba, qui ne s’était pas donné la peine de répondre, s’était lancé dans une charge brusque et violente. Les siècles de techniques nohyxoises reposaient entièrement sur la défense et voilà que ce jeune présomptueux, livré à sa bouillante ardeur, attaquait. Domoïos allait saisir sa chance. Il fit un bond en avant pour casser son élan et donna un coup de taille puissant en direction de son ennemi le ratant de peu. Dans sa lancée, il pivota à une allure diabolique, envoyant la pointe de sa seconde épée en direction de l’outrecuidant. Mais celui-ci se déroba. Il fit un roulé-boulé, passa sous la lame et se réceptionna un genou à terre, ses deux scramasaxes croisés sous la gorge de l’Héméien.
Pendant un instant qui parut une éternité, tout resta figé. Le public était enfermé dans un mutisme stupéfait. Ils cherchaient à comprendre une situation dépassant la logique, comme s’ils avaient été en face d’un étalon chevauchant sur un homme. Le silence fut rompu lorsque Domoïos en déséquilibre tomba à la renverse et s’écrasa avec fracas sur le sol. Son cou saignait. Izba s’était redressé, prêt à réagir au moindre geste. C’est le moment que choisit Maul pour mettre un terme à une situation qui pouvait dégénérer.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire se chuchota-t-il à lui même en se levant. Puis il annonça avec un enthousiasme mesuré :
— Peuple de Dacéana, nous vivons un jour historique. Je déclare Izba, fils d’Ekta, vainqueur du tournoi de l’île de l’Est et premier Nohyxois à prétendre à ce titre.
La victoire du guerrier à la peau bleue fut accueillie dans un froid glacial. Il y eut quelques applaudissements sans conviction suivis d’un bruit confus de mécontentement. Dans l’arène, Orphith s’était précipité vers Domoïos pour le soigner et ainsi éviter que le goût amer de la défaite ne lui donne envie de continuer le combat. Il fit au passage un sourire complice à Izba qui le regardait s’approcher.
Le souverain de l’île de l’Est allait reprendre la parole, mais milieu du public monta une soudaine agitation. La foule s’écartait et dans le vide créé une personne descendait vers l’arène encouragée par les spectateurs à proximité. Il s’agissait de Mourïos qui foula l’air de combat et se dirigea d’un pas décidé vers la tribune des hautes personnalités. Une rumeur circonspecte courue à travers les gradins. L’Héméien s’arrêta devant l’estrade et se tint là en silence, attendant que le patriarche lui adresse la parole.
— Mourïos du clan Norbhaile. Et bien ! Que me vaut cette entrée spectaculaire ? L’interrogea Maul imperturbable.
— Patria, je m’oppose à ce que ce Nohyxois soit déclaré champion de Dacéana ! Par Macdiar ! Il ne possède pas les qualités requises pour représenter l’île. C’est un agitateur, une source de discorde, pas plus tard qu’il y a trois jours il m’a menacé. Je lui avais uniquement dit que Domoïos serait encore vainqueur cette année et il est devenu furieux. Il a fallu l’intervention de Bartamos pour que nous n’en venions pas aux mains. Seul le grand Domoïos a les qualités requises pour mériter le titre.
Le patriarche tourna la tête vers le guerrier à la peau bleue et déclara :
— Tout facteur de désunion est pris avec le plus grand sérieux ici, c’est une accusation très grave qui est formulée à ton encontre Izba. Ce que raconte Mourïos est-il vrai ?
Le Nohyxois, conscient de ce qui se tramait, s’emporta avec l’énergie du désespoir :
— Patria, Pentanos m’emporte à l’instant si mes mots diffèrent de la réalité, ces affirmations sont totalement fausses et seul l’accusateur est coupable des faits qu’il dénonce.
— Tu me traites de menteur ? hurla le lascar de Norbhaile indigné, j’ai au moins dix témoins qui peuvent appuyer mes affirmations.
Maul savait parfaitement que l’Héméien n’aurait aucun mal à trouver des soutiens. Finalement, malgré les étranges incohérences qui se multipliaient, le chemin du temps finissait toujours par reprendre son cours initial.
— Allons, allons, leur dit-il calmement, nous devons tirer cette affaire au clair.
Puis relevant la tête pour s’adresser à la foule :
— Il y a eu, voilà trois jours, une altercation entre Mourïos et Izba. Y a-t-il quelqu’un dans le public qui puisse soutenir que Mourïos n’en est pas à l’origine ?
Une dizaine de silhouettes se levèrent.
— Merci, messieurs, vous pouvez vous asseoir. Y a-t-il maintenant quelqu’un qui puisse soutenir qu’Izba n’en est pas à l’origine ?
La question fit s’éteindre la rumeur et le silence s’installa. Plus personne ne bougeait. Le patriarche n’en fut pas surpris, il avait interrogé les dacéaniens pour la forme et ne s’attendait pas à trouver l’un d’entre eux prêt à défendre le jeune guerrier. Il s’apprêta donc à le disqualifier quand à nouveau la foule s’agita. Un personnage tentait de descendre sous les huées et les insultes. Foulant à son tour le sable de l’arène, Ménéryl s’approcha de la tribune.
— Le temps est décidément bien facétieux aujourd’hui, lâcha Maul entre ses dents.
— Et bien jeune homme ! Venez-vous soutenir les dires d’Izba ?
Ménéryl, mal à l’aise d’avoir ainsi toute l’attention portée sur lui, lâcha d’une traite, comme si les mots avaient été comprimés en lui :
— Je les soutiens, car sinon personne ici ne le fera ! Je ne peux me résoudre à le voir renoncer à une victoire amplement méritée à cause des allégations d’un menteur.
— Baveux ! Charlatan ! Comment oses-tu m’insulter ? Je vais te découper en deux, rugit Mourïos qui avait posé une main sur un de ses glaives.
— Garde ton calme Mourïos ! gronda le patriarche sur un ton qui refroidit immédiatement les impulsions de l’Héméien.
Puis, se tournant vers Ménéryl il reprit calmement.
— Lorsque deux personnes affirment pour un même événement avoir vu des choses contraires, l’une d’entre elles ment ! Savez-vous jeune homme comment on règle sur cette île ce genre de différent ?
— Je ne connais pas les coutumes de la Dacéana, mais je suis prêt à m’y plier. Je n’ai aucune peur quant à mettre à l’épreuve la véracité de mes dires !
— C’est tout à votre honneur, mais je doute que vous sachiez de quoi il en retourne. Il s’agit de s’en remettre au jugement des dieux par un combat tribunal. Le perdant peut perdre la vie et Mourïos n’est pas un adversaire à prendre à la légère. Prenez au moins le temps de la réflexion.
Ménéryl eut un instant d’hésitation. On l’avait déjà mis en garde sur les capacités guerrières de l’Héméien. Lui n’était pas encore au meilleur de sa forme et son entraînement avec Izba n’avait pas été très convaincant. Mais il songea à son ami, à ses sacrifices, à son avenir compromis et à l’injustice d’une telle défaite. Il se rappela l’air abattu qu’il avait pris en s’imaginant l’échec. Le jeune homme jeta un œil en direction d’Izba, mais le Nohyxois était en proie à un dilemme intérieur et n’osait croiser son regard. Il prit sa décision et relevant les yeux vers le patriarche il affirma d’un air assuré :
— Ainsi soit-il !
L’impétueux Héméien le fixa avec un regard cruel. Un sourire carnassier se dessina sur son visage.
— Mourïos du clan Norbhaile, reprit Maul, acceptes-tu le combat tribunal ?
— Je m’en réjouis d’avance, répondit-il les dents serrées.
Le patriarche fit un signe de la main et alors que Mourïos rejoignait le centre de l’arène. Un jeune nohyxois vint apporter deux scramasaxes à Ménéryl qui en parut troublé.
— Que se passe-t-il jeune homme ? L’interrogea Maul, auriez vous déjà changé d’avis ?
— À vrai dire, je ne suis pas familier de cet armement, j’ai appris à me battre avec un glaive et un bouclier.
Le souverain de l’île de l’Est eut un instant d’hésitation pendant lequel le recruteur d’Ugreterre se leva et se tourna vers lui.
— Messire Godfred, vous voulez intervenir ?
— Patria, ce jeune combattant a fait preuve d’un grand courage en s’avançant ainsi. C’est son duel et il doit avoir le choix des armes. Permettez qu’un guerrier en solidarité à un autre lui fournisse ce qu’il demande.
Le patriarche hocha la tête affirmativement et l’envoyé d’Ugreterre fit un signe à l’un de ses porte-glaive qui se dirigea immédiatement vers Ménéryl. Le soldat à la cuirasse sombre et à la forte carrure tendit ses armes au jeune homme qui craint un instant que leur poids ne soit pas adapté à sa physionomie. Le bouclier était rond et solide, la lame épaisse. Mais en les saisissants, ils se révélèrent incroyablement légers et parfaitement équilibrés. Quel travail de forge prodigieux !
— Merci, dit simplement Ménéryl au guerrier qui lui répondit par un clin d’œil. Il se dirigea ensuite fébrilement vers le centre de l’arène, prenant un peu plus conscience à chaque pas que son avenir proche était devenu particulièrement incertain. Il fit face à l’Héméien qui, les yeux exorbités et la langue tirés, fit passer le tranchant de son scramasaxe sur son cou en simulant une agonie qu’il ponctua d’un rire gras.
— Nous sommes face à un dilemme, tonna dans l’hémicycle la voix de Maul. C’est aux dieux que revient de décider du vainqueur du tournoi Dacéana. Que commence le combat tribunal pour que la vérité éclate.
Puis brandissant un doigt vigoureux vers les deux guerriers il lança :
— Combattez !
Mourïos bondit et fit fondre ses deux scramasaxes sur Ménéryl qui leva son bouclier. Il riposta, fauchant l’air d’un coup d’épée ascendant, mais l’Héméien s’était déjà replacé à distance.
— Alors l’éclopé, lança-t-il, c’est comme ça que tu comptes gagner !
Le lascar de Norbhaile commença alors à effectuer des déplacements de long en large. Il était agité, excité, changeait régulièrement de direction, mais il se rapprochait. Le jeune homme ne bougeait pas, il observait. Depuis le premier jour de leur rencontre, il brûlait de faire ravaler sa fierté à cet arrogant.
— Est-ce avec ta grande bouche que tu espères me terrasser ? répondit-il, songerais-tu à me faire trépasser d’ennuis ?
— Tu ne sais pas quand la fermer ! S’emporta l’impétueux guerrier, je vais te…
Ménéryl ne le laissa pas finir et chargea, lançant le tranchant de son glaive en direction du fanfaron. Son attaque fut déviée vers l’intérieur. Entraîné par l’élan, son flanc droit fut dangereusement exposé et une estocade mortelle fonçait dans la brèche. Au prix d’une contorsion malaisée, il réussit à interposer son écu, mais le choc lui fit perdre l’équilibre. Il effectua une série de pas à reculons pour ne pas chuter. Les scramasaxes de son ennemi ne cessèrent pour autant de le tourmenter et alors qu’il reprenait pied, de nombreux impacts retentirent sur sa protection d’antracier. Sa vue était masquée et il sauta in extremis pour éviter la pointe d’une lame qui fondait sur ses jambes. Dans un nuage de poussière, il tenta de contre-attaquer, mais il avait haussé dangereusement les bras et sa stabilité en fut amoindrie. Mourïos, en guerrier aguerri, ne laissa pas passer l’occasion et l’envoya rouler sur le sol par un terrible coup de pied dans le ventre.
Les spectateurs exaltés ovationnèrent le valeureux combattant du pays. Le soutien du public était total, le grondement de leurs encouragements écrasant. Le jeune homme tenta de se relever, mais vit l’héméien se jeter sur lui et n’eut le temps que de s’accroupir pour se réfugier derrière son bouclier. Un déluge de collisions fit résonner le métal. Il devait se sortir rapidement de ce guêpier. Son écu en protection, il bondit de toutes ses forces vers l’avant pour heurter son adversaire et enchaîna tout de suite avec un large coup de taille. Mais il frappa le vide, Mourïos avait adroitement évité en pivotant et précipitait ses deux lames sur lui. Dans un fulgurant réflexe de survie, Ménéryl réussit à bloquer la plus fatale, mais la seconde lui lacéra l’avant du tibia. Il fit un bond en arrière et atterrit en boitillant.
Dans les gradins, le tumulte hystérique était monté en intensité. Au milieu du bruit confus s’échappa un : "Crève l’étranger !" Le jeune homme s’accorda un bref moment de répit pour se remettre convenablement en garde et reprendre ses esprits. Le premier sang avait jailli et c’était le sien. Il se faisait balader, il était essoufflé et il avait mal. Son ennemi, lui, rigolait.
— Il la ramène moins l’éclopé ! lança-t-il en se mettant à tourner autour. Tu dois commencer à te demander dans quel merdier tu t’es embarqué !
Le lascar de Norbhaile s’esclaffa et haussa les épaules avant d’ajouter :
— Comment vais-je bien pouvoir t’achever ? Parce que oui le baveux, tu ne sortiras pas d’ici vivant !
Le monologue du persifleur n’intimida pas Ménéryl qui en profita pour lui envoyer un prodigieux coup d’estoc. L’Héméien, surpris, réussi tout de même à dévier. Le jeune homme ne lui laissa pas le temps de riposter et tenta de lui asséner un coup de bouclier en plein visage. Sa vivacité avait été inouïe, mais une fois de plus son adversaire s’était dérobé avec une agilité inhumaine. Mourïos mit tout son talent dans la contre-attaque qu’il mena. Ses lames se firent agressives, fluides et rapides, elles dansaient littéralement. Leur ballet incessant partait de tous les côtés et elles étaient terriblement précises. Plus il avançait et plus Ménéryl était contraint de reculer. Entre les dents du guerrier à la peau rouge suintait un petit rire pervers. Il dominait totalement la situation. "De quoi j’ai l’air ? pensa le jeune homme. J’ai voulu défendre l’honneur d’Izba et je m’en montre totalement incapable. Je dois me ressaisir, il faut que je réagisse !" Tout en gardant haut son écu en protection, il attaqua les jambes de son adversaire qui n’étaient pas protégées. Mourïos avait sauté en arrière et revenait déjà à la charge. Ménéryl balaya ses scramasaxes d’un violent coup de bouclier et frappa du tranchant. Mais le lascar de Norbhaile réagit rapidement et dévia d’un habile revers, manquant de peu de le désarmer. Le jeune homme gesticula avec maladresse pour ne pas perdre son épée il se stabilisa au prix d’une réception brutale sur son membre blessé. La plaie se déchira, du sang jaillit. Alors qu’une douleur aiguë lui dévorait la jambe, il dut contenir son adversaire qui se ruait sur lui. Un assaut heurta son glaive, un autre son bouclier, le troisième entailla à nouveau son tibia. Le guerrier à la peau rouge avait touché l’endroit exact où il avait frappé la première fois, sa maîtrise était redoutable. Ménéryl au supplice avait mis un genou à terre. L’Héméien lui faisait face. Galvanisé par les acclamations de la foule, Mourïos bomba le torse et pointa ses lames dans sa direction en hurlant :
— Allé le baveux, je vais mettre fin à cette mascarade !
Le jeune homme aurait dû être submergé par le doute, mais la terrible fureur qui bouillonnait dans ses entrailles empêchait tout autre sentiment de poindre. Il est était furieux contre lui même, furieux d’être aussi impuissant, de ne pouvoir rendre justice à Izba et d’être incapable de faire taire cette brute hypocrite. À nouveau il se cacha derrière son écu et se tint prêt à subir la tempête d’acier qui arrivait sur lui. En position de force, le lascar de Norbhaile s’engaillardit. Il s’acharnait contre le bouclier, tapait comme un forcené, martyrisait bien plus qu’il ne cherchait à tuer. Il voulait montrer à tous sa supériorité et avant de l’achever, rabaisser son adversaire pour punir l’audace qui avait été la sienne. Alors que la puissance et la cadence de ses coups empêchaient toute tentative de réaction, il renforça l’humiliation en se mettant à chanter un air de son pays :
"Chez nous, quand on pêche c’est l’carnassier,
On est des brutes, on est des durs, on a l’sang enflammé,
Mais en ce jour point d’adversaire bien membré,
Juste une arapède solide sur son rocher.
Hé, hé, hééé !
La lutte fut âpre pour l’en arracher,
Mais nulle gloire dans l’combat achevé,
Face aux villageois j’fus bin embêté,
Lorsque vint l’heure de m’pavaner."
Sous le joug de l’ennemi, Ménéryl se défendait animé par l’instinct de conservation. Derrière l’antracier se déchaînaient les collisions furieuses. Il ne trouvait pas d’issue, n’arrivait pas à riposter. L’avalanche des assauts l’acculait, sa blessure lui faisait mal et il avait perdu beaucoup de sang. L’abattement s’était sournoisement insinué en lui et il n’était plus capable d’élaborer une stratégie. Il tourna la tête pour voir le terrain du désastre, le lieu qui allait le conduire à sa perte.
— C’est donc comme ça que ça se termine, murmura-t-il à lui même.
Il sentait sa fin approcher, son esprit tout entier était orienté vers la cessation, l’instant où tout s’arrête et il fut soudain pris d’un étrange maléfice. D’un coup, sa vue se troubla. Les couleurs disparurent peu à peu, l’environnement n’était plus que des nuances de noirs de gris et de blancs. Chaque heurt ressenti parasitait sa vision de petites taches qui disparaissait après une courte latence. L’atmosphère était devenue glaciale et silencieuse. Le sable de l’arène s’agitait curieusement. Il remuait. On eût dit qu’une multitude de bulles éclataient lentement et sans bruit à sa surface. Était-ce une hallucination ? Même pour quelqu’un sur le point de mourir le phénomène était préoccupant. Il ne comprenait pas, son regard cherchait dans les alentours une explication sans y parvenir. Sa vision était partiellement cachée par le bouclier sombre. Il ne voyait que ses propres bras, les jambes de son oppresseur, du sang tombé sur le sol, la foule en liesse et soudain, sur le côté, une silhouette lugubre. Il la reconnut tout de suite à la puanteur qu’elle dégageait. Personne ne semblait s’en soucier, était-il le seul à la voir ? L’apparition déclara :
— Le grand chour est arrivé, ss-c’est le moment de vous révéler mon ss-seigneur vous allez renaître dans le ss-sang, tuez-le !
Ménéryl ne réagissait pas. C’était la première fois que le spectre venait à lui en plein jour et devant d’autres personnes.
— Mais que faites-vous ainss-si caché en pareil événement ? insista-t-il. Tuez-le, tout le monde vous regarde !
Le jeune homme leva les yeux vers le public. Les spectateurs avaient tous pris l’apparence de charognes en armures et hurlaient comme des déments.
— Renaiss-ssanss-ce ! Ils ss-sont tous-ss là pour voir ! Hurla l’entité avant de reprendre plus calmement :
— De pathétiques marionnettiss-stes vous ont convaincu que vous étiez négligeable. Grotess-sque ! Quelle pitié que vous en ss-soyez touchours perss-suadé ! Ress-ssaisiss-ssez vous, ss-ce n’est qu’un combattant médiocre, vous le dépass-ssez en tout. Il n’est qu’un détail, le ss-sacrifiss-ce à votre retour à la vie. Ne perdez pas votre temps avec ss-ça ! Prenez conss-cienss-ce de votre supériorité, elle est écrasante. Tuez-le !
L’être avait raison. La sauvagerie qui avait accablé le jeune homme jusque-là lui paraissait maintenant beaucoup plus supportable. Les attaques de son adversaire, tant par leur force que par leur rapidité, n’étaient finalement pas si difficiles à contenir. Pourquoi s’était-il réfugié dans la défense ? Pourquoi avait-il été blessé ?
— Mais qu’attendez-vous mon ss-seigneur ? Il ss-suffisait de frapper là, ou là, vous venez encore de manquer une occasion !
Une fois de plus, ses dires étaient vrais. L’ennemi dévoilait de nombreuses failles, pourquoi n’avait-il pas attaqué ? Que ses techniques étaient imparfaites ! Que les défauts étaient nombreux ! Comment un être aussi faible avait-il pu faire preuve d’une telle outrecuidance à son égard ? Il arrêta de reculer et l’Héméien, enflammé de fureur, redoubla de bestialité. Mais cette frénésie agressive n’eut pas plus de conséquences que si elle s’était heurtée à un mur. Alors, Mourïos se servant de sa formidable allonge tenta de l’atteindre en contournant sa protection d’antracier. Les pointes acérées menacèrent mainte fois de blesser Ménéryl, pourtant il l’évita sans même y prêter attention. Son ennemi s’élançait à l’attaque, sautait en arrière, repartait à la charge, pivotait, feintait. Il faisait preuve d’une obstination de dément. Le jeune homme encaissait calmement, percevant dans ces assauts une agitation inutile tant ils étaient devenus lents.
Il finit par s’impatienter. De son épée, il balaya les deux scramasaxes avec une telle rudesse que l’un d’eux fut projeté des mains de son propriétaire. Vif comme l’éclair, l’Héméien fit une roulade pour le ramasser et lorsqu’il bondit pour contre attaquer, Ménéryl lui envoya la tranche de son bouclier en plein visage. Un seul coup avait suffi à sonner l’adversaire, néanmoins il avait l’audace d’être toujours debout. Le jeune homme frappa à nouveau de son écu et la mâchoire du malheureux éprouva l’effroyable puissance qui le possédait. La bouche de Mourïos n’était plus qu’une bouillie ensanglantée à laquelle se mêlaient des dents brisées. La foule putride exultait et se mit à hurler d’une seule voix :
— À mort !
L’excitation était à son comble, la clameur faisait vibrer l’hémicycle. Le spectre l’encourageait aussi :
— Oui s-c’est bien s-ça, libérez votre nature, tuez-le !
Sa voix était devenue rauque et grave, son sifflement s’était atténué et il disparut totalement lorsqu’il se mit à réciter :
"Haro ! S-sur le s-sacrifé, le chant du sacre est entamé.
C’est jour de fête, le saint s-sang doit s-se répandre
Et l’invincible volonté renaître de ses cendres
Hurrah ! Hurrah ! Au seigneur retrouvé"
Puis il l’exhorta à l’action :
— C’est un faible c’est un porc, c’est une offrande, saignez-le !
Ménéryl échauffé par cette harangue martela encore de son bouclier le visage de l’Héméien, il adorait le son que cela produisait. Puis il lui balança un violent coup de pied sur le torse qui le fît valdinguer au sol comme un pantin désarticulé. Sous les ovations, le jeune homme, sourire aux lèvres, marchait d’un pas serein pour le rejoindre. Il pensa tout d’abord lui couper la tête. Mais il avait en main une épée au tranchant inégalable et plutôt qu’une banale décapitation il se résolut à lui fendre le crâne en deux.
"À mort !" hurlait la foule, "À mort !" hurlait le spectre. Ménéryl regarda l’apparition tout en s’approchant de sa victime. Il avait encore des trous à la place des joues et un œil en moins, mais sa figure s’était pratiquement recomposée. Son visage était d’une pâleur morbide sous sa capuche sombre, sa mâchoire était carrée, son nez grossier et aplati. Une tête de brute qui le fixait en hurlant : "À mort ! ". Ménéryl porta à nouveau son attention sur l’homme à terre pour mettre définitivement un terme à ce combat. Au moment où sa lame fendait l’air pour l’achever il aperçut Orphith qui s’était élancé dans l’arène. La transe qui l’avait submergé se dissipa et son épée s’arrêta net juste avant le crâne. Le métal avait légèrement entamé la joue et du sang coulait. Il leva la tête. Sa vision était redevenue normale et il n’y avait plus de tumulte. Au contraire, tout était silencieux. Le spectre avait disparu et dans les gradins ne se trouvait plus que des Dacéaniens abasourdis et muets. Mourïos vivait encore. Au milieu de son visage en charpie éclataient de petites bulles ensanglantées qui trahissaient une activité respiratoire.
Maul, assis sur sa chaise, venait de voir se dérouler un morceau de l’espace temps qu’il n’avait pas aperçu dans ses visions. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentit quelque chose dont il n’était plus coutumier : la surprise !
— Voilà autre chose, murmura-t-il entre ses dents.
Ménéryl tentait de reprendre ses esprits. Il était encore sous le coup de cette soudaine sensation de toute puissance, cette impression qu’il pouvait écraser n’importe qui et que rien ne pouvait lui arriver. La descente avait été brutale, la simple vue de son ami soigneur avait suffi pour le faire passer d’un état à un autre. Au milieu de l’arène aphone, il cherchait des traces qu’aurait pu laisser l’apparition. Même l’imposante foule putride s’était évaporée sans qu’il n’en subsiste aucun indice. Qui étaient-ils ? Pourquoi l’avaient-ils encouragé ?
Les mots du spectre le jour où il le rencontra pour la première fois dans sa grotte lui revinrent à l’esprit : "Je suis votre ombre, votre inconscient et celui de dix mille hommes également". Fallait-il le comprendre au sens littéral du terme ? Dans un coin de son champ de vision, il aperçut Orphith qui se précipitait vers le blessé. Ses yeux balayèrent l’espace et il croisa le regard du patriarche qui lui sourit avant de déclarer au public :
— Mourïos a perdu, les dieux ont jugé ! Izba est le nouveau champion de Dacéana.
Quelques applaudissements timides retentirent. Les spectateurs n’acceptaient pas le résultat, mais ne voulaient pas offenser les dieux en le manifestant. Quelque chose avait dérangé Ménéryl dans l’attitude de Maul. Ça n’était pas son sourire malaisé, non celui-ci semblait être un trait de sa personnalité. C’était un détail qu’il avait perçu dans son regard. Cela avait été fugace, presque imperceptible, mais l’espace d’un instant, il lui avait semblé y voir une lueur qu’il n’avait connue que dans les yeux des habitants de son île. Le patriarche avait-il eu un aperçu de ses visions délirantes ? Peut-être alors qu’il ne s’agissait pas d’hallucinations après tout !
— Tu ne l’as pas loupé ! Lui lança Orphith qui soignait le blessé à ses pieds.
Ménéryl ne dit rien, il tentait de remettre de l’ordre dans son esprit. Il continuait à fixer le souverain de Dacéana qui lui faisait signe d’approcher. Il se dirigea tout d’abord vers le garde d’Ugreterre qui venait à lui pour récupérer ses armes. Le soldat le gratifia d’une vigoureuse tape sur l’épaule et le félicita :
— C’était plutôt mal parti, mais quel redressement de situation ! Bravo garçon ! J’aime ta façon de te battre.
Toujours perplexe sur la manière dont il avait gagné le jeune homme bredouilla :
— Merci, ces armes sont fantastiques, je n’avais jamais rien vu de pareil.
Il lui tendit ses biens et le chevalier à l’armure sombre ajouta :
— C’est le roi des métaux ! Et avec ce que je viens de voir, je présage qu’un jour tu porteras toi aussi l’antracier.
Ménéryl hocha la tête et partit rejoindre Izba au pied de l’estrade. Le Nohyxois lui chuchota à l’oreille :
— Ami, tu viens de sceller nos destins ! Pentanos m’emporte si je me parjure, je suis ton obligé.
Jamais de simples mots n’avaient autant réjoui le cœur du jeune homme. Il était encore à analyser cette émotion lorsque Maul l’interrogea :
— Comment te nommes-tu guerrier ?
— Ménéryl, répondit-il, attentif à sa réaction.
Ce coup-ci, le patriarche resta de marbre, mais un profond ressentiment à son égard s’était éveillé à l’intérieur du jeune homme. Le souverain de l’île de l’Est se leva de toute sa stature et s’adressa à la foule sur un ton impérieux :
— Je ne suis pas sans connaître la vie difficile que mena Izba. Il est aujourd’hui le nouveau champion de Dacéana et pour y parvenir, il est parti de beaucoup plus loin que l’ensemble d’entre vous. Chaque jour en plus de son entraînement, il devait penser à sa survie et pourtant il a réussi. Il est le digne représentant de cette île, l’essence même du guerrier endurant à la mort et ardent à la survie. À l’image de Ménéryl, je vous demande de lui accorder votre confiance et de respecter ce résultat. La cohésion a déjà fait ses preuves sur cette île et aujourd’hui plus qu’hier, le besoin de rester soudé et bien trop vital pour se déchirer sur des considérations d’une autre époque.
Il laissa planer un silence avant d’annoncer :
— Maintenant, que les réjouissances commencent et qu’elles soient à la hauteur de ce résultat historique !
Des applaudissements et des acclamations accueillir son discours, mais la folie qui possède habituellement les âmes au dénouement d’un événement d’exception était absente. Il glissa un mot à l’oreille des deux chefs de clans et donna des instructions à une druidesse qui se trouvait là. Puis il se retira, suivi par les représentants de Sargonne, d’Ugreterre et d’Exinie. La druidesse partie relever Orphith qui se rapprocha d’Izba et Ménéryl. Il souffla à ce dernier :
— Félicitation, quel combat ! Bon les derniers coups n’étaient pas vraiment nécessaires, mais j’imagine qu’il ne les avait pas volés. Donne-moi ta jambe je vais te soigner.
Orphith lui appliqua un onguent pour empêcher les nécroses et finissait son pansement lorsque Fénulka et Mirodanos vinrent les chercher. Ces deux hommes avaient vraiment le physique de leur fonction. Ils étaient plus trapus, plus hauts et avaient les os plus lourds que la plupart des Dacéaniens. Malgré tout, leur allure était également plus sophistiquée. Ils se couvraient le torse contrairement au citoyen ordinaire, leurs tatouages ainsi que leurs bijoux étaient plus élaborés et leurs vêtements étaient de meilleure facture.
Fénulka posa la main sur l’épaule d’Izba et le félicita :
— Bravo, mon garçon, cela me fait vraiment plaisir de te voir ainsi faire un pied de nez à l’adversité. Tu as vraiment mérité cette victoire.
— Il a raison, renchérit Mirodanos. Même si ceux de ma race ont été vaincus, je suis content que ce soit par toi. Tu leur à bien cloué le bec, j’espère que cela les fera réfléchir et qu’ils réussiront un jour à penser autrement que comme des sauvages. Par Macdiar ! Nous venons tous du même géniteur après tout. Félicitation à toi, Izba du clan Méridéamane.
— Pour la Dacéana aussi c’est la fin d’une époque, ce jour est historique allons festoyer ! conclut le chef nohyxois en prenant le nouveau champion de l’île par l’épaule.
Dans les yeux d’Izba se lisait une vive émotion. Toute sa vie il s’était entraîné pour ce jour et il venait d’accomplir une destinée familiale née deux générations auparavant.
Il se mit à murmurer, car il ne pouvait se contenter de le penser :
— Ekta, Oruga, vous étiez dans le vrai depuis le début, vous avez eu raison de ne pas céder et en secret, je viens d’en avoir la confirmation, nos chefs le savaient aussi.
Fénulka et Mirodanos les guidèrent vers une porte qui menait sous le mur de pierres sur lequel reposait l’estrade. Ils suivirent un long couloir éclairé à la torche et arrivèrent à l’extérieur, à la lisière du Canolsancta. Un important buffet avait été dressé avec des viandes rôties dans lesquels les convives coupaient directement pour manger à pleine main. Du mouton, du sanglier, de la volaille, du chevreuil et pour faire passer le tout, bon nombre d’amphores de cervoise et un énorme cratère rempli d’une quantité de vin qui aurait pu étancher la soif d’une compagnie toute entière.
Des Nohyxoises et des Héméiennes assuraient le service. Elles accueillirent les nouveaux venus en leur offrant des cornes recouvertes par une mousse épaisse. Les cinq hommes trinquèrent et avalèrent le liquide d’une fraîcheur exquise.
— Que Zythia et Macdiar me pendent ! s’écria Izba en essuyant sa bouche avec son bras, que ce breuvage est bon lorsqu’il étanche une soif née d’un combat victorieux.
— D’accord avec toi l’ami surenchérit Ménéryl.
Le patriarche se tenait là. Il était en compagnie d’une trentaine de personnes, parmi lesquelles se trouvaient une druidesse en habits de cérémonie, Domoïos, les recruteurs des principaux royaumes du Thésan et de hautes personnalités de l’île.
— Gloire au champion de Dacéana, clama la prêtresse, une vieille Héméienne aux yeux vides et aux cheveux hirsutes.
Maul écarta les bras et déclara sur un ton solennel :
— Le héros du jour ! Félicitation à toi Izba fils d’Ekta, dit l’aclanide. Je vous en prie, approchez tous, mangez et buvez.
Les compagnons s’avancèrent sous les applaudissements des convives. À l’exception de Domoïos resté solitaire, les personnes présentes entourèrent le Nohyxois pour le féliciter. Ils louèrent sa technique ainsi que sa fluidité d’exécution et se fascinèrent pour la promptitude avec laquelle il avait battu Domoïos pourtant invaincu depuis cinq ans. Après avoir laissé le champion profiter de sa gloire nouvelle, Maul tenta de revenir vers des sujets plus sérieux.
— Je peux déjà t’annoncer Izba que Sargonne, l’Ugreterre et l’Exinie veulent tous trois s’attacher tes services pour leurs armées seigneuriales. Il ne tient plus qu’à toi de choisir…
Il fut interrompu par l’un des chevaliers qui s’avança. C’était le recruteur de la garde royale d’Ugreterre, un gaillard aux cheveux noirs comme la nuit, aux joues et au menton rasés de près avec un regard où flamboyait l’outrecuidance.
— Si vous le permettez, Patria, je voudrais ajouter autre chose qui pourrait avoir son importance. J’ai bien aimé le style de ce Ménéryl je voudrais également lui proposer de rejoindre notre armée seigneuriale. Voilà une requête à laquelle l’homme n’avait jamais fait allusion lorsqu’ils étaient comité restreint. Maul n’avait pas sourcillé, mais pris de court et bien que sa voix n’en laissa rien paraître, une certaine exaspération plana lorsqu’il déclara :
— Et bien mon jeune garçon, même si je connais l’habileté de l’Ugreterre à s’attirer les talents, ceci était plutôt inattendu ! Te voilà également recruté !
Ménéryl, hébété, porta sa corne à sa bouche. L’attention était fixée sur lui et il n’aimait pas ça. C’était la première fois que l’on s’intéressait à lui, il ne savait comment réagir. Il pouvait à l’instant décider de rejoindre le Thésan, de se fixer un but et d’achever ainsi son errance. Mais le patriarche reprit la parole :
— Prenez votre temps pour réfléchir, ces sires ne repartiront que demain. Maintenant, si mes convives sont à court de procédés inopinés pour s’attirer les faveurs du vainqueur, j’aimerais faire une annonce.
Il regarda les recruteurs qui hochèrent la tête pour signaler qu’ils n’interviendraient plus, puis il reprit :
— Tous les deux ans, le gagnant du tournoi acquiert une grande gloire et une place dans l’une des armées du Thésan. Lorsqu’il le souhaite bien entendu, ajouta-t-il en regardant Domoïos. Mais ce jour est très particulier et je tenais à offrir à Izba un présent exceptionnel.
Il fit signe à un serviteur héméien en toge. Celui-ci s’approcha, tenant dans ses mains un grand coffret fait de plusieurs pièces de bois précieux extrêmement travaillées. Il ouvrit le couvercle et dévoila deux splendides scramasaxes, l’un à la lame argentée et étincelante, l’autre fait d’un matériau indéfinissable, un métal sans brillance et plus noir que l’antracier.
— Les armoiries de Xamarcas et d’Endéval ! lança stupéfait un personnage courtaud, mais râblais, dont la moustache et les cheveux rouges accentuaient la cruauté des traits. C’était le sire Archambault, recruteur d’Exinie, qui s’était rapproché avec les autres convives.
En effet, sur le pommeau de l’arme noire figurait l’emblème du royaume souterrain : le Xamarquime fumant sa pipe. C’était une silhouette filiforme, assise, coiffée d’un chapeau à large bord et de laquelle dépassaient un nez crochu, une barbichette pointue et une longue pipe qu’elle portait bec aux lèvres et foyer en main. Le glaive argenté était quant à lui marqué de l’aigle quadricéphale d’Endéval.
— Ce sont les Guemminis, précisa le souverain de Dacéana, des lames forgées aux pays des hommes-dieux.
— Comment est-ce possible ? Comment deux armes conçues pour fonctionner ensemble peuvent-elles provenir de royaumes à l’antagonisme dévastateur ? Et surtout patria, que font-elles chez vous ? S’étonna le représentant de Sargonne. L’homme avait la barbe et les cheveux grisâtres. Au milieu de son visage à moitié rongé par les traces d’une ancienne et méchante brûlure scintillaient deux yeux jaunes dans lesquels luisait le scepticisme.
Maul leva les mains en signe d’apaisement.
— Doucement, messieurs, j’avais annoncé le caractère exceptionnel de l’objet et je vais vous raconter son histoire qui ne l’est pas moins.
Le visage apathique, il se retourna vers Izba et expliqua :
— Ton aïeul avait un don et il sut faire grandement progresser l’art du combat nohyxois. Tu l’as d’ailleurs brillamment prouvé aujourd’hui. Il aurait un jour gagné le tournoi de l’île, malheureusement, les choses ont dégénéré et j’ai dû le bannir. Mais je ne l’ai jamais présenté à Endéval comme un exilé, je leur ai dit que j’envoyais mon meilleur guerrier et c’était bien le cas. Face au problème que représentait le synarchéin, un tel renfort était le bienvenu. C’est pourquoi Karistoplatès et Morshaka s’accordèrent pour armer ce combattant de choix avec des armes d’exception. Ils firent chacun de leur côté forger ces lames par leurs meilleurs artisans dans le but de faire d’Oruga un symbole de leur coopération.
Izba qui ignorait cette partie de l’histoire sentit son cœur s’emplir d’une grande fierté alors que le patriarche continuait ses explications.
— Elles furent réunies à Surya, la ville temple du royaume de Kadama. Là, un coursier devait partir à la rencontre d’Oruga et les lui remettre avant son arrivée sur le front Nord du pays du Haut-Exin. Mais il fut tué par des bandits de grand chemin et les armes furent dérobées. Les soldats étant occupés à la guerre, personne n’avait cru bon de faire escorter des instruments qui ne représentaient pas un trésor à proprement parler. De simples malandrins avaient mis à mal une manœuvre à la portée symbolique exceptionnelle.
— Visiblement patria, elles ont été retrouvées, s’enquit le représentant de Sargonne.
— Effectivement seigneur Grimlid. Je me suis mis en personne à leur recherche dès que j’ai appris la nouvelle et pour être franc elles ne furent pas compliquées à retrouver. Regardez attentivement leurs manches, ils étincellent à la lumière.
— Quelle coquetterie, persifla Archambault, sont-ce là des armes d’apparat ?
— C’est de la poudre de séphir qui a été incrustée, ces armes interagissent avec la matra. C’est grâce à cette interaction que j’ai pu les atteindre. Elles avaient été abandonnées au milieu d’une forêt jouxtant les pays du Haut et de l’Est-Exin. Je suppose que les brigands, lorsqu’ils se sont rendu compte de ce qu’ils avaient entré les mains ont pris peur et s’en sont débarrassées. Je rejoignis donc le front pour les remettre à Oruga. Mais mon périple avait été trop long et à mon arrivée, j’appris qu’il était mort. Je les ai donc gardées depuis, attendant le moment propice où elles pourraient être utiles. Le temps est venu pour ces deux scramasaxes d’accomplir leur destinée et de servir entre les mains du meilleur guerrier de l’île de l’Est pour affronter des temps troublés. Le hasard de l’histoire fait qu’ils seront confiés au descendant de celui pour lequel ils avaient été fabriqués.
— Mais, patria, ces objets ont beaucoup trop de valeur, je n’en suis pas digne, objecta Izba.
— Au contraire, répondit calmement le patriarche, le court du temps s’est embrouillé, il est devenu illisible et puis d’un seul coup tout est redevenu limpide. Les signes ne trompent pas, prend les mon garçon, il ne peut en être autrement.
Le jeune guerrier pris le coffret les mains tremblantes, n’osant même pas toucher le fabuleux armement. Les invités applaudirent et dans les yeux des recruteurs, la lueur d’intérêt pour le Nohyxois devint ardente.
— Merci patria, dit-il avec émotion, c’est étourdissant de passer du fer des marais à de telles œuvres de maîtres.
— Attention tout de même Izba ! avertis Maul. Je sais que tu es issu d’une lignée au tempérament particulièrement combatif. Mais les séphirs ont un grand pouvoir, même en quantité infime et peuvent posséder l’esprit de leur porteur. Endéval et Xamarcas voulaient tirer vers eux le possesseur de ces armes et c’est bien dans ce but que ce matériau a été utilisé. Tu as depuis ta naissance fait preuve d’une détermination sans faille, j’ai confiance en ta capacité à rester toi même et c’est pourquoi je te les remets sans appréhension.
— Bien patria. Je saurais me méfier de moi-même et manierais ces lames avec le respect qui leur est dû.
Ménéryl, comme à son habitude lorsqu’il se trouvait dans une situation nouvelle, avait pendant tout ce temps observé la scène qui se jouait sous ses yeux. Cette cérémonie était un événement où tous jouaient une comédie. La druidesse avait glorifié Izba, mais ne lui avait à aucun moment personnellement adressé la parole et les notables de l’île avaient fait de même. Quel supplice cela devait-être pour eux que d’honorer un vainqueur qu’ils exécraient. Quant aux recruteurs, s’ils étaient plus bavards et sincères dans l’intérêt qu’ils portaient à son ami, ils n’échangèrent pas la moindre parole entre eux. Une tension régnait malgré leur insouciance de façade. Et ce Maul, qui offrait un armement extraordinaire en prétextant des signes évidents qu’il n’avait pas défini. Malheureusement, sa connaissance des mœurs de ce monde était bien trop pauvre pour avoir des certitudes et il garda ses pensées pour lui. Le patriarche, après quelques anecdotes qui agrémentèrent la présentation des Guemminis, laissa le groupe qui s’était formé autour d’Izba et se retourna vers le soigneur.
— Quant à toi Orphith, si j’ai sollicité ta présence ici, c’est parce que j’ai une requête à te formuler.
— Dites mon Maître et j’obéirais.
— C’est plus exactement une mission, il faudrait pour cela que tu te rendes dans l’Empire insulaire de Samorkemish sur l’île d’Ur-Naram.
— L’île de l’empereur Sardan ?
— Oui, et très exactement dans la ville royale de Syrduck, mais tu n’iras pas dans son palais, il faut que tu soigne un vieil ami là bas, que le roi Sardan veut laisser mourir.
— Vous voulez parler de Kéleuce le sage ?
— Lui même.
— Mais c’était un vieil ami de Tanatar, il a bien connu Chunsène, elle serait peut-être plus indiquée pour cette mission.
— C’est ce que je pensais également, mais puisqu’elle est ta femme, je préférais que ce soit toi qui le propose.
— Je lui en parlerai, le fait que Kéleuce ne soit plus soigné est-il en rapport avec la jumalaïa ?
— Je pense oui, j’espère saisir cette occasion pour en apprendre plus.
— Cela peut comporter des risques alors ?
— Oui, c’est ce qui justifie la présence de Domoïos ici, il servira à la protection de Chunsène. Je sais qu’elle aurait sûrement préféré partir avec Izba, mais il va être occupé dans les jours à venir.
Le nohyxois intervint :
— Je dois tout à Orphith et Chunsène, jamais je ne pourrais laisser un autre que moi se charger de ce qui est mon rôle.
Puis il se retourna vers les recruteurs du Thésan et leur dit :
— Pardonnez moi messires recruteurs, je ne pourrais vous suivre, je dois avant tout honorer une dette.
— Je vous accompagnerais, réagi Ménéryl qui n’hésita pas une seconde, moi aussi j’ai le devoir de protéger Chunsène.
Orphith sourit.
— Me voilà rassuré avec une telle garde rapprochée.
Le recruteur d’Ugreterre fit signe à un homme qui se tenait en retrait. Il apporta un parchemin à Izba, en tendit un autre à Ménéryl, puis se retira. L’homme en armure d’antracier dit :
— Je me nomme Godfred, seigneur de l’Othe et du Tillonais, commandant de la garde royale de Trimont, voici des laissez passer valable deux ans. Lorsque vous aurez achevé votre mission, rejoignez Trimont, présentez ces parchemin aux sentinelles, ils vous mèneront à moi.
Une fois de plus l’Ugreterre avait tout prévus et les recruteurs d’Exinie est de Sargonne pris de court, ordonnèrent à leurs écuyers d’écrire en urgence un sauf-conduit pour Izba.
Maul laissa passer la soudaine agitation et annonça :
— J’ai affrété l’Onde Furie, un bateau systagénois conçu pour la vitesse, vous partirez demain, à l’aube.
Il posa ensuite une main sur l’épaule de Ménéryl et l’invita à le suivre à l’écart. Orphith avait rejoint un garde de Sargonne originaire de Maubodrie dans l’espoir d’avoir des nouvelles du pays. Domoïos profita de l’occasion pour se rapprocher d’Izba.
— Félicitation l’aclanide tu t’en es bien tiré et tu as en plus reçu une récompense. Cette pathétique gloriole te donne peut-être l’impression d’avoir atteint ton but, mais pour moi ce combat n’est pas terminé.
— Je doute que l’on se revoie Domoïos, je quitte dès demain cette île et je ne compte pas revenir y vivre un jour.
— C’est bien pour ça que je pars moi aussi pour le Thésan. Cette misérable paix de façade ne durera pas et bientôt les royaumes du continent s’entredéchireront. J’attendrais que tu choisisses ton camp et je serais dans les armées de ton adversaire. Lorsque l’on se retrouvera, nous serons sur un champ de bataille et par Macdiar ! Il n’y aura personne pour nous arrêter. Je te ferais regretter amèrement cette journée.
Izba plongea ses yeux dans ceux de Domoïos qui le toisait et il lui chuchota :
— En vérité, j’ai déjà choisi. Je rejoindrais l’Ugreterre alors l’Exinie me semble tout indiquée pour toi.
L’Héméien eut un sourire féroce. Sans répondre, il lui tourna le dos et partit attraper un imposant morceau de viande dans lequel il mordit à pleines dents. De son côté, Maul questionnait Ménéryl en arborant un sourire mal maîtrisé.
— Votre intervention a été tout à fait spectaculaire. Ce jour n’est pas comme un autre et vous êtes entré dans l’histoire de cette île. Mais je ne vous avais jamais vu auparavant et j’aime à croire que je connais tous les visages de Dacéana. D’où venez-vous jeune homme ?
Ménéryl nourrissait maintenant une grande méfiance vis-à-vis du patriarche et se contenta de lui faire la même réponse qu’à Jien Sohei quelques jours auparavant :
— D’une île.
— A-t-elle un nom ?
— Je ne le connais pas, car on ne me l’a jamais donné.
— Ho ! Voilà qui n’est pas commun. C’est donc ce genre de chose que l’on voit lorsque l’on regarde le détail d’une vie dans un monde chaotique, répondit le patriarche sans que son visage ne laisse paraître le moindre trouble. J’ai beaucoup voyagé et je connais de nombreuses îles dans l’Orbia, peut-être pourriez-vous me décrire l’architecture des bâtiments ?
Pendant que Maul lui parlait, Ménéryl portait régulièrement sa corne à ses lèvres, espérant donner une impression de détachement. Il déglutit avant de répondre :
— J’ai vécu éloigné de la ville, dans une cabane à l’orée d’une forêt. Mais l’île était beaucoup plus montagneuse qu’ici et j’étais situé sur les hauteurs. Je ne voyais pas grand-chose, car la végétation y était luxuriante, mais il y avait deux temples en forme de pyramide qui dépassaient des feuillages et une grande place bordée d’importants édifices. Les constructeurs utilisaient bien plus volontiers la pierre pour leurs constructions qu’en Dacéana, les blocs pouvaient parfois être très imposants et surtout ils étaient taillés.
— Je vois, et vous n’avez absolument aucune idée d’où se trouvait cette île ?
— Aucune !
— Je me rappelle d’un visage. Un nez, au-dessus duquel naissait le dessin d’un bec de condor qui remontait vers le front où il déployait toute l’envergure de ses ailes. C’était un vieil homme au crâne rasé et à la longue barbe fournie, il ne passait pas inaperçu, cela ne vous dit rien ?
Ménéryl sentit un profond émoi le submerger et son visage blêmit, car il connaissait très bien cette description.
— C’est l’homme qui m’a élevé, vous le connaissez ?
— Très mal je l’avoue, ce sont surtout les pyramides qui m’ont mis sur la voie. Je l’ai rencontré une fois. Il a un physique que l’on n’oublie pas. Est-ce votre grand-père ?
— Je ne crois pas, je ne connais même pas son nom.
— C’est un érudit, un personnage qui m’a beaucoup impressionné lorsque je l’ai rencontré. Je comprends mieux que vous soyez si étonnant s’il a été votre tuteur, il a dû vous élever avec soins. Malgré tout, je suis également certain que vous avez aussi su tirer bon nombre de vos qualités de votre propre fond.
Maul posa une main sous son menton et se mit à réfléchir tout haut :
— Quel était son nom déjà ? Cela va me revenir, laissez-moi un instant… Ha ! Oui c’est ça ! Il s’appelait Shaska, cela vous rappelle-t-il quelque chose ?
— Rien du tout, je l’ai toujours appelé professeur.
— J’ai vu bon nombre de réalités déroutantes dans ma vie et pourtant, j’en apprends encore. Ce monde et cette époque sont assurément troublés. En tout cas, vous êtes une bonne personne Ménéryl. Je ne sais quelle histoire étrange est celle de votre enfance, mais je tenais à vous dire que j’ai apprécié ce que vous avez fait pour Izba aujourd’hui. Je vous fais dès à présent citoyen d’honneur de cette île. Sachez que vous y serez toujours le bienvenu.
Puis après un court silence pendant lequel il afficha à nouveau son sourire de convention, il ajouta :
— Pardonnez-moi, mais je dois maintenant vous laisser. Profitez du banquet, festoyez avec nos hôtes, vous l’avez bien mérité. Je vous souhaite bon vent pour demain.
Le patriarche s’inclina respectueusement et se retira. Après quelques pas, il se retourna vers le serviteur à la toge et lui dit :
— Préparez à l’instant le condor d’Addis, je dois envoyer un message vers Kulcan !
Ménéryl, pensif, l’avait regardé s’éloigner. Pendant toute leur conversation, le vieil homme n’avait trahi aucune émotion, mais son discours ne correspondait pas à ce qu’il avait aperçu dans ses yeux au moment de sa victoire sur Mourïos. Le jeune homme partit rejoindre ses amis avec la sensation que Maul en savait plus qu’il n’avait bien voulu le montrer. Il retrouva un Orphith déçu. Il n’avait pas réussi à obtenir de véritables informations sur son pays. Dans un royaume aussi fermé que la Maubodrie, où les dynasties se succédaient dans le sang et où la moindre allégeance pouvait devenir fatale, il n’avait obtenu que de prudents : "Le roi est toujours le même", "Nous avons une reine magnifique", "L’héritier de la couronne se porte bien". Izba était pour sa part tout sourire. Un excès qu’il pratiqua en ce jour exceptionnel, mais dont il ne fit pas coutume par la suite. Les trois compagnons s’attardèrent pour faire bonne chère. Godfred se réjouit du devoir accompli, lorsque les deux jeunes guerriers lui affirmèrent vouloir rejoindre ses armées une fois leur périple terminé. Archambault les avait délaissés à cette annonce pour se lancer dans une longue conversation avec Domoïos. De son côté, Grimlid fit honneur au banquet afin, avait-il dit avec un calme qui ne laissa pas présager de son endurance, de ne point s’être déplacé en vain.
La journée était bien avancée lorsque les trois compagnons quittèrent les réjouissances, le ventre exagérément plein et la tête glissant dans l’ivresse bienveillante. Sur le chemin du retour, ils discutaient un peu plus fort qu’à l’accoutumée.
— Pourquoi l’Ugreterre ? demanda Ménéryl à Izba
— Je te l’ai dit, nos destins sont maintenant liés et ils étaient les seuls à te faire une proposition.
— Mais Sargonne n’aurait pas mieux répondu à tes ambitions ? Je ne veux pas que tu te sacrifies.
— Tu te trompes ! Les armées d’Ugreterre sont excellentes. Et puis rend toi compte Ménéryl ! Tu as été rejeté par la mer il y a six jours venant d’on ne sait où. En plein tournoi de Dacéana et juste avant la finale qui plus est. Si cela n’avait pas été le cas, j’aurais vaincu Domoïos, mais j’aurais quand même perdu le tournoi, parceque clairement personne ne serait descendu dans l’arène comme tu l’as fait. Tu es arrivé entre la vie et la mort et seulement six jours après tu remportes un combat singulier face à l’un des meilleurs guerriers de l’île. Je me suis déshonoré en ne t’empêchant pas de l’affronter alors qu’il y a peu tu utilisais encore une béquille. Je me suis dégoûté de n’avoir eu aucune réaction lorsque tu t’es présenté pour me défendre. J’étais prêt à tout pour ne pas perdre ce tournoi, même à te laisser t’embarquer dans un combat que je considérais inégal. Et pourtant tu l’as vaincu. Par Dacéane et par Macdiar ! Comparé à ce que tu as fait pour moi, je m’abaisserais davantage si j’appelais le fait de te suivre un sacrifice ! Tu n’es pas un homme comme les autres, tu n’es pas venu par hasard, nos destins sont liés et si l’Ugreterre te propose de rejoindre son armée, alors c’est là bas qu’il faut que j’aille.
Puis, ne laissant pas à Ménéryl le temps de répondre, il changea de discussion pour ne pas remuer le couteau dans la plaie de sa honte.
— Et toi Orphith, tu es sûr de vouloir laisser Chunsène se rendre à Ur-Naram ? Tu ne préfères pas y aller toi-même ?
— Tu as battu Domoïos plutôt facilement finalement et regardes dans quel état Ménéryl a mis Mourïos. Chunsène sait se débrouiller et vous êtes des guerriers redoutables, je n’ai aucune crainte.
Orphith rigola franchement puis reprenant son sérieux il ajouta :
— Je pense que la rencontre avec Kéleuce n’est pas seulement d’ordre médical, elle doit aussi être politique. Chunsène le connaît très bien, il fait pratiquement partie de sa famille tant il était proche de son père. D’ailleurs il n’y a aucune chance qu’elle me laisse y aller à sa place. Elle est la personne tout indiquée pour ce travail et je sais que vous veillerez sur elle comme sur la prunelle de vos yeux, j’ai une entière confiance en vous.
— Tu peux compter sur nous, dit Ménéryl qui pour la première fois ressentait poindre l’orgueil de celui sur lequel on compte.
— Merci à vous mes amis d’en avoir fait une priorité, je sais que cela vous oblige à mettre de côté vos ambitions. Tu vois Izba, moi aussi j’ai la faiblesse de ne pas tenter de vous dissuader pour vous laisser accomplir votre destinée. Chunsène est beaucoup trop précieuse pour moi et je n’ai confiance qu’en vous.
— Par Dacéane, cela t’a fait gagner du temps que ne pas essayer ! rétorqua le Nohyxois en souriant.
Le soigneur lui rendit son sourire et dit :
— Je rentre en discuter avec elle, vous venez avec moi ou bien vous restez profiter de la fête ?
— Je vais allez faire un tour chez Mirgae pour lui faire mes adieux, répondit Izba.
— La nourrice qui t’a allaité ? J’ignorais que tu avais gardé contact avec elle.
— Oui, elle est la seule qui ne m’a jamais exclu, mais je restais discret, je ne voulais pas lui attirer des problèmes. Je ne peux partir sans lui dire au revoir.
— Tu as raison, et toi Ménéryl ?
— Je ne connais personne ici et nous partons demain, je ne vois aucun intérêt à me mêler à la foule. Mais j’ai tout de même envie de faire une balade avant de rentrer.
— Comme il te plaira. En tout cas, Izba a raison, ton rétablissement aurait dû prendre des mois, je ne pense pas que nous soyons tout à fait de la même espèce. Si on ajoute à cela la détermination qui fut la tienne aujourd’hui, je ne pense pas que qui que ce soit vient te chercher des problèmes, ils te respectent maintenant. Mais fais tout de même attention, on ne sait jamais. Tu as fait preuve d’un acharnement qui a dû calmer beaucoup d’ardeur, mais qui a peut-être aussi attisé des haines. Le jeune homme se contenta de hocher la tête.
Les trois compagnons se quittèrent et partirent chacun de leur côté. Ménéryl prit la direction du port. Il était enfin seul. Il put se concentrer un peu et réfléchir à ce qui s’était passé dans l’arène. D’où lui était venue cette sensation de toute puissance ? Qui était cet être qu’il était le seul à voir ? Comment une foule, paraissant tout droit sortie du trou où elle aurait dû pourrir, s’était-elle trouvée là à s’agiter avec une hystérie dépassant celle des vivants ? Et surtout, pourquoi tout cela lui avait-il procuré un tel bien-être. À bien y réfléchir, l’être lui était apparu à trois reprises et à chaque fois à l’approche d’un événement salvateur. Il y avait d’abord eu l’arrivée du bateau. Puis son secours par Orphith. Et enfin juste avant sa victoire. Était-il, malgré son apparence, une sorte de protecteur ? Ça ne tenait pas. Si dans l’arène l’être fut à l’origine de son soudain regain d’énergie, était-ce lui qui fit venir Jien Sohei et Orphith ? Ou bien au contraire était-ce leur arrivée qui le fit apparaître ? Peut-être suffisait-il de l’appeler ? Il n’avait même pas de nom ! Le jeune homme s’arrêta dans une ruelle. Il regarda autour de lui pour vérifier qu’il était bien seul et tenta :
— Ho hoooo ! Vous êtes à côté de moi ?
Rien ne se passa.
— Apparais devant moi qui que tu sois ! Je dois te parler.
Mais il n’eut que les bruits lointains de la fête pour toute réponse. Il se sentit idiot et n’insista pas, se demandant si cela ne venait pas de lui. Ménéryl traversa la ville vers le sud. Il voulait voir à quoi ressemblait l’Onde Furie. Son trajet se fit d’abord dans des rues vides qui se remplirent au fur et à mesure qu’il se rapprochait de la clameur. Les Dacéaniens avaient perdu toute retenue en ce jour de célébrations, tout avait l’air permis. Il atteignit une place très animée. Une flûte aux sonorités aiguës jouait des rythmes endiablés accompagnés par une armée de tambours. D’imposants tonneaux avaient été disposés tout autour de la place et crachaient leur liquide mousseux sans jamais s’interrompre. La foule était dense, il y avait des rires, des bousculades, certains étaient montés sur les toits des maisons pour mieux voir, partout l’ivresse était déjà bien installée. Au centre, des femmes se donnaient en spectacle. Elles couraient en tous sens les cheveux ébouriffés, à demi-nue, recouvertes de peaux de bête qui cachait à peine leurs attributs. Couronnées de lierres, elles agitaient un long bâton surmonté d’une pomme de pin, en dansant, en poussant des cris et en chantant la joie de la chasse, de la beuverie et du combat. Elles ne prêtaient plus attention à ce qu’elles faisaient, les hommes et les femmes dans l’assistance hurlaient des encouragements pour qu’elles poursuivent dans cette voie. Ménéryl était hypnotisé par ces chairs tatouées, ces rondeurs, ces parties du corps exposé sans pudeur quand la décence les maintenait habituellement cachées. Ces femmes lui faisaient envie. Une envie puissante, irrépressible et absolue qui lui était jusque-là inconnue. Il eut l’impression de ne plus être maître de lui même, de ne plus contrôler son propre corps. Pris de peur, il fuit précipitamment, bousculant la cohue, cherchant les rues les moins fréquentées pour s’éloigner du tumulte.
Que se passait-il ? Il venait d’affronter un guerrier expérimenté devant une foule hostile sans sourciller et le voilà qui se sauvait, terrifié par une horde de femmes peu vêtues. Les images tournaient dans sa tête, il n’arrivait pas à passer à autre chose. Son esprit était tiraillé entre le besoin de s’enfuir le plus loin possible et l’envie d’y retourner. Sans s’en rendre compte, il arriva en vue du dolmen sous lequel il était passé le jour de son arrivée. Cela le refroidit. Sa blessure au tibia se mit à le lancer. Il avait manqué de bon sens au point de déambuler à toute vitesse avec une blessure à peine soignée. Quel sot ! La détresse de ses premières heures sur l’île de l’Est lui revint soudain à l’esprit. Le monument était vraiment titanesque, il devait bien faire dix pieds de haut et était constitué de trois blocs de pierre noire absolument colossaux. Cette remarquable construction n’avait dû être édifiée que pour rappeler à l’homme son insignifiance. Ménéryl passa sa main dessus, comme pour ressentir la force qui avait manipulé ces rocs. Il se remémora Dacéane et Macdiar, pensa à toutes ces choses qui avaient eu lieu alors qu’il n’était pas né et contempla cette trace laissée par le passé.
— Si seulement tu pouvais me raconter tout ce que tu as vécu, murmura-t-il à la roche.
Son esprit s’égara un instant, puis il se ressaisit. C’était l’avenir qu’il était venu observer aujourd’hui et il avait la forme d’un bateau qui le mènerait vers un horizon d’incertitude. Il reprit donc la route du port, arpentant le chemin qu’il avait pris en se traînant voilà six jours. Que d’évènements s’étaient produits en si peu de temps !
Il déboucha sur le débarcadère où l’oppressante masse d’un bateau sombre faisait planer une atmosphère inquiétante sur le lieu. À sa proue, une imposante tête de mort avait l’air de surveiller le port. Le jeune homme longea le navire sur un quai désert. La sensation de délabrement qui lui était apparue au premier regard n’était en réalité qu’une apparence visant à le rendre plus terrifiant encore. De près, la structure de l’embarcation était sans défaut. Non loin, se trouvait un bateau à la taille plus modeste. À sa poupe était sculpté dans le bois un blason de sinople. Il représentait un tonneau d’or, derrière une épée d’argent, sur laquelle poussait une vigne du même éclat et chargée de trois grappes de raisins pourpres. Au-dessus, était gravé en lettre d’or "L’Onde Furie". Le bateau avait une forme effilée, une allure légère et était muni de deux mâts. À l’avant, une figure de proue représentait un cheval marin. Surmontant une queue de poisson dont le déchaînement de puissance paraissait avoir été soudainement figé dans le bois, son buste brandissait vers l’avant une paire de pattes agressives. De ses yeux émanait l’expression d’une terrible fureur et sa bouche grande ouverte donnait l’impression d’écumer. Quelle allure, quel réalisme, le jeune homme aurait à peine été surpris si la chimère avait pris vie pour se jeter dans l’eau ! Cette embarcation, à n’en pas douter, était faite pour fendre les flots à toute vitesse. Sur le côté, un vieil homme coiffé d’un chapeau en tissu rouge regardait la mer en fumant sa pipe. Remarquant Ménéryl il lui lança :
— Aaaaar dit don toi ! Tu s’rais pas l’jeune ka asticoté l’aut' cul rouge à s’te tournoi de l’île ?
Le jeune homme qui ne l’avait pas remarqué répondit un peu surpris :
— Peut-être, il y a eu pas mal de combats, le mien était anecdotique, je ne sais pas si on parle de la même chose.
— Torche foutre ! Tu parles d’un combat ! Ça s’tait tout aut' chose. Beaucoup plus vulgaire, beaucoup plus sale, beaucoup plus inélégant. Le gonze i y’a mit son bouclier entre les dents comme si k's’était d’la boustifaille. Elles ont sauté forcément. S’tait toi hein ! S’tait toi l’jeune !
— Oui c’était moi, admit Ménéryl.
Le vieil homme lâcha un "aaaarg" avant qu’un fou rire le prenne et le fasse expectorer une glaire qu’il projeta en un pesant crachat vert.
— Aar ! Bravo mon gars, ça t’y a fait la couenne à s’pisse froid, c’est qu’des vaniteux sur s’t’île avec leur art du combat. Alors c’est toi qu’j’embarque d’main !
Le vieil homme lui tendit la main.
J’m’appelle Adybiade, chui l’commandant d’ce navire, c’est moi qui vais t’conduire à Ur-Naram. Avec s’bateau là t’y s’ra en quatre jours mon gars, p’t’êt même trois si l’vent est favorable.
— C’est rapide ?
Le marin éclata à nouveau d’un rire gras.
— Daaaar ! Chiabrena de chiabrena ! Tu connais pas tellement l’monde toi ! C’est au moins à huit cents miles. Les aut’ rafiots i mettent au moins sept jours pour faire la même chose. L’Onde Furie tu verras pas p'us rapide !
Ménéryl regarda autour de lui et troublé par le calme qui régnait sur le lieu demanda :
— Je sais que c’est jour de fête aujourd’hui, mais il n’y a personne qui charge le moindre bateau, c’est normal ?
— Si tu t’inquiètes, pour nous faut vraiment pas mon gars. L’Onde Furie voyage léger, mais l’nécessaire est en cale pour la traversée. Pour les autres y va falloir attendre la nuit, y’a s’maudit bateau pirate qui surveille l’port et y’a personne qu’est tranquille quand y sont là. Y sont v’nu pour l’tournoi, mais avec eux on sait jamais. Tu largues les amarres et l’océan y s’transforme en un véritable coupe-jarret si ces rats d’cale y z'ont vu quekchose d’intéressant. D’ailleurs t’as un d’ses coquins en poupe qui nous surveille d’puis d’t’aleur.
Ménéryl tourna la tête et vit à l’arrière du bateau sombre un personnage qui se tenait immobile et regardait fixement dans leur direction. Il portait un casque d’acier dont la forme et les gravures imitaient une tête de mort. Une pièce de métal entourait l’arrière du crâne d’un large demi-cercle qui assurait une protection aux épaules et au cou. Il était habillé d’un sarouel de couleur pourpre. Au-dessus, son torse était nu, couvert de tatouages élaborés et il portait pour seule protection des bras d’armures qui étincelaient à la lueur du soleil couchant.
— Ceux là c’est les pires, repris le vieux marin. Ce sont des nushitonguis, un peuple de pirates. T’as là la fine fleur d’la canaille l’jeune. Y viennent d’l’est de l’Omne, d’l’aut' côté d’l’Anubie, un archipel du nom de Ton Go Nushi. Y règnent sur les mers et ont des pieds à terre partout dans l’Orbia. Et l’pu bizarre c’est k'leur généralissime c’est une donzelle, une ancienne fille d’bordel qu’il paraît.
— Je vois, marmonna Ménéryl en se retournant vers le marin, le danger est vraiment partout dans ce monde.
— Pour sûr qu’il l’est ! Mais pour d’main y’a pas d’danger, y’a personne qui rattrape l’Onde Furie. Dis-moi mon gars, tu veux dormir sur l’navire ? À la belle étoile ? Y’a pas d’risque tant qu’on est à terre.
— C’est gentil de proposer, mais je suis attendu pour ma dernière nuit ici. Merci commandant Adybiade je dois vous fausser compagnie.
Le vieil homme tira sur sa pipe avant de répondre :
— À d’main p’tit. Ça s’ra p'tête pas formidable pour un gars d’la terre comme toi, ma jambe me fait mal, c’est signe de pluie.
Cette inquiétude fit sourire Ménéryl qui se remémora sa traversée jusqu’en Dacéana. Puis tâchant d’adopter tout de même un air abattu, il hocha la tête et pris le chemin du retour. Ne tenant pas compte du vacarme de la fête qui se rapprochait, il admirait le ciel étoilé et songea que demain, à la même heure, cela serait la seule chose qui lui serait familière.
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